Je ne cesse de m'ébaubir devant les trésors souvent oubliés des premiers temps du cinéma français. Après Gance, après Duvivier, voici pourtant un film formidable, d'une invention et d'une audace folle, réalisé par un Marcel L'Herbier pas avare d'effets novateurs. Le génie formel est pourtant mis au service d'une histoire franchement improbable, qui semble directement extraite d'une de ces images de boîte à sucres de ma mémé, une trame poisseusement mélodramatique et désespérément rubigineuse. Un vieux marin à moitié fou vit reclus de la société des hommes, et on va nous expliquer le pourquoi du comment. Flash-back : après avoir donné naissance à une fille (berk), il voit enfin la venue providentielle d'un fils. Il l'imagine déjà affronter les courants et pêcher des espadons, mais manque de bol : le fils est un vrai taré, qui en plus de sa phobie de la mer, cultive une paresse, une pleutrerie et un goût pour les mauvais coups absolument maladifs. Le fiston ira loin, puisqu'il trahira peu à peu toute sa famille, la plongeant dans la misère, la honte et jusqu'à la mort, pour les beaux yeux d'une pute et le plaisir facile d'une partie de dés avec Gwenn-la-Taupe. Tordage de mains par désespoir, couvent, malédiction paternelle et basse félonie sont au programme de ce grrrrrrand drrrrrrrrrrame qui a pour toile de fond les vastes paysages arides de la Bretagne profonde, ses menhirs, ses conques et ses bières mousseuses.
Oublions cette trame plus marrante qu'autre chose une fois qu'on a compris que L'Herbier ne nous épargnera rien des malheurs de cette damnée famille. Peut-être lui-même pas très convaincu par le fond, il décide de nous offrir une forme qui transcende complètement la chose. L'idée la plus marquante, ce sont les intertitres : le gars a une imagination débordante pour les disposer dans son écran, les rendre dynamiques, partie prenante du déroulé du film, si bien qu'on a l'impression d'un livre d'images où la littérature a autant sa place que l'illustration. En usant de mille stratagèmes (caches, surimpressions, petits volets, fondus enchainés...), L'Herbier organise un véritable spectacle où les mots prennent place concrètement dans les décors. Ça dynamise bougrement le film, qui se suit comme une succession d'images (d'Epinal, mais ça a son charme) plus que comme un véritable film, une suite de tableaux édifiants pour éduquer les masses au sens du travail et au dégoût de la débauche. Mais même dans l'image pure, le cinéaste ne manque pas d'idées : son film, hyper fluide, reste toujours lisible malgré des tentatives de montage parallèle ou de plans en split-screen. La coloration de la pellicule lui permet de varier les décors, et de réussir quelques scènes de foule (la beuverie à l'auberge) vraiment impressionnantes. Totalement maîtrisé, le récit multiplie les personnages et les événements en restant simple et droit. Le lyrisme (parfois poussé jusqu'à l'emphase) est exprimé par de splendides plans sur la mer, dans lesquels L'Herbier place ses acteurs comme face à la nature immense. Un vrai souffle se dégage de tout ça, et on ressort avec des embruns sur le visage et un goût de kouign-aman dans la bouche. Super.
Ce n'est pas parce qu'Anora nous a laissés un tantinet sur notre faim, que l'on va pour autant abandonner totalement l'ami Sean Baker. On le retrouve ici à l'heure de ses premières œuvres (il s'agit ici de son troisième long) réalisées un peu à l'arrache, avec caméra portée brinquebalante, montage à la hache et improvisation de mise. Le résultat, pour peu que l'on ne soit pas sujet au mal de mer, est assez convainquant tant il parvient à nous faire croire à ces personnages constamment sur la corde raide : le héros, Lucky, œuvre comme rabatteur de clients pour un Libanais vendant (dans une arrière-boutique dissimulée) des produits de marque made in China. Lucky est zélé, le Libanais carré, ces deux immigrés récents sur le territoire ricain semblent aussi différents que possibles par leur caractère et leur façon de vivre mais l'appât du gain les rapproche ; une certaine connivence voire complicité (dues sans doute à cette capacité commune d'essayer coûte que coûte de se démerder en terrain hostile) finit même par émerger entre eux. Jusqu'à ce qu'une tuile tombe sur les épaules de Lucky : une ex débarque et lui confie manu militari un bébé pour, dit-elle, deux semaines... Lucky résiste mais se retrouve avec le gamin sur les bras en n'ayant même pas eu le temps de s'enquérir de son prénom... On va donc le suivre désormais dans ses galères entre ce petit boulot illégal à la sauvette, la prise en charge de ce gamin aux grands yeux chocolat (pas si chieur sauf quand il te tapisse ton mur avec sa propre merde : une scène si touchante que même Gols serait alors peut-être tenté par la paternité...), et ses histoires cahin-caha avec sa nouvelle copine quelque peu déroutée par l'arrivée soudaine (et pour combien de temps exactement ?) dudit bambin... D'autant qu'une autre question ne cesse de tarauder Lucky : est-il véritablement le père ?
Baker, avec son filmage tout en énergie et ce jeu d'un naturel confondant de l'ensemble de sa troupe (improvisation ne rimant pas forcément avec absence totale de cadre et de direction), nous fait croire à cette histoire de paternité forcée : les galères, forcément, s'accumulent (Lucky totalement paniqué dès qu'il s'agit de s'occuper du bambin ; le vol dont il est victime et qui le laisse sur la paille ; une mère aux abonnés absents et une copine de plus en plus saoulée par la situation ; la menace constante de l'arrivée des flics dans le magasin de son boss ; un boss de plus en plus nerveux car venant lui-même de se faire lourder par sa jeune Américaine délurée...) mais Lucky, touché quoiqu'il en dise par la présence déroutante de ce gamin, de s'interroger de plus en plus sur la suite à donner à ce petit "cadeau empoisonné" tombé du ciel ; seul un test ADN pourrait le renseigner et Lucky d'être de plus en plus tenté de franchir le pas... Baker, déjà assez fort à cette époque dans les scènes hystériques (les véritables affrontements entre nos deux mâles et leurs diverses donzelles), malgré ce découpage des scènes parfois lui-même un peu foutraque, réussit à nous toucher par cette relation étrange qui se tisse entre Lucky et son boss mais surtout entre Lucky et ce gamin tour à tour sage comme une image ou éructant comme un beau diable ; c'est un filmage qui n'est certes pas de tout repos mais on est pris dans cet incroyable tourbillon de vie de Broadway (côté commerce de bas étage) et ces relations humaines terriblement chaotiques. Une bonne pâte/patte, tout de même, ce Baker.
"Car dans le monde dans lequel il vivait, le réel et l'irréel se mélangeaient tout naturellement et il décrivait les choses telles qu'il les voyait."
"Je me suis dit alors qu'il y avait sans doute plus d'une réalité."
Quarante après avoir écrit une nouvelle sur la même base (nouvelle inédite en français), Murakami, comme il nous l'explique gentiment en postface, décide d'y revenir et de la développer dans ce long "roman poétique" ; je mets des guillemets de "connivence" ici car quand on commence à parler de "poésie" chez Murakami, c'est le plus souvent synonyme de voyages dans un espace-temps déréglé, de va-et-vient entre monde imaginaire et réalité : cela a donné des romans que j'affectionne (La Fin des Temps, tout particulièrement), d'autres qui ont parfois un peu trop des allures de longs pensums un peu trop délayés ; on est ici malheureusement dans le deuxième cas ; peut-être a-t-on l'impression d'un certain "déjà vu, déjà lu" dans ce livre qui nous fait pénétrer mollement dans cette cité forteresse "imaginée" par nos deux jeunes héros ; des amours non consommées entre deux jeunes gens, un vague et peu passionnant monde imaginaire où vivent des licornes (putain, des licornes...) et où l'on déchiffre les rêves (serait-on dans une vague métaphore de la création littéraire ? Je vous laisse user de votre perspicacité), une bibliothèque perdue au milieu de nulle part que notre personnage principal dirige tout aussi mollement et avec autant d'engouement qu'un éléphant dressé à tirer des troncs d'arbre, un autre amour impossible et d'un platonisme gnangnan (l'érotisme chez Murakami : "sa main remonta le long de sa cuisse"... oups, je crois qu'il vaut mieux s'arrêter là, on frôle déjà la pornographie), une figure de sage tutélaire dans le rôle de l'incontournable fantôme, une figure de gamin lecteur un peu perdu que l'on initie... Voici quelques-unes des pistes principales dont il est question ici et qui s'avèrent tout aussi peu passionnantes les unes que les autres... Alors oui, certes, Murakami, avec son goût pour les énigmes, avec ses petits jeux sur "les ombres", parvient bon an mal an à nous tenir éveillé mais avouons aussi que les rebondissements et les "clés" de ces énigmes s'avèrent généralement aussi surprenantes qu'une énième trahison du PS. Je ne dis pas, hein, qu'on ne prend aucun plaisir à se laisser porter par cette mignonne prose de l'écrivain japonais avec ses sempiternelles comparaisons climatiques, mais on est loin d'être pris à la gorge comme dans le fabuleux (pour n'en citer qu'un) Chroniques de l'oiseau à ressort ; on a franchement l'impression ici que Murakami, peu inspiré au niveau de la trame, se contente de surfer sur son talent, en se reposant sur ses absences de frontières entre réalité et fiction ; c'est malheureusement un peu lassant et cela ne mène pas à grand-chose. Peut-on encore espérer un ultime chef-d’œuvre avant le grand saut ? J'avoue, mes chers amis, que je finis par en douter...
Vous avez face à vous un non-échenozien de base, qui a toujours trouvé ses livres au mieux pas mal, au pire superficiels. Je m'accroche pourtant, et vois dans cet opus 2025 le retour de l'écrivain que j'aime plutôt bien : Bristol est plaisant, développant un humour bon-enfant très agréable et nous perdant dans sa trame improbable avec un vrai bonheur. Echenoz nous propose un jeu de l'esprit, une récréation sans grande envergure mais avec une vraie ambition littéraire, un de ces divertissements grand crin comme a pu le créer un Chevillard par exemple (auquel on pense souvent dans son maniement de la langue savante et dans sa tournure d'esprit absurde). Le roman pose une situation à la première phrase (un homme sort de chez lui au moment précis où un corps vient s'écraser à côté de lui), puis tire sur le fil, presque au hasard dirait-on, presque en improvisant, en regardant l'histoire se dérouler sans intervention de l'auteur, regardant où nous entraine ce postulat de départ. Un peu à la manière d'un "Et si...?" : et si notre homme était un cinéaste ? et s'il allait tourner en Afrique ? et si le tournage devenait un cauchemar ? et si... ? Echenoz laisse en quelque sorte la trame le prendre de court, le surprendre, nous emmenant assez loin dans le "marabout-bout de ficelle".
C'est en tout cas tout le talent de cet auteur que de nous faire croire à l'absence de main-mise de l'écrivain sur sa création. Difficile de prévoir ce qui va advenir trois phrases plus loin. Très agréablement, le roman est sans arrêt surprenant, renouant avec un plaisir de la trame, du feuilleton presque alors même qu'on est dans une histoire complètement absurde aux enjeux sans importance. Bien sûr, tout cela n'est qu'un leurre : on sent derrière le jeu une totale maîtrise de l'outil littéraire. La trame n'est effectivement pas importante du tout (difficile d'ailleurs de la résumer) : seul compte le style, la façon habile qu'a Echenoz de nous égarer dans des phrases sophistiquées, au vocabulaire riche (j'ajoute le beau "rubigineux" à mon vocabulaire), à l'érudition taquine. Ce côté savant n'enlève rien à la fluidité du roman, qui se lit très vite, très facilement. Et un sourire au coin des lèvres devant ces petites inventions, cette façon de tirer une idée jusqu'au bout pour savoir ce qu'elle va devenir, devant surtout ce petit personnage à la Sempé très joliment dessiné. Satisfecit.
Remarquable, remarquable en tout point. Voilà bien longtemps que je n'avais pas été aussi séduit par le gars Pedro. Moi qui, fan des premiers trucs un peu foutraques du sieur, lui reprochais sempiternellement une sorte de "classicisme" un peu mou, je ressors de ce film sur... la fin de vie, absolument emballé, prêt à m'envoyer une petite pilule pour - ah ben, non, ce serait un peu sot pour le coup. Deux actrices en état de grâce (la Swinton m'exaspère un peu parfois mais elle est là simplement sobre et juste ; Julian Moore est comme toujours radieuse et d'une finesse de jeu absolue) + un acteur au taquet (Turturro is back et d'une noirceur époustouflante) : le trio est filmé au plus près, leur visage envahit souvent l'écran et l'on est pris du début à la fin par leurs tourments, leurs doutes, leur intensité, leurs choix, leurs convictions.
Almodovar soigne, me direz-vous comme d'habitude, sa musique et son esthétisme, mais il y a ici une telle évidence de "bon goût" que l'on est proprement bluffé dès la première image, dès la première note. Alberto Iglesias signe une partition redoutable qui flirte parfois, étonnamment, avec le film noir, le film à suspense : chaque fois qu'il est question de cette petite pilule fatale, de la mort potentielle de cette héroïne touchée par le cancer (Swinton), l'accompagnement musical s'emballe et nous met dans un subit état de trouble - il s'agit en un sens d'un choix étonnant (puisque la "tueuse" ne décide d'assassiner... qu'elle-même) mais qui se révèle parfaitement adapté tant il nous plonge dans un stress évident, tant il nous fait ressentir les palpitations de la Moore (qui est censée accompagner Swinton jusqu'au moment crucial), tant il insuffle un certain malaise dans cette atmosphère pourtant généralement si zen. Quant aux choix de la couleur des vêtements ou des éléments du décor (ce vert et ce rouge notamment qui collent aux deux héroïnes), il est tout autant réussi tant il donne à nos deux personnages une véritable "unité", à ces deux caractères bien trempés une certaine "homogénéité" - chacune suit jusqu'au bout ses choix, semble vouloir les assumer pleinement.
Almodovar distille comme toujours des petites références picturales ou cinématographiques de choix, et on peut admirer ici aussi bien le clin d’œil à Edward Hopper (à l'un de ses tableaux en particulier mais aussi lors d'une scène (finale) qui semble avoir été éclairée, que dis-je, peinte par lui), que celui à Buster Keaton qui insuffle dans un parfait timing une touche de burlesque et drôlerie lors d'un moment suspendu, ou encore, bien sûr, à The Dead, les mots de Joyce ou le film de Huston venant superbement enrober le film d'une touche de légèreté... et d'éternité. On se prend au jeu, franchement, de bout en bout, alors même que la thématique ici est loin d'être olé olé ; si Almodovar, par le biais du personnage de Turturro fait quelque peu sonner les trompettes de notre civilisation, il prouve aussi, par ce film, que cette décision (celle de mettre fin à sa propre vie) jugée par la plupart des pays comme étant encore hors-la-loi, est une décision qui doit être perçue avec... humanité. Son film, résolument à fleur de peau, parvenant comme jamais à filmer des personnages "fantomatiques", est rempli comme un œuf de vie, d'humanisme, jusqu'au dernier souffle, jusqu'au dernier geste. Une année qui commence résolument en trombe et sous les meilleurs auspices : si l'on se met déjà à chavirer comme des petits flocons de neige devant les œuvres de Pedro, comment va-t-on finir l'année ? Sublime écrin, franchement mortel. (Shang - 14/01/25)
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Et voilà : mi-janvier, et on est déjà pas d'accord. Non pas que je n'ai pas aimé La Chambre d'à côté, notez bien. Mais je crois qu'Almodovar est définitivement plus un poète méditerranéen qu’américain : son changement de continent lui convient mal, et son cinéma se fait un peu lourdaud, un peu sérieux, un peu marmoréen, quand on attend de ses films une chaleur, une énergie typiquement ibèrique. Ici, on regarde s'agiter ces personnages comme des poissons dans un aqsuarium, ce que confirment les nombreux plans des comédiennes pris derrière des vitres. C'est froid comme la mort, un peu dénué de sentiments, cérébral et calculé mais sans chaleur. Tilda Swinton, et surtout Julianne Moore, s'adaptent mal au style almodovarien : trop américaines dans leur jeu, elles soulignent les intentions, alors même que le scénario (adapté du magnifique et autrement plus subtil roman de Nunez) hurle à la finesse, à la mesure. Elles sont très bien, hein, mais disons qu'elles jouent dans un film de Todd Haynes, alors qu'on est face à un Almodovar. Un peu perdu dans cette nouvelle culture sûrement, le cinéaste écrit un scénario un peu appuyé, qui répète les informations trois fois de peur que le public américain ne comprenne pas : on a compris par exemple à la première allusion les rapports de cette histoire avec la nouvelle de Joyce, The Dead ; mais le truc nous est répété trois fois, en long en large et en travers. La deuxième fois on tique, la troisième on se vexe : ça va, on a compris. Ailleurs, on a capté que l'homme que rencontre Swinton en Irak a eu une relation avec son pote journaliste ; pourquoi nous la redire une fois de retour dans l'avion ? Cette première partie en flash-back est d'ailleurs bien inutile, et le film aurait gagné à être resserré, non seulement de cette partie, mais aussi du dernier quart d'heure, qui se perd dans un polar exsangue et anachronique, puis dans une résolution pas géniale avec la fille de Swinton. Bref, Almodovar manque de finesse dans l'écriture, et ses comédiennes, comme son musicien, le suivent dans cette voie : j'ai un peu tiqué devant cette musique omniprésente d'Iglesias. Je n'ai pas remarqué le petit coup de la musique de thriller relevé par Shang, mais j'ai bien vu ses clins d’œil appuyés du côté du grand mélodrame qu'est pour le coup In the Mood for love, et ça m'a semblé un brin racoleur.
Il y a pourtant un aspect qui reste génial dans ce film comme dans les autres de cet auteur : la mise en scène. Elle est en effet parfaite, avec ces costumes incroyables, tout en couleurs primaires audacieuses, que porte Swinton ; dans l'utilisation des couleurs franches des accessoires (les deux transats qui, rapprochés à la fin, deviennent comme des panneaux à la Warhol) ; dans cette radicalité du champ-contre-champ, qui transcende l'aspect bavard du film et le dope d'une énergie étonnante ; dans l'utilisation du décor naturel (cette forêt qui borde la villa hyper-américaine et très belle) ; dans les quelques audaces qui viennent réveiller l’œil (impressionnant premier plan par exemple). De ce côté-là, on reconnait la grandeur du cinéaste, qui parvient à conserver son style même dans un autre cinéma que le sien. Et puis, il y a Turturo, effectivement génial, second rôle capital ici, sorte d'ami bienveillant, toujours amoureux de ces deux femmes qu'il a aimées jadis : là, ok, voilà de la sobriété comme on l'aime. Pour tout ça, je reconnais qu'on passe un bon moment avec ce film ; mais je préfère définitivement les films espagnols du maître, plus incarnés, plus chaleureux, plus habités que cet objet chirurgical qui m'a laissé froid. (Gols - 17/01/25)
S'il ne doit rester qu'un film de David Lynch, ce serait finalement sans doute celui-là. Et pourquoi donc ? Pour la bonne et simple raison qu'à revoir la chose des années après l'avoir vu... avec ce bon Gols au cinoche (une reprise, n'exagérons rien, nous n'avons pas biberonné ensemble), on se dit qu'il y a ici toute la matrix de l'imagination délirante de Lynch. A revoir Eraserhead aujourd’hui, on se dit finalement que "tout s'éclaire" non seulement dans son (ultime ?) chef d'œuvre, Twin Peaks le Retour (il y est déjà question d'un homme démiurge, de coup de grisou d'électricité aux moments clé, de sol aux motifs triangulaires...) mais aussi dans Blue Velvet (la troublante femme derrière la porte, sujette à tous les désirs, tous les fantasmes...) ou encore dans Mullholland Drive (le rêve déjanté, la scène - tenue ici non pas par un chanteur d'opéra mais une femme aux joues rotondes - comme échappatoire). Bref, on ne comprend pas toujours la logique complète des enchaînements (soyons honnête), mais on retrouve indéniablement les diverses connexions neuronales cinématographiques du père Lynch.
Eraserhead quesako ? Bah, pour faire simple, on pourrait dire que c’est THE film qui ne donne pas envie 1) de se marier 2) d'avoir un gosse. Notre pauvre Jack Nance erre dans cette ville sordide ; son ex le recontacte, lui file un bébé à tête de fœtus de lapin sur les bras, se barre. Démerde-toi Jack ! Jack en chie comme une pendule pour s'occuper de cet être gluant hurleur et malade (on est dans le baby blues le plus suicidaire du monde) et a la bonne idée de s'endormir pour échapper à cette chose... Liaison adultérine (fantasmée ? Oui, sans doute) avec la femme d'à côté, esprit vaquant derrière le radiateur à la recherche d'une chanteuse guère accorte mais à la voix paradisiaque et délire total (la peur de se voir un jour remplacé par la progéniture et éradiquer de cette terre ?) en s'imaginant perdre la tête, tête alors transformée en gomme pour crayon à papier (oui, je comprends qu'ici certains froncent les sourcils - merde c'est du Lynch, pas de la petite gnôle). Ce pauvre Jack Nance est à la torture auprès de cette belle-famille horrible (la grand-mère qui sert uniquement de "remueuse à salade" - je peine toujours à m'en remettre ; le père au sourire figé vaut également son pesant de pop-corn), à la torture auprès de sa "compagne" (peu patiente), à la torture auprès de ce gosse aux allures d'alien, suintant de toute part. Alors oui, après, l'esprit s'égare forcément, amoureusement (la voisine prostipute), artistiquement (la chanteuse hamster), créativement (le crayon à papier avé la gomme), sexuellement (cette pluie d'embryons tendrait tout de même à faire croire qu'il vaut mieux réfléchir à deux fois avant d'éjaculer - interprétation toute personnelle, j’en conviens, un peu comme le reste).
Il y a donc ce fond sur lequel on n'a pas toujours la main (on peut le revoir trente fois, on ne verra jamais la même chose, selon l'humeur, selon les connexions lynchéennes que l'on veut bien faire avec le reste de son œuvre) mais surtout cette forme qui vous broie, vous piège, vous tient pendant 90 minutes dans une sorte d'apnée. Le travail sur le fond sonore (un classique du genre) y est pour beaucoup (vous sortez de la salle, vous êtes bon pour deux mois d'acouphènes) mais il y a aussi ce travail sur l'image, sur les cadres (la façon de filmer les intérieurs), sur les effets spéciaux (ce lapin mort-né fout franchement les jetons) qui participe pour beaucoup à cette impression anxiogène. Jack Nance et son regard figé, Jack Nance et sa coiffure simpsonnesque atroce, Jack Nance et sa démarche syncopée dans cette ville grisâtre et merdique ont également leur petit rôle à jouer dans cette impression terriblement hypnotique que laisse ce film. Ces 90 minutes passent comme un souffle et l'on se réveille soudainement tout surpris de retrouver un monde en couleurs et encore vivant autour du soi. Un objet cinématographique (et eugénique...) qui gardera à jamais son aspect halluciné, démoniaque, sombrement terrifiant – avec des éclairs de lumière. A revoir et revoir. (Shang - 10/12/19)
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Il fallait bien qu'un jour Lynch passe l'arme à gauche, c'est chose faite, et toute l'équipe de Shangols s'habille de noir à l'occasion. J'en ai profité pour revoir ce fondement de notre relation amicalo-cinéphile : souvenir ému d'une projection hallucinée avec Shang alors que nous étions encore puceaux (ou pas loin). Bref, Eraserhead : on dirait le film directement branché sur nos cauchemars collectifs. Lynch fabrique, en même temps que son propre style, une imagerie monstrueuse, traumatique, dont on sent bien, dès ce premier long-métrage, qu'elle va nous accompagner longtemps, dans notre vie éveillée comme dans nos rêves. Tout Lynch, effectivement, est déjà là-dedans, de l'arbre rachitique planté dans la terre jusqu'au drapé et au carrelage biscornu, du son continu (soufflerie ? tuyau ?) au monstre torve, de la scène de théâtre au monde parallèle, du noir et blanc crasseux à l'expressionnisme glacé. Il y ajoute pour cette fois une touche de surréalisme sûrement emprunté aux premiers Buñuel, une attirance certaine pour le film d'horreur (c'en est un, finalement), et pas mal de concepts freudiens revus par le cerveau biaisé de ce doux-dingue. Le résultat est impressionnant : même si ça reste constamment drôle (mais qu'est-ce que c'est que cet humour monstrueux, gore ?), le film déploie une série de fantasmes morbides parfaitement repoussants et traumatisants. Il y a quelque chose de burlesque, de keatonien, dans cette petite silhouette paumée au milieu de décors trop grands, dans cet homme nul confronté aux affres de la famille (parents barrés, enfant envahissant, femme dépressive (et je vous jure que voir cette dernière au pied du lit, secouant le sommier dans un geste dément, vous donne des frissons dans le dos)), complètement dépassé par son rôle de père. Lynch aime jouer avec la farce macabre, comme dans cette scène de découpage du poulet ou dans cette rencontre surréaliste avec les parents. Il aime aussi teinter son film d'érotisme, avec cette mère un peu trop pressante, ou cette voisine fatale. Mais il aime surtout les images affreuses, tordues, bizarres : une tête éjectée qui devient une gomme, un homme plein de... croûtes (?) qui semble attendre sur une planète isolée, une femme aux joues déformées qui chante "In heaven, everything is fine", un bébé immonde (son cri revient fréquemment dans mes cauchemars), et tout un carnaval diabolique de fantasmes dévoyés et de pulsions crades. On suit hébété, sans décrocher une seconde, ce défilé d'images qui rentrent immédiatement dans notre cortex le plus refoulé, et on ressort sonné de la chose. Lynch a réussi à faire entrer l'expérimental pur dans le film d'horreur, voilà du génie ou je ne m'y connais pas. (Gols - 17/01/25)
On l'aime, notre Wojciech, sur ce blog, on ne peut pas dire. Mais il nous manquait encore à voir son œuvre la plus célèbre. Voici donc La Clepsydre, long et douloureux voyage dans les méandres du monde zarbi de Has, film d'une exigence redoutable, qui est à Un p'tit truc en plus ce que le roquefort est à la Ligue 1. Pour tout dire, je dois bien avouer que je me suis ardemment fait chier devant cet objet abstrait et d'un autre âge. Avant de me faire conspuer dans les commentaires, je vous préviens : il ne faudra pas compter sur moi pour vous faire une brillante critique d'un film certainement génial mais qui m'est passé à 30 kilomètres à côté. Tentons quand même d'en dégager quelques éléments : il s'agit d'une tentative poétique de décrire le cheminement d'un homme à travers le fatras de sa conscience, de la conscience collective, de l'Histoire, de ses fantasmes, de son passé, de sa psyché. En gros, un type débarque d'un train et arrive dans un sanatorium délabré et mystérieux. Là on lui apprend que le temps ne se déroule pas de la même façon ici qu'ailleurs. La preuve : il peut dialoguer avec son père, mort depuis longtemps, retourner à l'état de petit garçon le temps d'une rencontre avec sa mère, ou traverser les siècles en poussant juste une porte. Ce vertige temporel se double bientôt de quantités d'autres faits troublants, comme la rencontre avec son double. On comprend peu à peu que ce sanatorium a tout d'une chambre à rêves, où tout ce qui fait la vie du héros (et celle de Has, par la même occasion) se croise dans un joyeux bordel, sous une forme muséale aux décors impressionnants, une mythologie qui a à voir avec la cabalistique, le mysticisme, la poésie, le cinéma, la littérature, l'histoire etc.
Rien à dire : Has est plus que présent dans ce film, où il semble s'impliquer comme jamais. Très longs et complexes plans qui brassent les décors avec majesté, bric-à-brac insensé de choses, de personnages, de vestiges ou d'objets, correspondances audacieuses entre les motifs, plans opératiques à la musique ample, humour tout à fait européen de l'est, subtile mise en abîme entre fiction et réalité, puissance du fond... Non, vraiment c'est du bon boulot, et l’œil est plus que rassasié par ce cinéma qui prend son public au sérieux. On songe à tous ces cinéastes-démiurges, les Angelopoulos, les Wenders, qui ont les moyens de leurs ambitions et qui ne se privent de rien. Le projet d'adapter des nouvelles de l'auteur (pas simple) Bruno Schulz ne manque pas d'audace, et le film est réussi dans sa volonté de donner une représentation à la poésie et à l'abstraction. Mais on s'ennuie plus que de raison devant ces délires oniriques qui échappent à notre raison. On sent bien que tout ça doit avoir à faire avec une allégorie de quelque chose, mais de quoi donc ? Trop symbolique sûrement, le film nous perd dans ses références, et si vous n'êtes pas au jus des représentations cabalistiques de la Galicie des années 30, vous risquez d'être aussi paumés que moi.
La Rosetta 2024 a des ongles de 10cm et des seins refaits. C'est le triste constat qu'on fait en voyant le film d'Agathe Riedinger, qui a en gros les mêmes ambitions que Dardenne : rendre compte de la difficulté de vivre d'une adolescente dans un milieu qui ne la comprend pas, faire du cinéma social et politique "dans l'urgence". Cette filiation est quelque peu inattendue vu le contexte dans lequel se déploie la trame de Diamant brut : Liane, jeune cagole fonceuse, têtue, malheureuse et colérique, n'a qu'un rêve : devenir une star de la télé-réalité. Avec ces milliers de followers sur son tiktok, avec ses vêtements Gucci, avec sa collection de talons-aiguille à rubis, avec ses heures passées à se maquiller, son plan de bataille est bien en place : elle est prête à tout, strictement tout, pour passer à la télé dans une de ses émissions fétiches à bases de clashs et de drague. Ca tombe bien : elle vient d'être repérée par un boîte de prod pour figurer peut-être dans la prochaine saison de "Miracle Island". En attendant la confirmation (ou non) de son rêve, on va passer quelques heures en sa compagnie, entre une mère déprimée et jalouse, une petite sœur admirative, une poignée de copines bien biatchs, et un petit mec qui lui court désespérément après.
Liane n'est pas facile à suivre, en vrai ado d'aujourd'hui : impulsive, impatiente, superficielle et tout en nerfs, elle fait de ses journées un enfer total pour tout le monde, y compris elle-même. Riedinger tente de la suivre caméra à l'épaule la plupart du temps, et de rendre compte de la complexité du personnage en même temps que de celle de cette époque toute en surface, en appât du gain, en soif de reconnaissance, en renommée warholienne. On pourrait adopter une posture morale par rapport à tout ça, juger de haut cette jeunesse décervelée, mue seulement par le nombre de followers et par l'apparence (le corps de Liane est tout entier recouvert d'apparats, et il faut fouiller pour trouver derrière le fond de teint, les faux cils et les robes moulantes à paillettes un petit cœur qui bat). C'est l'erreur à ne pas commettre, et Reidinger ne la commet pas : sans hauteur, sans regard adulte, sans jugement, son film rend très bien la profondeur de ce personnage, son mal-être, son énergie. Peu à peu Liane se révèle, peut-être par la force de l'amour, peut-être parce que le film enregistre aussi un murissement, une émancipation. On finit par trouver touchante cette marionnette de la société actuelle, par comprendre son désir d'être aimée, même mal. Si le film n'est pas parfait, c'est qu'il tombe souvent dans des scènes too much (la tentation de la prostitution, l'audition pour l'émission de télé) ; au niveau du portrait psychologique et social, il est juste et beau. Il y a même une certaine magie dans quelques détails (la nana qui se maquille comme elle se ferait une peinture de guerre, les très belles dernières scènes, le retour à l'enfance le temps d'une séquence de danse avec sa sœur, une maison en travaux comme avenir possible). Un premier film habité, qui manque peut-être un peu de personnalité à la réalisation, mais réussi.
Toujours un plaisir de revoir un de ces vieux classiques de l'épouvante, surtout quand celui-ci se teinte, en plus de son côté fun et spectaculaire, d'un fond sentimental inattendu. Voici donc la première apparition du gros singe poilu devant les yeux effarés du spectateur, et, ça va de soi, la meilleure, tant il est prouvé que les premières fois sont toujours merveilleuses. Cooper et Schoedask inventent devant nous un mythe, un des seuls issus directement du cinéma (même si le film semble s'inspirer de quelques bouquins d'aventure de l'époque, Jules Verne entre autres). Et on sent qu'ils sentent qu'il y a là un truc important qui se joue : leur façon de retenir le plus longtemps possible l'entrée de Kong sur scène, faisant mine de faire monter le dangers d'ailleurs (une sombre peuplade africaine, voire une certaine prédation masculine qui s’organise autour de la gironde Fay Wray) est très habile, et permet de faire trépigner sur son siège en attendant The Beast. Et quand elle arrive, mazette, on est pas déçu : il y a assurément du génie dans la façon d'animer ce bout de pâte à modeler pour le rendre aussi vivant et effrayant. Les effets spéciaux sont spectaculaires, même si on oublie le fameux "pour l'époque" : à partir du moment où Kong est arrivé, c'est un véritable festival d'inventions. Kong qui se marave avec un dinosaure, Kong qui lutte contre un serpent ça-comme, Kong en bisbille avec un oiseau préhistorique aux dents acérées, les réalisateurs n'ont pas peur de surenchérir dans le feu d'artifice, et ils ont bien raison. Incroyable comme ils arrivent à rendre crédibles les choses, comment on adhère à cette histoire un peu con de gorille géant qui s'éprend d'une blonde hollywoodienne jusqu'au sacrifice.
Car c'est bien sûr le fond de la chose : King Kong, c'est la passion (non réciproque) de la Bête pour la Belle. Kong est un monstre dangereux certes, mais il donnerait tout pour protéger sa poupée. Son visage rigolard et bienveillant quand il est pris en gros plan dément d'ailleurs son corps effrayant et ses gestes de psychopathe. La plus belle partie est bien sûr la dernière, celle où notre pauvre bête est amenée à New-York. La monstruosité change de camp, les hommes deviennent plus détestables que le gorille, et la fuite désespérée de Kong le long des rues et des façades d’immeubles, malgré son aspect létal pour les gens qu'il croise, a tout du geste d'amoureux total. Il emmène sa belle au sommet de l'Empire State Building comme d'autres les emmènent au 7ème ciel, usant de gestes d'une douceur effarante pour mettre la blonde vagissante à l'abri du danger. Comme le dit la dernière réplique du film, on ne sait pas trop qui des deux a dompté l'autre au final, et cette plus-value romantique chelou fait beaucoup pour le charme de cette intrigue : transformer un cauchemar en situation amoureuse. On ira pas jusqu'à qualifier le film d'érotique, mais il y a quelque chose de troublant à voir Fay se débattre à moitié dévêtue dans l'énorme main de Kong et parvenir à le faire obéir au doigt et à l’œil. Mais il y a à travers ce film quelque chose à aller chercher dans le fond de nos psychés, une terreur ancestrale en même temps qu'un appel de la sauvagerie (sexe, violence, liberté) : King Kong acquiert ainsi une très jolie poésie, et un trouble très agréable en plus du grand plaisir du divertissement.
A défaut de savoir écrire, Rugna sait au moins filmer, et réalise un petit film d'horreur qui, de ce point de vue-là, marque quelques points en terme d'images traumatiques et d'effets visuels forts. A peu près dépourvu de jump-scare, ce qui ne peut qu'être gage de qualité, le film égrène quelques séquences très impressionnantes par leur brutalité, par leur surprise : un chien qui traine une fillette par la tête, une petite fille qui frappe à coups de marteau le crâne d'une vieille dame, une voiture qui défonce un corps, un suicide à la hache (...), une femme qui mange le cerveau de son enfant tout en marchant hébétée, un gosse qui recrache des paquets de cheveux appartenant à sa grand-mère... Que du plan bien dégueu, filmé avec un art consommé de l'horreur et du "cauchemar éveillé". Ces plans arrivent souvent sans qu'on les ait vus venir, ajoutant encore à leur brutalité, et on se dit que Rugna a bien compris les ressorts des images qui vous restent en tête. When Evil Lurks a ce mérite-là, celui d'apporter de nouvelles images fantasmatiques à votre cerveau déjà saturé de gore, et mérite le détour rien que pour ça.
Il faudra d'ailleurs sans doute s'arrêter là pour les qualités. Pour tout le reste, le film est assez chiant, très répétitif, mal construit. On suit les déboires de deux paysans dont le hameau est frappé de malheur : un mystérieux virus, qui tient de la possession démoniaque, signale sa présence chez un voisin, littéralement rongé par le Mal. Les deux bougres tentent d'éloigner le danger, et ne font que l'empirer : dès lors, leur famille même est gagné par le virus, qui a la fâcheuse particularité de transformer ses victimes en tueurs sanguinaires et sans pitié. Passé la première demi-heure, impressionnante et frontale, le film ne sait plus quoi raconter, revient sur ses pas, se perd dans un ésotérisme de pacotille et dans trop de sérieux. Les scènes fortes surviennent toujours à intervalle régulier, c'est ce qui nous empêche de zapper ; mais on se contrefout très vite de ce qui se passe, se contentant d'admirer les pics d'horreur. Pas très bien joués, les personnages perdent notre adhésion, et on n'a pas peur pour eux. Bref, il eût fallu que Rugna paye un scénariste et un directeur d'acteurs, et son film aurait été parfait. (Gols 12/01/24)
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Il fut un temps béni où, lorsqu'on était possédé par le diable, on tournait la tête à 360 degrés, on hurlait un brin pour la forme, on se faisait exorciser avec deux trois prières (Au nom du père, cesse tes conneries, sinon l'abbé Pierre viendra te visiter cette nuit...) et on arrêtait de faire chier le village avec cette hystérie individuelle. Maintenant, forcément, on fait dans la surenchère : le type possédé par le diable pèse trois tonnes, suppure du pus vert par tous les pores (un régime exclusif de viande de bœuf argentine ? Cela fait en effet réfléchir...) et, si tu n'utilises pas un outil ancestral pour l'exorciser (une putain de machine avec trois mille bidules à assembler !), tu es maudit pour douze générations ; Rugna, en effet, édicte sept règles (!!!!) qu'il faut respecter absolument (ne pas s'approcher des animaux, ne pas utiliser de lumière électrique, ne pas voter RN...) pour éloigner à jamais le diable... Comme ce sont deux frères complétement cons qui doivent gérer ladite présence du diable, on se doute bien que tout cela risque de partir en fenouil... Je ne vais pas totalement renier ici mon camarade spécialiste en film d'horreur et avouerais en cœur avec lui : oui, ce couple qui, après avoir flingué ce pauvre bouc, meurt sous les coups de hache est en soi des plus surprenants - la femme qui tranche la tronche de son mari, déjà, petite surprise ; lorsque cette dernière retourne la hache contre elle et se martèle la tête, franchement bravo, cela demande une grande témérité ; mais au-delà de ça, franchement ? Les autres moments forts qu'il cite, passés leur petite seconde fugace de violence effective, ne pèsent tout de même pas très lourds par rapport à l'ensemble : on s'ennuie morne tant l'on sent que ces deux frères, surtout l'aîné, sont des abrutis et que tous leurs choix (effectués dans la panique) seront toujours forcément les pires... Même lorsqu'on se tue (littéralement) à leur expliquer les trucs à faire pour éloigner le diable... ils hochent de la tête et le font malgré tout dans la seconde suivante (pas de lumière électrique ? Ok, c'est compris ! Tiens, va me chercher une lampe torche !)... Du coup, on se marre plus souvent qu'on frémit (les gamins de dix ans qui se jouent d'eux...) devant le déferlement de malheurs (La loi de Murphy, putain..) qui s'abattent en quelques heures sur nos deux cul-terreux. Quand le diable se cache... juste le laisser tranquille putain, c'est pas difficile ! Des visions, oui, de petites visées sinon. (Shang 15/01/25)
Je ne m'attendais pas forcément à grand-chose de ce post-noir des seventies avec la moustache de Gene Hackman (en éternel privé), eh bien me voilà, pas totalement cueilli, mais assez surpris par ce scénario qui part un peu dans tous les sens, et par ce personnage qui perd résolument pied dans ce monde de gabegie... Gene est un type de la vieille école des détectives, un peu raté donc, faisant des enquêtes merdiques (les adultères, youpi)... Il vit, tout de même, jusqu'ici, relativement paisiblement avec sa donzelle et accepte une enquête sur la fugue d'une gamine de seize ans qui devrait mettre un peu de beurre dans les épinards... Mais tout va partir quelque peu en cacahuète, en moins de temps qu'il ne faut pour le dire... Non seulement il va se rendre compte que sa femme le trompe (elle sort du cinoche, après avoir vu Ma Nuit chez Maud (!) au bras d'un type) mais en plus son enquête va quelque peu le déstabiliser : le jeune donzelle (Melanie Griffith, toute jeunette) n'est pas une rosière de Pessac ; elle va l'emmener, la bougresse, sur des chemins chaotiques, à la rencontre de personnages douteux (du mécano torve (James Wood, méchant) à une réalisateur dingo en passant par un cascadeur starbé ou un guide touristique à la morale peu reluisante). Une quête, plus qu'une enquête, qui va le mener définitivement en eaux troubles...
Alors oui, on sait, dès le départ, qu'un film noir des seventies aura forcément des teintes qui oscilleront entre le marron clair et le marron foncé (il y avait notamment à l'époque une grande promo sur la laine marronnasse). Mais l'Arthur, malgré tout, va tenter de nous sortir de cet esthétisme couleur boue, en nous emmenant dans des lieux quelque peu plus excitants (et colorés), qu'il s'agisse d'un tournage de film d'action pétaradant ou d'une maison en Floride dans les Keys. Hackman, quelque peu embourbé dans une histoire d'amour qui sent le sapin, cherchait un peu d'action, il va être servi. Entre cette jeunette qui n'a pas froid aux yeux et qui va lui faire croiser des individus peu scrupuleux et ces histoires de vengeance ou de trafic (d’œuvres mexicaines !) à la con, notre ami Gene va se retrouver à la longue à patauger dans la gadoue... Retrouver la fille ne s'avère pas être le plus dur, pas plus d'ailleurs que de résister au "charme" tout terrain de la donzelle (l'ensemble du casting masculin succombant lui à la tentation provocante de cette mineure... les seventies, mouais...) ; Gene, rencontrant en route une femme charmante au passé agité, va quelque peu hésiter à ramener la donzelle à sa mère... Mais ces hésitations ne seront en fait rien comparées à l'imbroglio bordélique dans lequel il va se retrouver plongé suite à cette enquête... Des histoires de cœurs pas toujours très saines, des jalousies, des histoires de thunes (...) : cette enquête, dans une époque qui part elle-même en vrille, va comme lui exploser en plein visage ; on suivra alors les mésaventures de notre Gene avec de plus en plus de plaisir tant tout semble visiblement lui échapper - comme s'il s'agissait en creux du récit d'une époque résolument incontrôlable (oups, j'ai perdu la morale), imprévisible ; une époque pleine d'illusions... et de désillusions, de coups d'éclat et de coups de Trafalgar. La moustache d'Hackman tient son rang dans ce polar vintage loin d'être ronronnant. Laissez-vous tenter par une petite fugue.
Troisième documentaire sur Jia Zhangke réalisé celui-ci par le brésilien Walter Salles, un doc plus récent que les deux précédents puisque celui-ci s'arrête juste avant le début du tournage de Au-delà des Montagnes et bénéficiant indéniablement d'un peu plus de moyens - Walter Salles soigne ses cadres, ses éclairages, quels que soient les interviews, quels que soient les lieux. On retrouve donc, c'est devenu incontournable, Jia Zhangke arpentant les rues de sa ville natale, Fenyang, et visitant la maison de son enfance : qu'il s'agisse de sa maison d'enfance ou des lieux de tournage qu'il revisitera par la suite, on retrouve ce même sens de l'hospitalité chinoise ; il rentre suivi de la caméra sans que les gens semblent vraiment se préoccuper de cette soudaine intrusion - le tact, la bonhommie et la désormais célébrité du cinéaste ne sont pas non plus totalement étrangers à la chose. On déroule donc la filmographie de notre homme avec, à chaque fois, un petit commentaire du réalisateur et, le plus souvent, l'intervention d'un pair qu'il s'agisse de l'un de ses acteurs/actrices fétiches ou de l'un de ses collaborateurs techniques ; on apprécie ce rapide tour d'horizon qui permet notamment de revenir sur le jeu de Wang Hongwei dans Xiao Wu, Artisan Pickpocket (et de revenir de façon anecdotique et drolatique sur leur début (A Wang et Jia) catastrophique de comédiens - leur professeur finissant par leur demander de jouer les morts...) ou encore d'évoquer la dernière séquence de A Touch of Sin: l'héroïne revient dans un lieu historique - un retour aux sources en quelque sorte dans ce film marqué par le sceau de la violence (au présent), triste écho de l'Histoire mouvementée de ce pays. Il faut bien avouer que la plupart des interventions et des commentaires qui sont faits ici se retrouvent dans le livre de Jean-Michel Frodon (Le Monde de Jia Zhangke), et que le film paraît parfois un peu redondant après la lecture de cet ouvrage critique très complet. Qu'à cela ne tienne, on prend toujours plaisir (surtout juste après avoir vu Les Feux sauvages, ce "film-somme") à revisiter ces œuvres où l'on apprécie comme toujours la beauté des cadres, la fluidité de la caméra voire même le travail sur le son (la résonance de cette sirène de bateau remontant les Trois-gorges dans Still Life reste, à mes oreilles, mythique).
Parmi les quelques moments forts du doc, l'intervention toute en décontraction du cinéaste à l'université où il revient notamment sur sa volonté de placer chacun de ses personnages, du mineur au banquier, sur le même niveau, sa profession de foi en tant que cinéaste, en évoquant ce besoin de suivre ses intuitions, cette envie d'aller au-delà des obstacles lors d'un tournage (devenant anxieux quand un tournage se déroule un peu trop facilement - comme si cette facilité ne pouvait être gage de qualité) ou encore cette capacité à mettre dans ses films des émotions personnelles - des émotions qui finiront forcément par trouver un écho dans le ressenti du spectateur. On découvre pour la première fois un homme, sous cette allure éternellement calme, terriblement anxieux (il avoue d'ailleurs devant deux de ses collaborateurs inquiets pour sa santé être parfois victime de palpitations... est-ce à voir avec les deux mille cigarettes qu'il enchaîne... ?), mais également terriblement ému lorsqu'il évoque le souvenir de ce père (éternellement inquiet envers sa progéniture), ainsi que sa mort - une véritable bouffée d'émotion submerge alors Jia Zhangke, émotion à laquelle il est difficile de ne pas céder à son tour... Au final, un doc qui, grâce à la présence de ses principaux collaborateurs et aux larges extraits des films du réalisateur, donne une vision assez complète des 20 premières années de carrière de ce cinéaste chinois, toujours en butte alors aux autorités (A Touch of Sin vient d'être interdit de diffusion en Chine) mais remettant toujours le couvert pour nous livrer ces œuvres si riches sur la Chine d'hier et aujourd'hui.
Contre toute attente, et bien que me méfiant comme de l'eau croupie de l'écriture inégale de Carole Martinez, vous me voyez complètement client de ce nouveau roman, aussi singulier que mystérieux, aussi profond que bien balancé. La dame a mis le doigt à l'exact endroit de ce qui me plait dans un roman de divertissement : donner envie de lire la suite, tenir le suspense sur des centaines de pages, bâtir des personnages forts et intrigants, ne pas sacrifier pur autant l'écriture... bref, faire preuve d'ambition, même dans le traitement du genre. C'est au fantastique que Dors ton sommeil de brute s'essaie : une nuit, dans le monde entier, à la même heure, tous les enfants d'un même méridien se mettent à hurler dans leur sommeil. Ce cri fait donc le tour de la terre, déclenchant l'inquiétude des parents de la planète. Il va s'avérer être le premier signe d'une sorte de fatalité qui s'empare des rêves des enfants, et qui va déclencher dans le monde réel une série de calamités ressemblant trait pour trait à certaines plaies bibliques célèbres. Cette histoire bigger than life est racontée à travers une histoire intime, qui prend corps par une profusion de points de vue très maitrisée : "je", c'est une femme ayant fui le foyer conjugal toxique, sa fille sous le bras, et s'installant à la campagne ; "tu", c'est leur nouveau voisin, un géant au lourd passé, isolé dans sa culpabilité ; "il/elle", ce sont les protagonistes extérieurs, notamment le mari qui est lancé à la recherche de sa femme et de son enfant ; "nous", enfin, c'est la voix collective, mondiale, de tous ces enfants dont les rêves déclenchent des catastrophes. Et le socle commun, c'est cette histoire d'amour, ces histoires d'amour finalement, qui se forment entre la femme et son voisin, entre lui et la petite fille, entre elle et la nature.
Le roman se veut sûrement annonciateur d'une catastrophe écologique, portée par la génération héritière de cette planète toute polluée qu'on lui donne. Il y a un côté prophétique dans ce texte tourmenté, effrayant malgré sa douceur, marqué du sceau de la mort (la citation de Baudelaire qui en fait le titre est pertinente). Martinez ne cache rien de sa vision de l'avenir, qui n'est pas gaie, et on la suit là-dessus. Installant une tension qui a tout à voir avec un certain fatalisme, la trame tient réellement ses promesses, aussi bien en terme de rebondissements qu'en terme de résolution : la fin est très belle, surtout parce qu'elle arrive après une cinquantaine de pages plus faibles, qui flirtent avec l'ésotérisme de bazar. Avant ça, Martinez nous a offert quelques très beaux moments de tension et de suspense, grâce à l'étrangeté de sa trame, et grâce à ces personnages complexes, forts, intrigants. L'idée de base, qui aurait ou n'être qu'un gadget, tient très bien la route, et trace un fil rouge catastrophiste à une histoire au final très intime, très douloureuse, qui a à voir avec la maltraitance, avec le sentiment d'appartenir ou non à une famille, avec le sens de la communauté, de la solidarité, du groupe. Et la variété des points de vue, soulignée par ces pronoms personnels, est là aussi loin d'être un "truc" d'écrivain : elle définit à merveille chaque personnage dans son rapport au monde, aux autres et à lui-même. On aime particulièrement cet homme retiré de tout, et qui réapprend à aimer grâce à cette femme et à cette enfant, qui ira au bout de l'héroïsme alors qu'il est gangrené par une auto-dépréciation tenace. L'écriture, parfois un peu trop sophistiquée pour rien, il est vrai (les rêves des enfants), sait être fluide et profonde, bien balancée en une sorte de blues mélancolique. Elle marque ce livre d'une tristesse sourde, qui n'exclut pas les traces de lumière et la foi en l'humain. Jolie chose, vraiment.
Il est des films qui, dirons-nous modestement, semblent avoir été faits pour nous (une balade en terre asiatique sous le prisme de Miguel Gomes, on est forcément impatient) et qui, lors de leur vision tant attendue, nous déçoivent lamentablement. Ce n'est bienheureusement par le cas de cette œuvre saluée par le prix de la mise en scène à Cannes (au moins un prix pas volé) qui m'a tout bonnement laissé sur un nuage deux heures durant - jusqu'au bout du bout du générique et encore après sur ma moto flottant dans la nuit de la cité albigeoise me remémorant alors... - chut, bordel. Miguel Gomes livre un film à la fois d'une simplicité déconcertante (un homme va de pays en pays pour échapper à sa fiancée... Le parcours de la fiancée, dans la seconde partie, est lui à son tour retracé) et d'une poésie troublante. Il mélange avec un art résolument subtil des images réelles des pays traversés (l'histoire est censée se dérouler en 1918 mais ce sont bien des images tournées à notre époque que l'on découvre - au temps de la pandémie notamment : sont ainsi incluses des images de spectacles divers en noir et blanc ou en couleur qui viennent dynamiser, donner de la profondeur au récit : il y a bien à la fois un voyage géographique et culturel, les deux se montrant sous un aspect souvent surprenants - on ferme la parenthèse) à des "reconstitutions" en studio de ces lieux mythiques (l'hôtel Raffles à Singapour - toute une époque...) ou à des paysages plus ou moins touffus, déroutants (un train renversé dans la jungle malaise ou une forêt de bambous en Chine - studios de Lisbonne et de Rome, apprend-on au générique, mais à quoi bon donner ces détails tant la magie du cinéma opère (même Gomes se permet lors d'une scène de faire un clin d’œil à cette magie)). Réalité et fiction intimement liées, rien de résolument révolutionnaire dans le principe mais c'est réalisé ici avec une telle symbiose entre ces deux mondes qu'on en est au final tout ébaubi.
L'un fuit, se cache (ce magnifique chapeau japonais d'un ridicule sans nom mais si pratique pour naviguer incognito dans le monde - surtout quand on joue (mal) de la flute), se dérobe, se laisse porter au gré du vent, l'autre découvre, expérimente, prend malgré tout le temps de faire des rencontres, de s'intéresser au gens lors de cette quête (de l'impossible ?) ; si les aventures de l'un prennent des allures souvent spirituelles, voire presque métaphysiques (se perdre pour se perdre, avec des moines japonais pour le moins originaux ou en se laissant bercer par l'opium), les mésaventures de l'autre prennent souvent un visage plus humain : belle et tendre rencontre avec cette Vietnamienne aux propos et au sourire si apaisants, plaisir de la discussion avec ce père en transition... Aucune impression de redite dans ces deux trajectoires qui, même si elles passent par les mêmes points sur la cartes, semblent destinées à ne jamais pouvoir se rejoindre... Du coup, après avoir apprécié ce côté "voyage au bout de l'Asie" dans l'une, on apprécie tout autant ce second parcours qui, loin de chercher à vouloir brûler les étapes, donne du temps aux gens - avec des traits d'ailleurs souvent plus humoristiques ; Molly, loin d'être ravagée par le doute et la peur, ne s'amollit point mais profite de chaque pause, de chaque situation.
A l'image de ce manège en ouverture, et ce bien que le rythme ne soit pas toujours trépidant, on entre dans ce tourbillon d'images, de sensations, de découvertes, dans ce grand tour du monde asiatique qui semble, de pays en pays, inépuisable... On va d'un point l'autre, en ne sachant jamais quel aspect Gomes mettra en relief mais en appréciant toujours la poésie qui finit par se dégager dans tel ou tel endroit : de ce noir et blanc vintage, de cette vague musicale (le ballet, pardon la valse des mobs à Saïgon), de ces vapeurs coloniales d'un autre temps, de ces jardins secrets (la fleur de lotus, pas rien tout de même...), de ces phrases intemporelles lâchées incidemment (l'Occidental ne pourra jamais vraiment comprendre l'Asie - je plussoie). On se laisse porter par ce labyrinthe de sensations, par ces accidents de la vie, par ces petits bouts de représentation (de la marionnette au kung-fu, il y a à boire et à manger), en se disant que Gomes nous offre un ticket exotique vers un ailleurs que les images soient tournées in situ ou en studio : qu'importe le flacon, l'ivresse du dépaysement nous emporte. Un tour (de magie) de grand (cinéaste). (Shang - 29/11/24)
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Pure merveille que ce film, qui semble façonné de la sève dont on fait les rêves, qui substitue à notre regard un monde qui s'accorde à nos désirs, comme dit l'autre, un film de cinéma au sens le plus pur du terme. Film errant, flâneur, rêveur, qui fantasme une Asie vue par le regard de deux Européens aussi intrigués qu'amusés par les mœurs, la faune et les paysages des pays traversés, qui en fait un territoire aussi mystérieux que magique, et qui traduit cette attirance étrange par une artificialité purement cinématographique : l'alternance des plans entre vrais cadres documentaires sur place et reconstitutions en studio fait le lien entre réalité et cinéma, entre carton-pâte et pâte humaine. On se retrouve plongé dans un monde dépaysant, et ce dépaysement est autant dû à l'Asie qu'au cinéma. Le voyage, du coup, est autant géographique que mental, aussi cinématographique que temporel ; un voyage total, qui nous fait éprouver quelque chose du trouble de se trouver dans un milieu qu'on ne comprend pas. Le regard que Gomes pose sur l'Asie est un regard d'étranger (de colon ? le choix de la date à laquelle se situe le film pourrait l'induire...), presque un regard touristique : on accroche au hasard, au gré des déambulations, des images en couleurs ou en noir et blanc, des petits détails singuliers, des grands tableaux, des gens ou des animaux, des choses ou des anecdotes, des bouts de culture, des souvenirs personnels. Gomes dispose tout ça dans un désordre savamment pensé, reliant son film à une certaine forme d'amateurisme, de non-maîtrise. Mais il le lie aussi par un sens extraordinaire du cadre, de la durée des plans, et avec une histoire soigneusement travaillée (un chassé et une chasseur traversent les mêmes lieux, mus par des émotions différentes) : comme un film amateur réalisé par un professionnel. Ce qui conduit le film en tout cas, c'est une émotion qui ne sa cache pas : c'est drôle, c'est romantique, c'est subtil, c'est tourmenté, c'est bouleversant au détour de quelques plans (l'homme qui chante "My way" puis qui s'assied en pleurant, le ténor qui chante dans l'orage, deux plans immortels), c'est léger et grave, joueur et d'une sincérité totale. Chef-d’œuvre, qui, une nouvelle fois, chamboule le classement 2024 de votre serviteur. (Gols - 11/01/24)
Un western-spaghetti bien crasseux, bien impur, pour démarrer l'année, on a les bonnes résolutions qu'on peut. En tout cas, voici un film complètement de son époque libertaire et géronticide, parfois lourdissime comme savent l'être les Italiens, parfois gagné par la grâce. La lourdeur sera surtout dans la première heure : pendant tout ce temps, on grimace plus que de raison devant cette image crasseuse, devant cette hésitation de la trame, devant ces personnages très flous et contradictoires, devant l'ennui pour tout dire qui se dessine. On dirait que Giraldi retient son histoire, s'empêche de l'aborder réellement, et préfère baguenauder ailleurs, développant là des personnages qui ne servent à rien (le complice du héros, qui sera vite assassiné alors qu'il semble être important), ici de longues scènes inutiles. Une minute pour prier, une seconde pour mourir aurait franchement pu être amputé de cette heure d'introduction poussive.
On y apprend quand même des choses sur notre personnage principal : Clay McCord (Alex Cord), véritable anti-héros guère sympathique, hors-la-loi redouté, est secrètement un homme rongé par un mal terrible, hérité de son père (qui apparaît lors des séquences en flash-back traumatiques, un peu à la Sergio Leone) : son bras droit le fait souffrir le diable, et il soupçonne l'épilepsie d'en être responsable. Il se met donc en quête d'un toubib apte à le réparer, mais tombe à chaque fois sur des docteurs occis sciemment par ses ennemis, chasseurs de prime ou hommes de loi bien décidés à lui mettre la main dessus. Cette première heure plante aussi le décor : on va être dans un monde brutal, sans issue, nihiliste, où on tue hommes, femmes et enfants indifféremment, où l'espérance de vie avoisine le négatif, et où la poésie n'a guère de place. C'est violent, noir, quasi-punk (les grimaces des mecs qui se font descendre ont tout du baroque), on sent qu'on va déguster.
Quand le film commence réellement, c'est-à-dire quand la trame se précise et que rentrent en scène quelques vieux briscards du western américain (Arthur Kennedy en shérif soupçonneux mais loyal, et Robert Ryan en député jouant du poing), on commence à apprécier : tout se joue autour d'une amnistie générale voulue par les politiques du coin, pour redorer l'image de la région. McCord est tenté par l'amnistie, mais ses ennemis de toujours sont bien résolus à l'empêcher d'y accéder. Il en résultera une série de tortures impressionnantes sur notre pauvre homme qui, en plus de son bras malade, s'enfonce de plus en plus dans les sparadraps et les attelles. Il faudra le courage de Kennedy et Ryan pour venir à bout de tout ça, non sans dommages, explosions, incendies, et fusillades à rallonge. En abandonnant un peu ses tics trop italiens, en renouant un peu avec le western classique, Giraldi opte pour les bons choix : il resserre son style, affine sa ligne, et nous offre une deuxième heure pleinement satisfaisante pour les yeux et le cerveau. Sujet original que cette histoire d'amnistie, que ce député se battant jusqu'au bout pour ses choix politiques (prends ça, Manuel Valls), que ce hors-la-loi tenté par la vie rangée et empêché par ceux qui lui en veulent depuis toujours. Les acteurs sont pas mal, l'action est au rendez-vous, c'est plutôt enlevé malgré le montage très chaotique et la réalisation dans les choux, et la fin est parfaitement pessimiste, comme l'ensemble de ce film bien déprimant. Pas de quoi hurler au génie, non, mais une vraie proposition, au niveau du scénar et des acteurs en tout cas.
Pouvoir irrésistible du tiroir-caisse, voici la suite du méga-succès de 2021, qui était destiné à n'en avoir pas, mais qui en a pourtant une par bas calculs financiers. Et bien entendu, cette nouvelle saison perd pratiquement tout de ce qui faisait le charme de la première. En perdant son humour surtout, en perdant aussi le seul aspect plaisant du scénario, le jeu d'enfants qui se transforme en jeu de massacre, Squid Game 2 se transforme en banale série d'action bourrine. Il y a bien ça et là, encore, quelques jolis moments de suspense, surtout quand les auteurs copient ce qui avait marché jadis ; mais le résultat de ce nouvel opus est vraiment décevant. 456, seul survivant du jeu précédent, est bien décidé à consacrer le pactole qu'il en a tiré à la recherche de ces fameux créateurs de Squid Game, et à les faire payer. Il engage donc une bande de mercenaires, se greffe un micro dans une dent, et se fait réengager pour une nouvelle partie, avec mission pour son équipe de le retrouver fissa, et de dézinguer les chefs de ce jeu de massacre. C'est bien entendu sans compter sur la malignité de ces derniers, qui ont toujours un coup d'avance. En deux-deux, voilà notre pauvre garçon à nouveau contraint de jouer à Un-deux-trois-soleil ou aux chaises musicales pour sa survie, tout en tentant de dynamiter le jeu depuis l'intérieur. Ajoutez à ça le principal méchant qui a lui-même infiltré une équipe du jeu, des concurrents cupides prêts à aller au bout de l'expérience, une dissension violente au sein des participants, un ou deux bad guys sans pitié, une armée de soldats surarmés pour surveiller tout ça : c'est la gabegie.
La série creuse le même sillon paranoïaque d'une société régie par les riches qui jouent avec les pauvres comme avec des souris, d'une Corée minée par la misère sociale et l'endettement, d'une fracture de classe irrattrapable, et surtout d'une foi en la méchanceté humaine qui lui fait honneur. Chaque concurrent est représentatif d'une certain état de la déchéance humaine, depuis le chanteur de rap ruiné et drogué jusqu'au geek encore dans les jupes de maman, depuis la jeune femme enceinte abandonnée jusqu'à l'ex-Marine frustré. Face à eux, une Puissance invisible qui joue avec leur vie ; au-dessus d'eux, une énorme tirelire qui se remplit et suffit à les pousser à s'entretuer. L'allégorie est pas mal, mais tellement appuyée qu'elle commence à se déchirer aux coutures. Assez mal jouée par des acteurs hystériques, un peu cynique dans le dessin des personnages (franchement tous crétins et caricaturaux), surtout très mal rythmée (ces scènes interminables de vote pour savoir si le jeu continue ou non), la série va de courtes cimes en longues abysses. Elle est plaisante quand elle revient à ces fameux petits jeux ridicules mais aux enjeux vitaux ; elle est chiante quand elle verse dans l'action pure, comme dans ce dernier épisode, longue fusillade sans mise en scène où les 3/4 de la distribution tombe comme des mouches. Cette saison s'arrêtant au beau milieu, on est en droit d'attendre une suite, je vous tiens au courant.
"Comment recolle-t-on les morceaux d'une famille et comment pardonne-t-on ?"
Il y a les familles-cocons, les familles-tensions et les familles complétement déglinguées de David Vann où la tendresse ne pourra éventuellement émerger qu'entre dix insultes et une vingtaine de coups... Tout avait pourtant doucettement commencé avec ces rencontres entre une jeune ado de douze ans et ce vieil homme, dans cet aquarium : passionnée de poisson, la chtite s'extasie et poétise sur ces drôles de spécimens silencieux, charmant le vieil homme par ses connaissances et son attention... Parallèlement, notre jeune fille à la vie de famille des plus mornes (elle est élevée par une mère qui se tue au travail) connaît ses premiers émois amoureux avec une fille de sa classe tout juste débarquée d'Inde. On vague dans des eaux encore claires avant un véritablement déferlement de violence... Le fait est, apprend-on, que le vieil homme n'est autre que le grand-père de la chtite, un homme qui a abandonné sa famille (sa femme et sa fille) une vingtaine d'années plus tôt lorsque sa femme tomba malade... Dire que la fille (la mère de notre héroïne, donc) en a gros sur la patate, est comme habitée par la rancune (elle a dû tout gérer pendant des années, sacrifiant sa propre vie) est un doux euphémisme... Remontée comme une pendule, la madre va montrer à la fille (en la forçant à s'occuper d'elle) et à son père (en faisant montre d'une rage destructrice folle) tous les traumas profondément ancrés en elle - et ça va proprement chier des bulles...
On sent, définitivement, chez notre auteur, que les rapports familiaux ne sont jamais franchement sains : rancœurs, vengeance, destruction, on plonge plus souvent qu'à son tour dans des abimes de violence... Alors même que notre héroïne tentait bon an mal an de sortir la tête de l'eau, de s'ouvrir au monde, elle va connaître, à cause de cette mère détruite de l'intérieur, une plongée éminemment merdique dans le passé d'icelle ; âmes sensibles s'abstenir... Un espoir éventuel de sérénité s'entrouvre (le grand-père est ouvert à toutes les propositions pour se racheter) mais on sent que ce dernier ne pourra obtenir un brin d'affection, de reconnaissance qu'aux forceps - on n'est jamais non plus chez Vann à l'abri d'une soudaine tragédie qui annulerait prématurément tout espoir... Les amateurs de conflits familiaux seront servis, l'ami Vann chargeant une fois de plus quelque peu la mule... Malgré tout, malgré tout, comme énoncé auparavant, quelques grammes de douceurs, d'instants fugaces de bonheur (ne serait-ce que dans la contemplation de ce monde marin plein de surprises) ne sont jamais totalement absents de ses ouvrages... Vann nous plonge la tête sous l'eau mais ne nous noie pas : rugueux mais point abyssal. Un bon Vann qui ne nous caresse point dans le sens des écailles...