Jia Zhangke - Zoom arrière
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Petite mise en bouche avant le long-métrage de la même Bonnin avec le même titre qui ouvrira Cannes mardi 13 mai (film que tout un chacun pourra découvrir d'ailleurs en même temps dans les cinémas partenaires...) : une comédie musicale sans prétention mais relativement sympathique, à tout prendre, pour faire usage de formules polies, banales mais relativement respectueuses. On sait bien que Resnais en utilisant des chansons populaires (et dans le court de Bonnin, dieu sait qu'on est dans de la chanson populaire : les 2be3 (forcément), Cabrel, Larusso (!), Ménélik (!!)) ou le gars Honoré en utilisant des chanteurs tout en "voix de tête" ont pris leur part dans la rénovation de la comédie musicale française, mais c'est toujours un plaisir de découvrir une nouvelle cinéaste marchant sur leur pas. L'histoire, ici, n'est pas non plus d'une originalité folle : un jeune homme (qui a écrit son premier livre, le fantasme absolu...) revient dans son putain de village de province, retrouve son con de père et sa tendre mère, et surtout croise, au supermarché devant le rayon des Pépito (le romantisme du XXIème siècle), son crush de jeunesse. Elle est enceinte, il va être père, cela leur empêcheraient-ils de se revoir pour solder les comptes du passé ? Eh bien non, et cela se fera, de nuit, dans la piscine municipale (le romant...) à laquelle on peut accéder en un tour de main. S'aimaient-ils, s'aiment-ils encore, l'éternelle rengaine, l'éternel dilemme. On y retrouve des repères (la ville merdique, le connard de père, la maladresse adolescente qui nous a fait foirer combien de plans putain...) et le traitement que fait Bonnin de cette histoire d'amour à jamais foirée, sur de petits airs chantés (Armanet, un joli filet de voix quoiqu'on en pense), est ma foi fort feelgood. Pas révolutionnaire, nan, mais à hauteur de nos petites vies et doté d'une légère causticité de bon aloi. Rendez-vous mardi, so.
Je ne sais si Les Linceuls sera le dernier film de Cronenberg, mais il a en tout cas des allures testamentaires bien morbides. Fidèle à ses fantasmes torves habituels, le gars, sur ses vieux jours et marqué par son veuvage, réalise une sorte de lente œuvre doloriste autour de la fascination pour les corps putrescents : Karsh ne peut se résoudre à la mort de sa jeune épouse, et plutôt que d'aller chercher sa belle dans les enfers façon Orphée, il a mis au point un linceul connecté qui lui permet de contempler le corps sous la terre. Karsh vit ainsi dans la contemplation de sa femme en train de pourrir. On connait les postures glauques de Cronenberg face à l'érotisme ; ici c'est les corps en décomposition qui le déclenche, dans un mélange entre Eros et Thanatos vraiment barré. Pour faire comprendre cette attirance contre nature, il eut fallu un acteur capable de l'éprouver et de la communiquer. La grosse erreur du film, c'est son casting : Vincent Cassel est catastrophique, plat comme une sole, mono-expressif, et ne possède absolument pas les épaules pour interpréter les fantasmes discutables du cinéaste. A partir donc de sentiments si bizarres et d'un acteur aussi mauvais, Cronenberg n'a pas d'autre choix que d'essayer de densifier sa trame par un côté polardeux qui se cherche un peu. Le cimetière high-tech inventé par Karsh est vandalisé, et il se rend vite compte que les Chinois sont impliqués dans l'attentat, et qu'ils pourraient bien même avoir touché directement aux corps 2.0 enterrés ici. La trame se perd dans des rebondissements assez improbables et incompréhensibles, qui ne semblent être là que pour faire semblant de faire tenir tout ça ensemble.
En fait, Cronenberg se moque des complots et de l'espionnage technologique, de la résolution de son enquête ou de démasquer les coupables. Ce qu'il veut, lui, c'est creuser ce fantasme trouble de la fascination pour la pourriture. On le sent quand il y revient, dans des scènes repoussantes et fascinantes pour ça : en amputant par exemple méthodiquement Diane Kruger, transformant son corps supplicié en fétiche érotisé. Le regard de Cronenberg sur les femmes est assez ambigu : il en filme la nudité sans aucune pudeur (alors que le corps des hommes est soigneusement épargné) et n'aime rien tant que de les faire souffrir, de les muter, pour en faire des objets symboles de souffrance. Crash nous avait déjà alertés : Les Linceuls va plus loin dans ce sentiment, pour le pire (c'est glauque) et pour le meilleur (le gars sait incontestablement déclencher le dégout et la fascination dans le même temps). Malheureusement cette incarnation seule piste valable pour exprimer ce genre de choses, est occulté par un scénario beaucoup trob bavard : le film est entièrement constitué de dialogues, parfois abscons, dans une bête succession de champ/contre-champ sans inventivité. C'est beau bien sûr, les décors sophistiqués et la photo froide sont toujours aussi soigneusement composés, la musique un brin attendue d'Howard Shore est toujours aussi vaporeuse ; mais on s'ennuie dans ce film bon chic bon genre, dans ces interminables dialogues entre (mauvais) acteurs, dans ces tergiversations fumeuses autour du judaïsme, du complot mondial, de la putréfaction et de la vie après la mort. Mille fois trop long, le film fait du sur-place une fois qu'il a dévoilé son intention première (conjurer la mort par le regard, une définition possible du cinéma), et on lâche prise, aussi vaporeux en sortant que les ambiances oniriques d'un film qui n'a plus rien à voir avec la réalité.
Arf bien mal-aimable, ce film de Robert Altman, qui développe tous les défauts du maître (le rythme, les enfants, le rythme !) et ne donne pas l'occasion de voir ses qualités. Le bon Bob veut ici critiquer l'avènement du tout-spectacle dans l'Amérique volontiers révisionniste de son temps, et s'appuie pour ce faire sur un des pionniers du show-business : William Cody, aka Buffalo Bill, gérant du Wild West Show, une entreprise de réécriture complète de l'Histoire récente de la colonisation américaine et de la destruction du peuple indien. Son spectacle haut en couleurs tendait à montrer une nation blanche en lutte contre les sauvages, héroïque et sans tâche, quitte à occulter toute la partie la plus basse de cette période, les massacres, le vol des territoires, les exactions, le génocide indien. Autant dire que le personnage, éminemment trumpien au demeurant, est tout sauf sympathique. Et c'est bien un peu là que le bât commence à blesser dans cette reconstitution des hauts faits de notre bonhomme : Altman n'aime pas son personnage, et n'aime aucunement non plus la myriade de seconds rôles qui l'entourent. Le film se fait ainsi violemment agressif envers ses personnages, et finit par ressembler à un film cynique, l'humour acide développé ici ajoutant encore à la gêne.
Comme souvent chez Altman, le film est choral, brassant maints personnages pour brosser le portrait, en un lieu unique, d'une communauté autour d'un même but : donner de l'Histoire une vision héroïque, fabriquer du mensonge. On est ici à un des moments importants de la troupe, celui où Cody a réussi à convaincre ni plus ni moins que le légendaire Sitting Bull de se joindre au show. L'arrivée de l'Indien dans le grand barnum est l'occasion d'enfoncer le clou du cynisme de Buffalo Bill, qui réécrit entièrement l'épisode de la reddition de Sitting Bull, avec l'assentiment intéressé de celui-ci d'ailleurs. C'est bien simple : tout le monde ici, est guidé par la seule cupidité, par le succès du spectacle, et tant pis si pour ce faire il faut y aller un peu fort de la concession. Au milieu des metteurs en scène putassiers, des faux Indiens et des producteurs véreux, seuls deux personnages attirent un peu de lumière : Annie Oakley (Geraldine Chaplin) et son mari, les seuls à être un peu sincères dans leur goût pour le divertissement. A côté d'eux, tous affichent une cupidité sans scrupule, des Indiens monnayant le moindre détail de leurs prestations au président américain, gros homme satisfait et stupide. A la tête de tout ça, Altman choisit un des acteurs les plus bankables du moment pour interpréter Buffalo Bill : Paul Newman, montré ici comme un minable à la tête d'un show un peu ringard et réac.
Non seulement le scénar est un peu gênant dans la posture qu'il prend avec ses personnages, dans le discours amer qu'il imprègne au film, mais la mise en scène très distancée d'Altman n'ajoute pas à l'intérêt de la chose. Filmé en plans trop éloignés, sûrement pour mettre en valeur les beaux décors et l'aspect choral de l'histoire, il met à distance le spectateur par rapport à ces personnages, qui prennent l'aspect de fourmis. Un comble d'avoir appelé quelques fines pointures du jeu (Newman, Lancaster, Chaplin, Keitel) pour les filmer ainsi avec distance, perdus dans les décors clinquants. Comme les voix sont mixées très "en avant", on ne sait jamais trop où on est, qui parle à qui, et comme en plus la construction dramaturgique est complètement absente du scénario, on se retrouve à regarder le film comme une succession de vignettes, comme un livre d'images platounet. Jamais en empathie avec les personnages, toujours dans une posture d'entomologiste critique, on regarde ce beau livre d'images sans éprouver grand-chose, assommé par le rythme atone et par l'absence d'événements, enseveli sous la cruauté sans air de ce qui nous est raconté.
Quelques nouvelles d'Etgar Keret permettent à bon escient de vous faire reprendre confiance dans les pouvoirs de l'imagination, dans cette période où la littérature semble enfermée dans l'auto-fiction usante. Sans jamais se départir d'un fort ancrage dans le réel, notamment dans les nouvelles technologies ou les vastes sujets sociaux actuels, notre auteur israélien favori se livre une nouvelle fois, à travers ces 33 nouvelles aussi courtes que fulgurantes, à un exercice d'inventivité bluffant. Les univers qu'elles déploient sont presque dans la science-fiction, mais la philosophie qu'elles véhiculent sont bien celle du réel : la perte de Dieu, la solitude, la brièveté de l'existence humaine, l'absurdité de nos vies, la force du hasard... Le tout étant écrit avec un solide humour étrange, à froid, parfois cruel, mélange d'humour juif et de vannes à la stand-up, on est conquis d'emblée par cette nouvelle livraison de nouvelles, qui montre un auteur en sur-forme, qui ne se laisse jamais déborder par ses propres texte et sait en gérer le rythme, la longueur et la profondeur avec finesse. Ce recueil est plus tourné vers le futur et les technologies que les autres : méta-vers qui buggent, voyages dans le temps piégés, intelligences artificielles trop crédibles, jeux télévisés qui s'appuient sur les mondes parallèles. A la manière d'un Black Mirror qui aurait trempé dans la Torah, Keret s'appuie sur la croyance religieuse pour la mêler aux grandes inventions technologiques d'aujourd'hui, les deux finissant par ne plus faire très bon ménage. L'invention d'une machine à voyager dans le temps, par exemple, finit part perdre son intérêt premier quand on découvre qu'elle sert plutôt à faire perdre du poids à qui l'utilise... jusqu'à ce qu'un obèse soit renvoyé à une époque où il devient tellement maigre qu'il marche sur l'eau. N'allez pourtant pas croire que ces nouvelles sont des trucs de petit malin, des textes à chute ou des simples jeux de l'esprit : la plupart reste dans un bienheureux mystère, ne racontant parfois qu'une toute petite histoire, parfois une simple bribe de sensation développée sur à peine deux pages. Keret préfère l'évocation au cliffhanger, la sensation à l'intrigue, la philosophie à la construction d'histoire compliquée. Il ne recule devant aucune invention si elle lui permet de décliner son regard sur la vie, absurde, surréaliste, amer et ironique. Son écriture, elle aussi très inventive dans la forme, finit de nous convaincre qu'on a non seulement là un magnifique conteur mais aussi un grand écrivain, qui ose la confrontation des univers et des champs sémantiques différents, qui sait toujours nous surprendre autant dans les sujets que dans les tournures de phrase. J'adore Etgar Keret, que voulez-vous.
Le cinquième Plan de La Jetée part d'un drôle de postulat (un cousin de Cabrera pense s'identifier sur une photo de La Jetée, celle où un gamin et ses parents sont de dos sur cette fameuse jetée d'Orly) et convoque immédiatement des thématiques markeriennes : chercher à s'identifier sur une photo de ce film va forcément conduire à un voyage dans le temps (les Cabrera en ce début des années 60 venaient de quitter l'Algérie) voire à explorer des coïncidences qui sont autant d'écho au sujet du film même (spoiler pour ceux qui n'ont pas encore vu ce chef-d’œuvre intersidéral de SF qu'est La Jetée : un garçon (celui-là même de la photo) assiste sur cette jetée d'Orly à la mort de lui-même adulte...). A l'aide de cette simple photo, Cabrera va convoquer toute sa petite famille pour tenter de résoudre cette énigme, puis les personnes qui ont travaillé sur ce film, puis les parents de l'acteur, puis des proches parents de Marker, puis des actrices de Marker...
On aime forcément ce genre d'enquête qui, modianesquement, à partir d'une "simple photo" (et c'est tout de même ici une photo d'un film de Marker), va faire remonter de multiples souvenirs personnels teintés d'émotion, va permettre d'évoquer toute une époque trouble que l'on va traiter avec un certain recul, va permettre d'explorer par la bande l'univers très secret d'un Marker très cachottier sur sa propre existence et ses films-mêmes, va finir par tisser des liens entre les personnes, entre les époques, voire va mettre à jour d'étranges coïncidences. Sur ce point, disons-le, Cabrera a un peu la main lourde ; outre le fait qu'elle veuille absolument prouver qu'il s'agit bien là des trois membres de sa famille (on finit par se détacher quelque peu de ce "mystère"... on attend forcément "l'ultime preuve" qui viendra comme par hasard "au tout dernier moment" sans qu'on y croie vraiment - cette "preuve" ne tombe pas tout d'un coup du ciel...), elle cherche absolument à rendre incroyable toute coïncidence, une en particulier : l'acteur de La Jetée et les Cabrera sont originaires du même petit village algérien ; et s'ils étaient cousins, liés par un incroyable secret de famille !!!!? C'est vouloir absolument soulever un loup et cela prend rapidement les allures d'une dramaturgie de pacotille... Plus intéressantes, et ce même si on sort un peu du sujet initial, sont les petites enquêtes sur l'univers de Marker, sa façon de se cacher, ses relations avec les femmes de sa vie qui se retrouvent liées à son cinéma, ou encore la fabrication "artisanale" de La Jetée dans laquelle on retrouve des choses très personnelles de Marker. Ce travail sur "l'exploration" systématique des images de son film, sur la découverte de carnets de tournage tout comme l'évocation de la comédienne de La Jetée finissent par plus nous intéresser que cette petite quête familiale. Au final, un doc un peu téléphoné, un brin poussif quant aux "hasards de l'existence", mais qui ravira forcément tout fan de ce film original de Marker où chaque image nous ouvre un monde sans fin, sans fond, nous fait résolument voyager dans la nuit des temps.
Jean-François Davy a quitté l'existence sans jamais avoir traversé la mienne, voici une occasion de regarder un de ses films. Voici surtout l'occasion de se taper un film de cul en trouvant un prétexte pour. Exhibition a une histoire très particulière. D'abord classé "art et essai", ayant attiré plus d'1,5 millions de spectateurs, il fut ensuite classé X et fut le premier film à être diffusé dans la fameuse séance du samedi minuit sur Canal+. Autant dire qu'on est là face à un film dangereusement sexué, mais qui se pique également d'être arty et profond. Il s'agit en effet de (soit-disant) décrypter les arcanes de la fabrication d'un film porno : le film s'organise autour de l'actrice Claudine Beccarie qui, en même temps que nous sont données à voir les images de ses frasques les plus marquantes, est longuement interrogée sur son métier : quel rapport entre comédienne de X et prostituée ? peut-on atteindre l'orgasme en tournage ? faire l'amour devant une caméra, est-ce la même chose que dans l'intimité ? et l'amour dans tout ça ? Davy, roublard, mène l'interview, mais on sent bien que là n'est pas le propos profond du film : importe plus la contemplation satisfaite de la jeune femme s'envoyant en l'air ici en groupe, là en position de la brouette javanaise, ailleurs usant de sa compétence buccale, dans toutes les positions et les configurations possibles.
Ce côté assez dégueulasse dans le regard du cinéaste (dégueulasserie qui se double parfois dans le langage, quand il traite les comédiens des films X de "bidoche étalée") gène dès le départ. Il a choisi comme objet d'étude une fille manifestement fragile psychologiquement, pas futée, très narcissique, et il appuie consciencieusement sur ces défauts pour montrer la violence de ce milieu tout en l'utilisant pour son propre film. Auto-centrée, bavarde comme une pie au point de ne pas laisser les autres en placer une (la pénible scène avec sa mère), sans aucun recul par rapport à son travail, Beccarie est une bête à baiser, marquée par une enfance mal aimée, un oncle violeur, une période de délinquance, la prostitution, bref le genre de fille instable qui termine toujours dans ce genre de films. Elle est devenue une vraie boule de rancune et de violence, qu'elle exerce notamment dans les scènes de cul avec les hommes (les pauvres, sincèrement) : moqueries sur leur manque de virilité et sarcasme sur leur incompétence sont de mise. Il faut bien dire que ce caractère de chiotte empêche ces scènes de remplir leur fonction : la chair est triste dans ce film de boules qui expose avec dégout ses acteurs dans leurs œuvres et ne parvient jamais à exciter, à émoustiller, à être sexy tout simplement. Les scènes X sont longues comme un dimanche sans pain (le film dure 1h53 !!!), tristes à mort, avec des pauvres filles à moitié dingues et des garçons stupides qui ne partagent rien. Davy critique cyniquement le milieu tout en s'en servant, dans une posture supérieure très gênante, c'est assez répugnant. Le monde du X des années 70 (a-t-il vraiment changé ?) s'étale ici dans toute sa violence et toute sa cruauté, sacrifiant des acteurs névrosés et fragiles à l'autel du cul et du capitalisme cru : au secours.
Une envie, comme une autre, de découvrir un petit film espagnol... et le constat qu'il s'agit bien là d'un tout petit film espagnol. L'idée de départ est tellement évidente que j'aurais pu l'avoir : un père qui meurt, une maison en mauvais état qui demeure, trois enfants qui se réunissent pour l'occasion (avec compagnons respectifs et progénitures) : trois caractères, oulala, terriblement différents avec cet ainé, forcément le plus responsable, qui fut là aux toutes dernières heures du père, le benjamin, forcément moins responsable et plus rêveur (il est écrivain, je ne vous dis pas), qui n'a pas toujours été très présent auprès du père, notamment ces derniers temps et puis la cadette, tintintin, plus modérée, c'est pas vrai !, qui va se retrouver, ô surprise, à faire un peu le lien entre tous... Platitude, platitude.
L'aîné, avec son caractère impétueux, veut vendre la casa ; le benjamin, avec son petit côté nostalgique tendrounet, moins. Cela sent les accrochages, et vous allez rire, il y en aura... Montoya charge malheureusement un peu trop la muletta pour qu'on s'attache à ces personnages ; l'ainé se complaît dans le rôle du connard, le benjamin dans celui du type un peu maladroit qui met les pieds dans les plats, la cadette, elle, reste tellement neutre que son personnage imprime encore moins... Montoya, premier défaut majeur, de façon bien trop systématique, ne peut s'empêcher à chaque fois qu'un souvenir affleure dans l'esprit d'un personnage de passer une image "en vidéo 8" comme s'il fallait absolument tout illustrer (le souvenir de la "transmission" de l'orange - au secours...). Autre défaut pesant, on passe d'un personnage à l'autre de façon assez brutale, les montrant généralement en solo et les isolant ainsi dans leurs petits défauts, leurs petites qualités ; les interactions sont trop rares ici et ces dernières tombent du même coup également sous le joug de la caricature : on aura droit à la scène d'engueulade incontournable, puis à celle de l'apaisement (avec hug tripartite), puis à celle de l'entente cordiale raisonnée (popopoh). Déjà vu, déjà vu, déjà vu... Malgré une image soignée avec des couleurs chaudes, on risque de ne garder du film (heureusement plutôt court) que le tiède souvenir d'un film tristement banal. Mollé !
Chabat revient à ce qu'il a le mieux réussi au cinéma : l'adaptation des BD de notre héros national dans la Gaule occupée (toute ? non). Et ma foi, il retrouve sans aucun doute l'esprit d'Uderzo et Goscinny, à croire qu'il est tombé dedans étant petit. C'est étonnant de voir comment il arrive à imprimer sa marque là-dedans tout en respectant jusqu'à la dévotion le cahier des charges de la série (grand public, esprit gaulois, jeux de mots taquins...), comme il l'avait fait avec son long-métrage. Il s'appuie ici sur un album mythique, Le Combat des chefs, qui voit notre pauvre druide Panoramix neutralisé pour empêcher la distribution de potion magique, pénalisant ainsi l'ensemble du village aux prises avec l'armée romaine désormais supérieure. Plutôt que de déchainer la fureur militaire et s'assurer une victoire définitive sur Astérix et ses potes, César, c'est bizarre, décide plutôt de profiter de l'occasion pour monter un fumeux combat entre chefs gaulois censé lui apporter les pleins pouvoirs. On s'en doute, après moult péripéties, l'empereur sera à nouveau défait et le banquet aura lieu dans les formes, que l'on se rassure. Mais entre temps, le film sera passé par des périodes bien tendues, voire anxiogènes, faisant de cet épisode d'Astérix un des plus sombres de la série.
A partir de cet épisode, Chabat brode mille débordements de l'histoire et imprime une marque très personnelle à l'ensemble. Le premier épisode, par exemple, ose nous montrer l'enfance d'Astérix et Obélix, mettant en forme la fameuse malédiction qui veut qu'Obélix soit pour toujours interdit de potion magique. C'est drôle et inventif, mais on ne peut s'empêcher de tiquer, lors de ce début de série, face à la liberté prise et à la destruction du tabou ultime dans la BD : les personnages ne peuvent pas vieillir, le temps n'existe pas chez Astérix, et ce premier épisode sonne comme une hérésie. Heureusement, Chabat corrige vite le tir, revient dans les rails, et ses audaces seront (pratiquement) toutes judicieuses par la suite. Même quand il multiplie les clins d’œil au monde contemporain (une des marques de fabrique de la série), même quand il aligne les jeux de mots parfois triviaux, même quand il part dans des délires assez dingues (le dessin animé pour bébés quand Panoramix devient fou, le combat final pompé sur Matrix), il reste dans les limites, et c'est tant mieux : on veut certes retrouver son humour à lui, mais surtout celui de la série, et il aurait eu tort de le trahir. La planquée de stars dévouée au doublage s'en donne à cœur joie, dans un enthousiasme communicatif et un humour parfait (la palme à Zadi, qui campe un Romain minable hilarant, et à Lellouche, qui fait passer la stupidité d'Obélix avec tendresse). Ça foisonne de gags, de décalages, de petits détails qui passent parfois en une seconde et qui sont très drôles, de seconds rôles joliment observés, c'est très chouette. On regrettera juste la surenchère du dernier épisode, pour le coup too much dans la noirceur et le sérieux des combats (la première fois qu'Obélix reçoit une baffe par un Romain), et qui tombe dans le mauvais goût. Quant à l'animation, bien que pas très client de ce genre d'images de synthèse lisses et sans âme, il faut reconnaître que les gusses ont fait un excellent travail pour rendre le caractère des dessins d'Uderzo : couleurs profondes, décors tour à tour foisonnants ou réduits à des toiles de fond monochrome, expressivité des personnages, et même ces onomatopées qui interviennent sous forme écrite dans le film pour dynamiser une baffe ou souligner un mouvement. Bref, un moment très doux et agréable, avec quelques débordements pas très bienvenus, porté par une équipe compétente et une vraie personnalité à la réalisation : moi je dis, je prends. (Gols 08/05/25)
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Alors bon, avouons-le, quoique réticent au départ devant cette animation 3D que je trouve personnellement très laide (malgré les détails parfois saisissants que cela permet tout de même de rendre, qu'il s'agisse de l'herbe, de l'eau ou la couture des habits), j'ai fini également par tomber dedans (et puis il faut bien faire plaisir à l'enfant, aussi, parfois, qui finit par penser que le cinéma n'existe en fait qu'en noir et blanc). Tout en reconnaissant une vraie qualité chez Chabat qui est celle, en effet, d'apporter, musicalement ou visuellement, sa petite touche personnelle tout en essayant de rester dans l'humour de la "franchise" (pardon, de la frenchix), tout en ricanant parfois bêtement devant certains jeux de mots à la con ("homard et fraise"...) ou certains noms délirants propices à des calembours impossibles (Sucetteàlanix qui ne veut pas prendre de nom romain en "us" ; "Suffix ! derrière !"), j'ai eu un peu plus de mal à m'attendrir devant ces cinq épisodes de trente-cinq minutes sur le papier (le générique de fin représentant à chaque fois un tiers des épisodes...). Si certains décrochages marquent des points (cet univers d'attractions disneyen judicieusement parodié, les délires de Panoramix sous l'emprise de la folie), d'autres idées sont un peu moins réussies et souvent longuettes (l'odieuse mère de César, les commentaires avé accent du combat...). Quant au casting de "superstars" du doublage, j'avoue pour ma part avoir été déçu (certes, pas facile de passer après Claude Rich en Panoramix... voire Roger Carel) tant les voix, en général et à mon humble avis, manquent cruellement de relief ; pour un Chabat toujours très à l'aise dans l'exercice de la voix off (et ce depuis Les Nuls...), les autres compères livrent une performance assez terne qui ne permet guère de donner véritablement "de la vie", de la singularité, à ces personnages de synthèse. Enfin, pour finir malgré tout sur une note plus positive, on sent Chabat, une nouvelle fois, très intéressé par les divergences entre Obélix et Astérix : ces multiples accrochages "en toute amitié" permettent, il faut le dire, d'insuffler un peu de "caractère" dans cette adaptation. Sympathoche, certes, au final, mais un peu trop tiré par les tresses. (Shang 09/05/25)
Privilège (et calvaire) des odyssées que de découvrir des métrages de (grand) réalisateur d'un intérêt particulier ou franchement limité. On est plutôt ici dans le limité, puisqu'il va s'agir ici de revenir plus de vingt ans plus tard sur les lieux du tournage de L'Avventura, sur l'île éolienne de Lisca Bianca ; un plan d'ouverture de douze heures au moins qui nous permet de faire le tour de l'île en bateau : on sent ainsi dès le départ qu'on va sacrément s'amuser pendant une heure. On va donc redécouvrir cette île, sous toutes ses coutures, avec quand même en prime de larges extraits du film - quand les extraits se déroulent sur l'île, on voit bien le parallèle qu'il y a à faire entre les deux, quand il s'agit d'extraits en dehors de l'île, on reste plus circonspect... Comme on n'a pas grand-chose à faire, on réfléchit éventuellement au sens que peut avoir la chose... On se dit, oui, c'est vrai, il était question de la disparition d'Anna (Lea Massari) dans le film ce qui mettait tout le monde en émoi... Vingt ans plus tard, tout le monde a disparu, n'est-ce pas finalement encore plus troublant ?... Bon, une fois qu'on s'est posé ce genre de question qui ne résout et n'apporte rien, on a quand même hâte que cela aille le plus rapidement possible à son terme... Alors bon, il faut tout de même signaler que sur cette île, pendant le tournage, auront également lieu des sortes de relevés scientifiques : des petits bonshommes orange plantent des drapeaux et attachent des ballons multicolores qui finiront par se détacher et s'envoler gracieusement dans les airs (et de polluer la planète, merci) ; on n'en saura pas plus sur la démarche... L'île demeure un lieu "d'expériences", c'est tout ce qu'on peut en dire... Notons enfin deux choses d'une importance capitale (...) : au milieu du doc, il y a un petit passage sur, semble-t-il, une actrice (Lea Massari ? J'attends confirmation des commentateurs les plus au fait) avec des lévriers qu'elle cajole et avec l'île en arrière fond. Une sorte de petit clin d’œil, donc, estime-t-on. Pour terminer (seuls les plus aguerris sont parvenus au bout de la chose), on assiste à la fin du doc à une ultime partie où cette fois-ci l'île est filmée avec en voix off des dialogues de L'Avventura. En un mot comme en cent, un moyen-métrage d'une heure uniquement pour les plus nostalgiques et les plus grands fans du film. Sinon, on reste quand même dans une niche documentaire d'une portée un peu restreinte...
Enfer et damnation, on va réellement de cimes en abysses dans la production télévisée de compère Chabrol. Ce film-là est une catastrophe à tous points de vue, tant dans son sujet que dans sa réalisation, dans le jeu des acteurs que dans le montage. On en vient même à douter qu'il est bien signé d'un cinéaste talentueux, tant tout y sent l'amateurisme le plus crasseux. Un jeune ténébreux (le cataclysmique Jean-François Garreaud, qui est là comme un poisson dans une cage) se fait inviter dans un asile de fous révolutionnaire : y est appliquée une nouvelle méthode consistant à laisser les fous en liberté et en quasi-autonomie, sans maltraitance ni emprisonnement. Au fur et à mesure de sa visite, les médecins et les patients tendent à se mélanger sans qu'on ne parvienne plus à distinguer les uns des autres ; lors d'un repas dantesque et infernal, les convives laisseront libre cours à leur folie, dans un débordement baroque que Chabrol voudrait bien délicieusement décadent et malaisant. On apprendra alors, saisi, l'affreuse vérité (qu'on avait deviné dès le départ), que je vous épargnerai avec mansuétude. On ne sait ce qui est le pire dans cette véritable bouse : le jeu des acteurs, improbable et ridicule, qui montre que Chabrol a une vision superficielle de la folie, qu'il en est resté à l'entonnoir sur la tête, et qui bousille tout ? la mise en scène illisible, lentissime, où quand on vous sert un verre on regarde pendant 17 minutes celui-ci se remplir avant... qu'on vous en re-serve un autre (l'ellipse n'est pas la figure de style la plus maîtrisée par le réalisateur) ? le scénario, aux buts décelables dès la deuxième minute, et qui passera ensuite son temps à étaler un mauvais goût affreux et une suite de scènes laides en diable sur le pétage de plombs de personnages surjoués ? la technique (photo gerbatoire, montage incohérent, musique répétitive, costumes de kermesse) ? Tout ça marche d'un seul élan, pour créer un objet complètement erratique, au rythme impossible, un étalage de criailleries et de cabotinage d'acteurs, qui lorgne du côté de La grande Bouffe sans en déclencher le malaise, ou du côté d'un Franju frappadingue, mais sans puissance. Un téléfilm pénible et moche.
Un Risi en mode tendresse, mineur et charmant : voilà ce que nous offre cette très jolie chronique de l'ordinaire, qui déploie toute une gamme de petites tristesses, de mélancolie poignante, de bonheurs éternels, dans l'Italie des années 60, et qui traite mine de rien d'un sujet très difficile (comment apprendre à devenir un père) par la douceur. Dino (génial Walter Chiari) est un loser intégral, fauché, menteur, immature, hâbleur, et il s'apprête à passer une journée difficile : il a la garde de son fils, qu'il ne connait pas, et qu'il doit occuper toute un jeudi... Tout oppose ces deux-là : le petit est éduqué dans une ambiance bourgeoise, cultivée, studieuse ; son père est un profiteur accumulant les petites combines. Vaille que vaille, à coup de saynètes drolatiques, ils vont pourtant traverser cette journée autant que Rome, et apprendre que, par-delà la barrière des classes, des âges et de la vision de la vie, il y a quelque chose de fondamentalement transmissible entre les hommes : l'amour et la tendresse. Le Jeudi est une sorte de transcription en mode comédie du Voleur de Bicyclette, avec lequel il partage maints points communs, à commencer par le long apprentissage d'un égoïste pour devenir un père valable. En un road-movie de minuscule envergure, qui va des plages de Rome aux petits cafés bondés, Dino apprend à connaître et aimer ce môme étrange.
Le regard très ironique habituel de Risi, qui s'exerce ici pleinement sur la population, constituée de gens assez ridicules, bimbos à deux lires ou matamores à gros muscles, se teinte pour cette fois de sentiments beaucoup plus pastels, et vraiment touchants. Par petites touches subtiles, le gars brosse un portrait de son pays tout de tendresse, atténuant le ton ravageur qu'il a dans ses autres films. On n'y perd en rien : le film, même comique, même léger, est très nostalgique et émouvant. Ça tient au double-mouvement opérés par les personnages : autant le père apprend de son fils, devenant plus posé et moins menteur à son contact, autant le fils fait de même de son père, découvrant que les adultes sont de grands enfants, et qu'on peut aimer les cow-boys ou déconner au foot même en étant son père. Tout ça reste en mode mineur, et la modestie du film lui est une qualité supplémentaire. Très touché, au final, par ce petit film vagabond et poétique.
Extase, forcément, de découvrir ce Shimizu que l'on pensait perdu, un Shimizu assez surprenant en soi dans cette façon très critique, trois ans seulement après la guerre, d'évoquer cette dernière. Si on savait déjà à quel point Shimizu était doué pour les "films de bus" (rappelons-nous tous ensemble le fameux Mr Merci - un point commun d'ailleurs qu'il partage avec Naruse dont tout le monde garde en mémoire le fabuleux Hideko receveuse d'autobus avec notre chère Hideko Takemine) et déjà engagé auprès des orphelins dans l'après-guerre - Les Enfants de la Ruche et ses dérivés), on le connaissait moins dans le registre de l'amertume critique. Il est question ici, venons en au fait, d'un simple voyage en bus dans les montages nippones et de la panne, du bus... A bord dudit bus, une bande d'éclopés en tout genre qui, on le découvrira au fil des mésaventures, semblent avoir tous subi, de façon terrible, les ravages de la guerre. Au départ, l'ambiance est pourtant assez bon enfant, on se lance dans de petites piques entre passagers sur un ton assez rigolard, et même si certains chougnent quelque peu en raison des pannes répétées du bus, on tente plus au moins de garder le moral... Seulement voilà, un arrêt prolongé en haut d'une colline va plus ou moins porter les êtres déjà fatigués par le voyage à s'épancher, à faire déborder leur vase émotionnel. On va ainsi se rendre que tous les malheurs de nos pauvres hères ont un lien direct avec la guerre : qu'il s'agisse de l'unijambiste (un blagueur en soi mais ce pied de grue et la présence d'un ancien commandant parmi eux va le faire disjoncter), de l'aveugle (je vous avais prévenu , on a un vrai casting pour Artus), du sourd (oui, il y en a aussi un... mais reconnaissons que sa surdité ne semble pas forcément liée avec les combats. Bon), ou de cette pauvre orpheline (gros chagrin qu'elle ne parvient plus à cacher lors de cet arrêt forcé), chacun ira de son petit couplet sur les conséquences effroyables de cette guerre dans laquelle on les a jetés comme un vieux cheval vers l’abattoir. L'ancien commandant en prendra notamment pour son grade (et son mea culpa ne dissipera aucune rancœur). Mais on se rendra compte également que, même sur un point de vue purement sentimental, les dégâts de la guerre sont aussi présents... La "star à lunettes de soleil", ancienne danseuse, et le conducteur de bus (qui cache bien son jeu depuis le départ) révèleront également sur le tard quels furent leurs liens et tout l'impact néfaste de la guerre sur leur relation. Ce simple petit trajet en bus devient un véritable convoi de "blessés" dans leur chair et dans leur âme de la guerre.
Pas gai, pas gai, me direz-vous... Eh bien pas tant que cela, bonnes gens... Car même si sous ce soleil éclatant, les blessures s'ouvrent à nouveau, il y a toujours chez Shimizu à la fois des personnes au discours positif (l'aveugle, un modèle de résilience) et une ultime scène pour garder une ouverture sur une once d'espoir. Car oui, ne nous voilons pas la face, cette guerre fut un carnage, une véritable "perte" pour tout le monde. Mais la vie continue, l'amour n'est jamais tout à fait mort, et il peut y avoir encore dans ce bus les germes d'un avenir radieux pour deux personnes qui s'aiment ; qui peinent certes jusqu'alors à l'avouer, mais on sait bien que le coup de la panne finit toujours par porter ses fruits. Au final, un Shimizu qui baigne dans l'amertume d'un passé destructeur mais qui continue bon an mal an à aller de l'avant, coûte que coûte (à l'image de ce gamin qui "rentre dans les rangs", et qui finit par payer sa place pour rallier sa prochaine étape dans une des dernières scènes). Bus stop ou encore ? Encore !
Working with Marilyn Manson (2007) : oui, alors là, on est carrément dans l'anecdotique dans tous les sens du terme. Lynch répond aux questions de fans et se voit donc interrogé sur sa rencontre et son travail (un titre du groupe faisant partie de la bande originale de Lost Highway) avec Marilyn Manson. Eh bien croyez-le ou non mais Lynch adore sa voix unique et sa sensibilité par rapport à la musique. Bref, il aime beaucoup et on en est fort aise. (Shang)
David Lynch Cooks Quinoa (2007) : on est là résolument dans quelque chose de plus fondamental ; après les goûts musicaux de David, David cuisine... Ce petit film de gourmet est monté à la hache et l'on trouvera, personnellement, plus d'intérêt, dans les digressions du cinéaste que dans la recette elle-même... En attendant que le truc prenne forme, Lynch se serre un verre de vin, fume sa clope et se lance dans des bribes d'anecdotes à la con tirées de divers voyages - oui, même quand il est question d'un truc aussi terre-à-terre que la cuisson du quinoa, Lynch trouve toujours le moyen de partir un peu en vrille. Bon, ceci dit, cela ne reste pas un court-métrage fondamental pour comprendre ses visions artistiques. Cheers. (Shang)
Blue Green (2007) : beaucoup plus intéressant ce petit film où là encore le travail sur la bande-son ajoute une plus-value extraordinaire à ces images d'un gamin qui sautille ou de cette femme apparemment perdue (une femme seule, un carrelage et pfiut, on sait déjà qu'on est dans du Lynch pur et dur) ; une musique frénétique et on a l'impression que le gamin court un danger qui l'attend à chaque recoin. Le bruit d'un gamin qui pleure ou des rires diaboliques et on se dit que cette femme errante n'est pas non plus à l'abri d'une mauvaise surprise... Les futures victimes de cet homme filmé en plongée au début de ce court anxiogène ? Pas forcément. Même si on ne comprend pas tous les tenants et les aboutissants de la chose (fugace apparition de Lynch en photographe sur la fin), il faut reconnaître au cinéaste cette capacité incroyable à planter une ambiance malsaine, malséante en deux temps trois mouvements - et quatre sons. (Shang)
Gucci by Gucci (2007) : Une nouvelle publicité pour la route : on reste dans le chic (un hotel luxueux, de belles toilettes), dans la sensualité et le volupté (une blonde et une brune dansant sur la musique vintage de Blondie), dans le luxe et le bon goût (unité visuelle dans le choix de ces tons noirs et or)... C'est bien joli tout cela mais guère original jusqu'à ce Lynch filme les lustres et monte le son : tout d'un coup on entre dans un univers un peu plus tourmenté et enivrant, plus extatique et incandescent ; oh, c'est peut-être peu de chose mais ce petit passage "électrique" nous démontre que le maître est tout de même parvenu à mettre son petit grain de sel dans cette production si luxueuse et lisse. (Shang)
Out Yonder (2002-7) : #1 : Neighbor Boy : Out Yonder - Neighbor Boy marque le retour de Lynch aux manettes et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il est bien barré. Voilà un court métrage déconnecté qui montre, dans un montage assez laborieux, un dialogue entre deux personnages au langage particulier. Après une longue plage de silence "bruitiste", on voit le père Lynch himself dialoguer avec un jeune homme, et le monde extérieur se déchainer contre eux : bruits divers et variés, ombre du voisin, le tout devant nos deux lascars qui inventent une langue inconnue. Bon. On a plutôt l'impression d'un gag, ou d'un essai pour autre chose, ou d'un machin pour étudiant en Beaux-Arts, que d'un film en bonne et due forme. On valide quand même en notant la singularité de la chose et l'humour insaisissable qui s'en dégage. Lynch étire le temps, travaille sur une absence de motifs et d'explications, et fabrique un de ces trucs assez inquiétants dont il a le secret. Bien bien. (Gols)
Après avoir joué subtilement sur la stéréo, la tête de Lynch allant de gauche à droite pour suivre l'action (on devine qu'hors champ un chien poursuit une volaille...), on retrouve nos deux compères (Lynch et un jeune homme) coiffés d'un bonnet et parlant, sur un ton aigu tel Oui-Oui et Potiron, un langage à grand renfort de "beezbee" quelque peu laborieux. Le voisin, un géant dont on percevra l'ombre, va venir déranger nos deux quidams demandant d'une voix laborieuse du lait avant de mettre le waï... Il faudra bien finir par céder pour faire partir l'intrus. On achève la chose sur une poursuite entre cow-boys et indiens (!), un épisode confus et bruyant qui viendra d'ailleurs conclure quasiment à l'identique les deux épisodes suivants. On s'amuse, surtout, de la tronche de Lynch, sérieux comme un pape, le visage fermé tout du long et parlant d'une voix fluette totalement décalée. Un véritable sketch qui aura deux séquelles tout aussi délirant. (Shang)
#2 : Teeth : Ce n'était pas forcément une bonne idée pour notre jeune homme, dans ce nouvel épisode, de se plaindre d'un vague mal de dent. Lynch s'improvise dentiste, fouillant sauvagement la bouche de son partenaire pour en extraire du métal, puis s'y attaquant avec une bonne vieille pince des familles. Une suite quelque peu saignante, il faut le reconnaître, mais qui ne se départit pas de cet humour pince sans rire - l'expression s'impose ici. L'attaque entre indiens et cow-boys conclue cette nouvelle réalisation définitivement sauvage... (Shang)
#3 : Chicken : Toujours plus loin, toujours plus haut ? Disons simplement toujours aussi starbé et inattendu, puisqu'il sera question ici d'un rat mort, d'un poulet dans le même état et d'un mystérieux seau rempli d'eau... Je vous laisse deviner ce que notre jeune homme ingurgitera parmi ces trois éléments... Ça discutaille en tout cas ferme entre nos deux personnages notamment autour de ce seau... Que peut-il contenir ? La curiosité est un vilain défaut, l'un des deux partenaires en fera les frais... Quant au final, on ira de surprise en surprise, Lynch explorant ici un humour pétaradant quelque peu scato qu'on ne lui connaissait guère. Pet final. (Shang)
Boat (2007) est un étrange voyage commenté en voix off : une femme est embarquée sur un bateau pour un trip hébété qui l’emmène vers une destination inconnue. Lynch tente le truc des images vidéo banales qui deviennent chargées de mystère par la seule force de l’imagination et de l’évocation. Ça marche : le film est très tenu, réalisé en caméra subjective comme s’il nous embarquait nous-mêmes dans son univers. Un gros plan sur une spirale de cordes, une main qui attrape une manette quelconque, un plan nocturne sur le sillage laissé par le bateau, et on plonge dans la Lynch touch. Le gars est bien toujours aussi sombre et abscons, et c’est pour ça qu’on l’aime. (Gols)
Absurda (2007), extrait de Chacun son Cinéma, est une merveille qui condense en 2 minutes toute la fascination que Lynch éprouve pour le cinéma, et toute la fascination qu’il nous fait éprouver. Sorte de prolongation de Inland Empire, c’est une nouvelle proposition sur la force du regard, et surtout sur la condensation de celui-ci sur l’écran. Un plan large sur une salle de ciné, quelques motifs plus ou moins effrayants qui s’agitent sur la toile, un cri, quelques bribes de dialogues, une musique hantée, des ruptures de ton qui arrivent comme des couperets : c’est magnifique, abstrait certes mais habité comme c’est pas permis. Et ça soulage de voir que Lynch n’est pas devenu le pur réalisateur de concepts qu’il laissait apparaître dans Inland Empire. Son cinéma est toujours aussi hypnotique. (Gols)
Bug Crawls (2007) est plus mystérieux. Dans une ambiance gothique particulièrement inquiétante, on voit une maison, un zeppelin et un insecte étrange, qui bougent lentement. L'insecte grimpe sur la maison, puis tombe et on termine sur un gros plan sur la porte de la maison qui s'ouvre pour laisser entendre une activité électrique à l'intérieur. Bien bien bien. On ne peut pas s'empêcher de regarder ce film, un peu hypnotisés, un peu interloqués, un peu dubitatifs aussi. C'est juste que Lynch nous bluffe complètement, jouant sur le déceptif et le "presque rien", nous laissant extrapoler ou interpréter à notre aise. Rappel de ses expérimentations électriques récentes ? tentative sur la peinture mouvante ? ou simplement une envie passagère ? On ne tranchera pas. (Gols)
Lamp (2007) est un court-métrage informel dans lequel Lynch montre comment il fabrique une lampe. C'est pas grand-chose, cette lampe, d'ailleurs, un bout de bois, 2 couleurs et vas-y, roule. Mais ça fait du bien de voir notre gars travailler la matière. Il y met autant de cœur que possible, et même si le résultat est loin d'être génial, on apprécie. Pour ce qui est de la réalisation, ma foi, pas grand chose à dire, c'est même à se demander pourquoi il a voulu réaliser un tel film : son hésitant, musique affreuse omniprésente, pas de mise en scène. Juste quelques moments un peu marrants, quand Lynch prend une "petite noisette" ou une clope pour réfléchir. A part ça, un film qui n'existe que pour prouver qu'il est bien l'auteur de ladite lampe. (Gols)
Industrial Soundscape (2007) est un clip pour un son que Lynch a trouvé dans les lambeaux de son imagination. Chaque partie du petit décor diffuse un son, fabriquant un film hypnotique et minimaliste dont il a le secret. C'est futuriste et rétro à la fois, on voit des machines et des formes étranges se répondre, et une bizarre mélancolie se dégage de ce film éternellement recommencé : peut-être parce qu'il est privé d'êtres humains, peut-être parce qu'il est d'un gris insistant, peut-être parce que l'orage se déchaine, peut-être pour tout ça en même temps. Mais on a l'impression d'une machine que rien ni personne ne pourra arrêter... (Gols)
Avec Intervalometer Experiments (2007), Lynch semble expérimenter quelque chose, peut-être pour sa peinture ou pour ses films. Il fait glisser la lumière le long d'un décor d'escaliers, et observe comment elle modifie l'espace et les contrastes. Bien sûr, comme c'est Lynch, il ne se contente pas de ça, et y ajoute un son étrange, inquiétant et barré, mélange de sons industriels et de bruits de mer (je crois). En tout cas, voilà un film assez fascinant, qui fonctionne comme une pure expérience sensorielle. Le simple fait de faire bouger les motifs (des arbres, des barreaux) en ombre sur l'escalier crée un univers prenant, on n'en demandera donc pas plus. (Gols)
Ballerina (2007) est objectivement très chiant. C'est une nappe de musique typiquement lynchienne, sur laquelle une danseuse classique fait des entrechats, des sauts-de-biche, et des écartés de jambe. Lynch filme ça avec suavité, multipliant les fondus-enchaînés trop class et les ralentis sirupeux, les flous artistiques et les ambiances de brume. On ne voit pas trop ce qu'il a tenté de faire, à part une caricature de lui-même, et un exercice de ringardisme assez pénible. On reconnaît, dans certains flous, le motif éternel de Lynch, la flamme, on reconnaît parfaitement son style lent, légèrement inquiétant alors que tout n'est que luxe, calme et volupté ; mais à part ça, ces 12 minutes passent comme 2 heures. (Gols)
Twin peaks Festival Greeting (2008) : Lynch est spécialisé dans le "montage inversé" (tourner la scène et la montrer à l'envers) ; il se colle à l'exercice pour encourager les participants à ce festival ; vautré par terre, assis sur une chaise, la lumière en plein visage, notre homme fait le pitre de façon sérieuse et tente de donner ses trois commentaires du jour. Une facétie encore et toujours décalée pour évoquer cette série "en marge" et les fans d'icelle. On se dit que le bonhomme doit quand même pas mal cogiter avant de servir son petit numéro de clown "inversé". La mise en scène, même lorsqu'il s'agit de lui-même, il maîtrise, l'animal. (Shang)
Hollyshorts Greeting (2008) est résolument fendard. Une petite chose d'à peine 4 minutes réalisée pour les Hollyshorts Visionary Award en 2008 où l'on retrouve toute la truculence et l'humour de Lynch, des conseils pour les jeunes cinéastes et un concept de mise en scène au taquet. Toute la séquence est montée à l'envers donnant l'impression d'un Lynch se mouvant dans un espace temporel particulier et avec un rythme définitivement propre à lui. Il fait des tours de magie, jongle et assène des phrases philosophiques d'une importance indéniable : « focalisez-vous sur le donut, pas sur le trou » ! Des conseils pleins de bienveillance envers ces jeunes cinéastes qui se doivent de suivre leur voie et de prendre plaisir à leur taff. Une petite présentation très enlevée (Lynch qui danse, même à l'envers, c'est renversant) qui se termine en apothéose avec trois danseuses porteuses d'un message de paix. Lynchissime. (Shang)
Retour aux sources avec un clip réalisé pour Moby pour son morceau Shot In The Back Of The Head (2009) : on retrouve à travers ces images d'animation cradingues les inspirations des débuts, celles d'Eraserhead, mais on retrouve aussi la veine salace de Dumbland. C'est assez abscons, et je ne suis pas sûr que la musique (très moyenne) de Moby était tout à fait dans cet esprit-là : dans une ville sombre striée de traits noirs, un homme embrasse une tête de femme. Une main armée d'un revolver apparaît (le mari ?) et explose notre homme in the back of the head donc. S'ensuit une échappée dans les limbes sur fond de marasme glauque. Si on reconnaît la patte du David, on ne peut que constater que son inspiration tend sérieusement à devenir torve, à travers un ésotérisme brumeux et malsain qui manque un poil de lumière. Certes, Lynch n'a jamais été un joyeux drille, mais cette nouvelle production l'enfonce un peu plus dans un univers fermé, solitaire et trop mystique pour être honnête. Reste que c'est toujours une bonne nouvelle de voir un nouveau Lynch, et que, comme expérience glauque, ce clip vaut le détour. (Gols)
Dream #7 (2010) est, comme son subtil titre l'indique, un rêve de Lynch mis en image. Et comme les rêves de Lynch, on s'en doute, ne ressemblent en rien aux nôtres, on a droit ici à une imagerie à la Dali, à base de rideau de théâtre (là, on est en terrain connu) et d’œufs qui flottent, donnant naissance, après quelques métamorphoses eraserheadiennes assez repoussantes à une boule lumineuse, le tout sur une base de sons effrayante et dissonante. Si on n'avait déjà vu nombre de délires lynchiens auparavant, on serait sur le cul devant ces quelques secondes aussi flippantes que surréalistes ; mais là, on a tendance à trouver que le gars se répète un peu, à moins qu'il n'ait voulu affirmer que ces motifs habituels (le rideau, le fœtus) ne soient effectivement des motifs récurrents dans son inconscient, et donc dans son cinéma. Gentiment décalé. (Gols)
Lady Blue Shanghai (2010) : Dior (et John Galliano en directeur artistique qui est donc passé depuis des limbes lynchiennes aux limbes éthyliques fascisantes...) a eu la bonne idée de commander ce petit clip au gars Lynch qui passa donc dans ma contrée sans même m'en avertir (le respect dans tout ça, oublie...). Une histoire forcément claire comme l'eau du Huangpu avec une Marion Cotillard qui va avoir la surprise de trouver dans sa chambre d'hôtel non point une oreille, mais une sacoche Dior bleue opalescente. Prise de panique, elle appelle la sécu, leur conte la trouble légende qui se cache derrière la construction de la tour shanghaienne de la Perle de l'Orient avant de se faire elle-même "happer" dans une étrange vision avec un amant qui a bien du mal à se matérialiser... Comme la fleur qu'il lui offre avant de "s'évanouir dans la nature" se retrouve dans la fameuse sacoche de la chambre, difficile de ne pas voir là-dessous un petit discours subliminal (hum) : entre la femme et les produit de la marque en D. se cacheraient des histoires d'A., euh, immatérielles presque... C'est bien sûr et bienheureusement accommodé à la sauce lynchienne avec musique d'ambiance qui fout les boules, agents de la sécurité filmés en plongée guère rassurants, effets spéciaux aveuglants et rideau rouge... L'échappée belle de Marion et de son amant (filmée à la "high speed caméra" apparemment) est captée de façon à laisser dans les rétines des "traces d'image éminemment oniriques" (ouais, avec Lynch, j'ai décidé de me lâcher...) et le petit citoyen shanghaien que je suis ne peut que s'amuser ici ou là à retrouver les lieux qu'il arpente quotidiennement vus à travers le prisme lynchien. Beau "coup de pub"... fatal au John (certes) qui est parti rejoindre le monde situé derrière le rideau rouge... (Shang)
Ah oui, un beau coup, voilà le Lynch qui revient à un style très class, tout en élégance. La ville de Shanghai lui va bien au teint, avec ses lumières multicolores, son ambiance urbaine et son dépaysement oriental, et il ne se prive pas de la filmer très joliment. Marion Cotillard (excellente dans le trouble qu'elle éprouve devant les deux gardes du corps, moins dans les rues de la ville) est balancée dans ce cinéma à l'arrache, un peu comme elle est anachronique dans la ville chinoise. Lynch brosse une vague histoire étrange et troublante, mêle quelques-uns de ses motifs habituels, ajoute une petite innovation technique (qui donne un beau "brossé" au film), et revient très en forme, à croire que le cinéma le démange à nouveau. Tout est dans le rythme, très lent, presque hébété, de la chose, et dans les angles de caméra, traités en focale longue même dans les décors vastes du hall d'hôtel. Après, le scénario n'est que de peu d'importance, et ne sert qu'à valoriser le logo de la marque habilement mis en valeur par la star. Un bien bel objet. (Gols)
Lion of Panjshir (2010) est un clip réalisé pour la chanceuse et mimi Ariana Delawari. Lynch, très deus ex machina, développe toutes les chansons issues de l'album de la belle, et met à chaque fois en scène de façon différentes ses rengaines. Le seul principe : la belle est sur scène, devant un rideau rouge qui rappelle celui de Mullholand Drive. Mais avec des petits trucs de maquillage, de costume ou de caméra, Lynch habille chacune des chansons, dans une sorte de déclaration d'amour touchante à la jeune femme. Ça tremble, ça se déguise en Egyptienne, ça glame, ça se met une grosse fleur sur la tête, ça s'amuse avec les lampes, enfin c'est une sorte de compil de Lynch. C'est pas grand chose, mais la simplicité de la chose, qui rompt avec le raffinement de la pub précédente, fait chaud au cœur. (Gols)
The 3 R's (2011) est une merveille de n'importe quoi. Difficile de décrire ce qui s'y passe, tant la rafale d'impressions, d'images, de sons qui vous déboule sur la tête vous fait passer par toutes les émotions du monde (et le tout en une minute et demie). On flippe parfois, quand un type vous montre des cailloux comme s'il s'agissait de talisman, ou quand une sorte de cul-de-jatte s'agite par terre en écrasant des canards en plastique invisibles qui font pouic (oui) ; on rigole parfois, quand Lynch fait des allusions à l'école (ce cri tordu "SCHOOOOL" vous déchire l'âme et les tympans) ; on lève parfois un sourire circonspect, tout le reste du temps. On reste bluffé par sa façon inimitable de foutre les jetons en un seul plan ou un seul son (ici, un bourdonnement de mouche parfaitement odieux). Ce type est un malade. (Gols)
David Lynch : I Have a Radio (2011) et il en est fier. Un concept très minimaliste pour ce clip qui assène dans une ambiance de guitare lourde qu'il a bien une radio. Deux pantins, deux homoncules, l'un plutôt noir, l'autre plutôt blanc et lorgnant son camarade, dansent en cadence, balancent les bras en rythme et s'arrêtent soudainement quand ils ressentent une petite respiration dans la musique. C'est, pour parler de Lynch, un peu galvaudé, mais le fait que cette petite animation éminemment répétitive est diablement hypnotique. Un très bel exercice de gym-tonic à la coule. (Shang)
I touch a red button man (2011) est un clip réalisé pour Interpol et son morceau "Lights". On y voit une espèce de monstre à gros nez appuyer compulsivement sur un bouton rouge, et ça déclenche une avalanche de boules rouges. Lynch fait dans le minimalisme et le mystérieux (pas de rapport entre ce qu'on voit et les paroles de la chanson), et nous sert un petit machin déstructuré dont il a le secret. Rien de génial, mais la répétition des mêmes motifs, le non-sens de la chose, le côté "bricolé sur une table de montage", et la jolie chanson d'Interpol font le charme de la chose. Ça serait pas du Lynch, on aurait pas même jeté un œil à la chose, mais on est bien content quand même. (Gols)
Avec Crazy clown time (2012) ça rigole beaucoup moins, et c'est même tout simplement effrayant. Sur une musique déclavetée du maître himself, on regarde les actes étranges d'une bande de punks désespérés, installée autour d'un brasero. Ça boit de la bière, ça se fout à poil, ça s'immole, ça crie, et ça frappe des poings pour marquer le rythme, martial et binaire, du son. Ça rappelle les plans tordus et glauques de Inland Empire, et ça a le même côté nihiliste, noir, post-apocalyptique. Ces gens agissent sans queue ni tête, et la seule chose qui les meut c'est le désespoir. Comme Lynch (qui fait de multiples apparitions sur le grand écran posé sur le sol) tord sa voix pour en faire un machin suraigu et salace, ce qui ajoute encore à l'aspect distordu et mal-aimable de ce clip, on finit par se convaincre que Lynch est peut-être en train de traverser une crise... (Gols)
Idem Paris (2013) est un documentaire assez clinquant sur une imprimerie de luxe parisienne. On y voit, dans un noir et blanc élégant, des types bosser à la reproduction d'un tableau. Mais, comme pour Eraserhead par exemple, c'est plus la machinerie que les humains qui intéresse le gars. Lynch filme les pistons, les pompes, le lent mouvement éternel de va-et-vient des plateaux, et regarde fasciné le travail se faire, dans un mélange de "à l'ancienne" (on tape sur les trucs avec une clé, le travail manuel est encore très important) et de modernité (ces machines ne sont pas éloignées des rythmes répétitifs de sa musique). Un petit film en retrait du maître qui, pour cette fois, ne se met pas en avant et un cadeau fait à cette imprimerie. (Gols)
Memory Film (2012) : En hommage à une galerie, ce très joli petit court sur la mémoire artistique, assez énigmatique au départ (Lynch, la main sur les yeux, est filmé... faisant un effort de mémoire ?) mais qui prend forme et sens alors que les différentes pièces s'assemblent... Au départ, entre deux images de l'ombre d'un avion, on se demande un peu ce qui se joue dans sa tête : un œil coctesque, une chips (!), un Père-Noël (...) tournent autour de la tête (chercheuse) de Lynch... Puis le collage se fera (ah oui, non, ce n'était point une chips...) et l'objet artistique apparaîtra (une figure, oui une "figure" dans tous les sens du terme...). Il y aura presque du Godard dans ce montage/collage et cette "collision" entre un avion assourdissant et cette vision qui finit malgré tout par prendre forme. Intrigant, inattendu, lynchien quoi. (Shang)
Came back haunted (2013) est un cauchemar éveillé réalisé pour le morceau de Nine Inch Nails. La musique est déjà violente en elle-même, mais Lynch y adjoint un clip frénétique (qui donne des crises d'épilepsie, prévient un message au début) à faire pâlir le plus punk des punks. Une succession d'images qu'on a à peine le temps d'entrevoir : une espèce de monstre entre insecte et fée, une créature qui a quelque chose du requin et de l'avorton, des carrés rouges qui viennent strier tout ça, des flashs de lumière, des nuages de bombe atomique, et pour parachever le tout, le chanteur de NIN en mode tremblé-saccadé qui vient nous hurler que la mort est proche. C'est éprouvant, et en même temps ça colle bien à la musique, et on reconnaît bien là les inspirations eraserheadiennes de Lynch. Le gars s'offre une deuxième jeunesse avec ce clip violent, et on est bien content. (Gols)
La pub Louboutin Rouge (2014) est assez brumeuse, et tout ce qu'on peut en dire, ou presque, c'est que le rouge est bien la couleur lynchienne. Le gars se paye des images de synthèse assez laides, puis décline à l'envi la thématique du vernis à ongles, en déstructurant une chaussure, en photographiant des mains de femmes, en déifiant la forme pure du flacon de la marque. Bon, plus qu'un sens, c'est un esprit qu'il faut chercher là, et l'esprit y est : classe, élégance, luxe, raffinement, bref, Christian Louboutin c'est pas pour les ploucs. Ok, c'est noté. (Gols)
On enchaîne avec la pub pour le David Lynch Coffee (2015), puisque le gars se diversifie aujourd'hui tous azimuts. Bon, on ne va pas hurler au génie, c'est une série d'images sur des tasses de café, des machines à café et une femme qui boit du café en s'exclamant "Oh yeah !" (le mot apparaît à l'écran inscrit avec du café). Pour une fois, on voit directement un lien entre le clip et le produit, c'est déjà ça. Lynch parvient tout de même à rendre la chose légèrement étrange et inquiétante, on ne change pas une équipe qui gagne, peut-être à cause de ces images fixes, ou de l'expression à la fois extatique et froide de la belle. Pas le premier film à regarder de Lynch, c'est sûr. (Gols)
Fire (2015) : Lynch nous sort de derrière les fagots ce court de dix minutes, un film d'animation réalisé en 2015 avec la collaboration de Noriko Miyakawa (à l'animation justement) et celle de Marek Zebrowski à la musique (violonneuse et dark). L'ambiance générale est définitivement cauchemardesque, un adjectif très pratique pour résumer l'ensemble de la chose et surtout très utile quand on ne comprend pas grand-chose à la logique du bazar – mais faut-il toujours tout comprendre des intentions du cerveau lynchien, j'ai presque envie de dire non. Il est question d'allumettes, de feu (brandi par un être peu rassurant) avant qu'apparaisse un paysage plus apaisé : une simple maison et un arbre. Seulement voilà, on ne va pas rester longtemps devant cette vision rassurante : un ver-spermatozoïde inquiétant descend du ciel, une déferlante de gros grains noirs s'abat sur le paysage comme si quelqu'un avait chié dans le ventilo du temps, puis la maison et l'arbre prennent feu : bref c'est l'apocalypse... et ce n'est pas fini dans les impressions étranges et guère rassurantes ; une sorte de visage fantomatique apparaît, genre cri munchien, puis des êtres (un croisement entre des caribous et des arbres) viennent sillonner ce paysage de désolation. Il est clair que Lynch avait vu bien avant le Pr Raoult tous les problèmes à venir... On est dans un de ces petits trucs noirs sortis tout droit des tréfonds du cerveau lynchien, une chose que l'on regarde en se demandant comment le gars peut avoir de telles visions – à croire que le gars, dans ses méditations quotidiennes, visite le pays des morts… Lynch est capable de mettre le feu à votre déprime, et c'est nickel... En prime, avec ce lien, vous aurez droit à la météo quotidienne donnée par Lynch himself - un petit rayon de soleil en quelque sorte, après cette œuvre au noir. (Shang)
What did Jack do ? (2017) : Du Carax, du Lynch, aujourd'hui on régale alors que des trombes d'eau sont en train d'engloutir Mayotte. Jack, le singe, donc, a-t-il fréquenté des poules, oui disons, pour être plus clair, a-t-il fréquenté de la volaille ? Jack fut-il membre du parti communiste ? Jack est-il un assassin ? Pour démêler cet écheveau, le Détective David Lynch est heureusement aux commandes. Le singe, dans cette gare où les trains sont bloqués, cherche-t-il à fuir ? Il aura du mal, en tout cas, à se défaire du regard scrutateur de Lynch et de ses questions de plus en plus inquisitrices. Le singe se défend (moi, un tueur ?), se marre (un orang-outang comme témoin, cela ne fait pas le poids), chante même (une chanson d'amour déchirante, surtout pour les tympans, mon Dieu - j'ai toujours suspecté Lynch d'être un peu sourd, ou en tout cas d'avoir l'oreille "déréglée"... son sonotone dans Twin Peaks, c'est pas forcément une private joke) et jure ses grands dieux qu'il n'a rien à voir avec ce crime. Il est nerveux quand même... Petite gâterie lynchéenne où l'on retrouve le ton du maître qui oscille entre le plus grand des sérieux (Lynch acteur, c'est un régal) et la situation la plus absurde (ce pauvre singe suspecté... qui parle avec une voix nasillarde à vous fendre l'âme en huit). Il n'y a décidément que ce cinéaste pour oser ce mix où le grotesque le dispute au réalisme. On pourrait rire du concept et le balancer au bout de trente secondes, mais non, au bout de trente seconde on est à fond dedans, dans ce film noir d'un autre temps, avec ce suspect qui n'a pas l'air si innocent sous son poil hirsute. L'ambiance est tendue comme une liane mais on apprécie malgré tout tout du long les expressions du cru utilisées par les deux protagonistes (des expressions anglaises de derrière les fagots (qui usent beaucoup d'images animales justement), la traduction française tentant de rendre la donne à sa façon). On a l'impression d’ailleurs parfois qu'il s'agit plus d'une joute verbale autour d'expressions bien nases (à celui qui balancera la plus ringarde) que d'une discussion policière sordide autour d'un meurtre. Cela se joue entre les deux et c'est sûrement dans cette faille que l'humour de Lynch s'exprime le mieux. La meilleure interview de tous les temps d'un singe (qui n'en mène pas large), une nouvelle œuvre de Lynch (ressorti d'un tiroir et de son cerveau malade) aussitôt culte. (Shang)
David Lynch's Comic-Con Message (2017) : le cinéaste s'adresse aux futurs spectateurs pour le grand retour de Twin Peaks ; forcément notre homme, jamais avare de gags en chambre, est constamment interrompu ; qu'il s'agisse du type qui se trompe bêtement d'étage ou d'un cow-boy à cheval, il va y avoir du barouf et de la casse. Lynch, comme d'hab, parvient à rendre vivant le hors-champs en utilisant simplement des bruits qui dopent intensément l'action. C'est cocasse, délirant, drolatique. Une bien bonne adresse pour mettre la joie et la bonne humeur. (Shang)
Ant Head (2018) : Clip vidéo en l'honneur de l'album "mythique" Thought Gang (disparu puis réapparu) auquel participa l'incontournable Badalamenti. Pendant que les batteries se déchainent sur ce morceau musclé et jazzy, on a droit pendant dix minutes (ah oui, c'est exigeant) à une très jolie tête (made from cheese) munchienne envahie par nos amis les fourmis. L'effet est bœuf. L'image passe en négatif sur les trois-quatre dernières minutes, la musique est toujours omniprésente - et violente - alors même que l'histoire (sanglante) d'un certain Pete est contée. Si visuellement, sur treize minutes, il faudra se contenter de peu, on pourra tout de même justement apprécier cette jolie bataille musicale qui réveille son homme et fait fondre le fromage. Une musique qui pète et qui donne forcément des fourmis. (Shang)
The Story of a small Bug (2020) : Tonton Lynch nous conte cette paisible histoire de ce pauvre insecte tentant tant bien que mal de rentrer chez lui mais retombant inlassablement en bas de la colline. Puis l'on passe à l'illustration. Et c'est la tragédie. Même dans le minimalisme, il y a du drame, du suspense et de la violence. Plus dure sera la chute et Lynch de se faire plaisir sur des petits bruits de succion assez glaçants. Mais il semble qu'on n'en ait pas fini avec ces histoires d'insecte, patience... (Shang)
The Adventures of Alan R. (2020) : Faut-il voir ici un hommage à Alan P. ? Que nenni, l'esprit de Lynch est beaucoup trop tordu pour être encore en phase avec notre mère la Terre. Une tête, un sol reconnaissable entre tous et une phrase, ouais, juste une phrase répétée qui coupe définitivement court à toute aventure. Je pense que Gols devrait se faire hameçonner par ce court qui tombe des cieux lynchiens comme une mouche dans un cours d'eau pour chopper une truite. Only Lynch peut oser des trucs pareils... (Shang)
How was your Day Honey ? (2020) : On tombe résolument dans l’œuvre a minima puisque là on est au niveau du gif, du fond d'écran d'ordi. C'est une jolie petite question à envoyer à votre douce (ou doux) même s'il y a indéniablement dans la chose un petit côté répétitif pour ne pas dire automatique (le travail sur le son, toujours) qui tourne à l'abrutissement voire à la folie douce. Bon, on ne va pas se quitter là dessus, c'est un peu terne. (Shang)
The Spider and the Bee (2020) : On se quitte avec un ultime reportage animalier et un suspense une fois de plus proprement insoutenable ; l'abeille va-t-elle réussir à échapper aux rets de l'araignée en usant de son dard ou finira-t-elle momifiée ? Outre le fait que Lynch ne doit plus avoir le temps de faire les poussières, on se dit qu'en vieillissant, les artistes (Marker et sa souris, Duras et sa mouche...) finissent par s'intéresser à des trucs pour le moins simpliste et minimaliste (et surtout proche : un court-métrage attend Lynch juste derrière la prise de son ordi). Bref. Il y a tout de même de l'habillage, musical (un fond inquiétant), sonore (le bruit des aiguilles à tricoter de notre spider, le vrombissement faiblissant de notre bee) et, allez, un ou deux jump scare... On reste quand même au niveau des plinthes ; il faudra s'en satisfaire pour l'heure, Lynch n'a plus 20 ans. Emballé, plié, bouffé. (Shang)
Donovan : I am the Shaman (2021) : Donovan is not dead, malgré sa tête de mort-vivant et son inquiétant collier, c'est même devenu un Shaman, refrain qu'il entonne avec une étrange résonance lynchienne, pour le coup, comme si certains sons et mots étaient enregistrés à l'envers. Clip a minima, dans un bon vieux noir et blanc de derrière les fagots, avec quelques effets interstellaires cosmiques de la plus belle eau en arrière fond et quelques images de vagues, également, vagues qui s'invitent au milieu du clip comme pour apporter un surplus de zénitude et d'infinitude. C'est filmé au débotté mais l'atmosphère est là. Tout ce que touche Lynch se transforme en troublante beauté d'un autre temps, on le sait. Donovan, 257 ans au compteur et encore debout - sha vanne. (Shang)
Donovan : Give me some a that (2021) : le Léo Ferré britannique pop (!) est de retour avec ce nouveau tube intersidéral et un clip filmé comme un film d'horreur : on te balance un éclairage mouvant dans la tronche et tu essaies de continuer de chanter - quand il arrête et que la musique se perd en distorsions diverses, on aurait presque les chocottes ; il faut acheter l'album, nous dit-on sur la fin, pour que Donovan puisse continuer de faire méditer ses étudiants ; franchement, tout ce que tu veux tant que tu arrêtes de chanter, vieux. (Shang)
Chrystabell & David Lynch : Sublime Eternal Love (2024) : Ah c'est ce qu'on peut appeler une chanson résolument éthérée, lynchéenne, avec ces vocalises claires, ces paroles susurrées par la sus-nommée Chrystabell dont les voix se chevauchent : d'où l'idée du clip, sûrement, de montrer les trois visages de la chanteuse côte-à-côte, visages qui chantent sa propre partition indépendamment des autres (et ce même si le premier visage, résolument dans l'ombre, n'a pas l'air d'être très actif). Les éternelles chansons d'amours douces qui semblaient pouvoir indéfiniment bercer le cœur du cinéaste et du musicien Lynch. (Shang)
We'll Deliver 'em (2024) : un petit film publicitaire pour annoncer la sortie de l'album : deux chauffeurs de loco sont remontés comme des pendule pour accomplir leur mission au plus tôt et le livrer : cela fait tant de temps que tout le monde l'attend, eux les premiers ; ça cause avec un bon vieil argot des familles ce qui ajoute forcément un petit ton comique à ce court qui va bon train. Tchou, tchou. (Shang)
Chrystabell & David Lynch : The Answers to the Questions (2024) : pas sûr qu'on ait une réponse très claire ici, mais on devra se contenter de cette bimbo rouge (poupée de cire babybel à la démarche quelque peu mécanique) et de cet être au faciès quelque peu monstrueux et lunaire qui semble irrémédiablement attiré par la voix de la belle mais pas trop non plus (quant à tenter de définir ce qui sort de la bouche de notre invité mystère, eh bien là aussi, mystère...) ; une pièce grise, glauque, avec une sorte de pouf végétal au milieu qui n'a pas l'air d'être encore tout à fait mort, sert de décor à ce clip très lancinant. De la créature féminine attractive, du monstrueux, de la salle peu ragoutante, un univers forcément lynchéen. (Shang)
The Moon's Glow (2024) : un petit extrait de film (oui mais lequel ?) avec des personnages doublés pour annoncer la sortie du futur album de Chrystabell et Lynch ; s'il est question, au début de l'extrait d'un disque dont il faudrait réécouter les morceaux, on se doute bien que cela va vite partir en quenouille (il sera en effet question plus tard d'une mule morte et d'une pomme...). Un univers cinématographique ultra vintage qui sert finalement à une petite comédie de l'absurde de la plus belle eau. Lynch is not dead. Yet. (Shang)
Pour la pub collective Un matin partout dans le monde (2000) consacrée aux panneaux d'affichages JC Decaux, Lynch fait le malin : parmi les 12 cinéastes conviés à faire un plan de 7 secondes (dont Wong Kar-Wai, Coppola, Proyas ou Wenders), il est le seul à ne pas filmer de panneau d'affichage, et à en faire plusieurs. Lui fait dans l'évocation, qu'est-ce que vous croyez, en cadrant des grands immeubles de Los Angeles, renvoyant aux grands pans de verre des pubs urbaines. Bon, ça passe très vite, c'est hyper contemporain et citadin comme il se doit, mais on sent bien que le film vaut plus pour l'accumulation de méga-stars aux manettes que pour le résultat proprement dit. (Gols)
Playstation 2 a commandé des pubs à Lynch, et à mon avis ils ont dû être un peu interloqués à la réception des choses. The third place (2000) est sûrement le plus barré des six, et le plus hallucinant. Dans une ambiance qui évoque la scène des portes dans Alphaville de Godard, un gars déambule dans une sorte de corridor, chaque coin de décor ouvrant sur des hallucinations diverses et variées : torsions de son visage, tentatrices sexys, nappes de fumée, trio de créatures effrayantes (dont un homme canard et un fœtus-momie). On ne sait pas ce que ça veut dire, on ne voit aucun rapport avec les consoles de jeu, Lynch lui-même conclut par un point d'interrogation, mais le fait est que voilà un objet purement lynchien qu'on n'avait pas vu depuis Eraserhead (dont il utilise beaucoup d'ingrédients, depuis le noir et blanc crasseux jusqu'à l'aspect cauchemar éveillé). Complètement schizophrène, démesurément poseur, et assez génial. (Gols)
On continue dans le très atteint avec le deuxième clip pour Playstation, The Wolfman (2000), gentil hommage au film de genre (l'épouvante) en même temps qu'aux origines du cinéma (le théâtre d'ombres, le papier découpé). Dans un travail sur le son qui s'apparente à une véritable symphonie de voix et d'effets, on regarde un type se fantasmer en loup-garou et traverser les galaxies, hyper excité par sa transformation. C'est parfaitement effrayant et visiblement très sous influence de psychotropes, mais ça fonctionne parfaitement : montage dopé, impression d'illimitation du monde et de l'imaginaire, style hyper contemporain, ça devrait vendre de la console de jeu comme des petits pains. (Gols)
Beaucoup moins intéressant, Bambi (2000), toujours pour PS2, est un simple gag pas super bien filmé et assez indigne du maître. Un petit faon adorable se promène dans un bois idyllique, et en parallèle un gros 4x4 s'approche. Le choc est inévitable, mais c'est le faon qui pulvérisera la voiture. "Un autre endroit, d'autres règles", nous indique-t-on. Encore faudrait-il, alors, que le film soit moins conventionnel dans sa forme et moins "rigolo" dans son écriture. Un clip qui aurait pu être réalisé par n'importe qui. (Gols)
Curieusement intitulée Rabbits (2000), la pub de PS2 suivante est en fait un seul plan très simple sur un chien en train de dormir, et de rêver (de lapins ?). L'idée est ultra-simple (pénétrez dans votre monde personnel) et fonctionne très joliment, grâce aux détails : une machine à laver qui tourne, un bruit hypnotique, une lumière spectrale, un mouvement de caméra presque angoissant. Contrairement à Bambi, trop découpé, ce petit film-là est tout en retenue, et il est beaucoup plus drôle et fin. (Gols)
Pas compris grand-chose au concept du film #5 (2000), qui n'a pas de titre a priori. Un bateau, deux hommes dessus, on jette des appâts sanguinolents pour la pêche, mais plutôt que de s'y mettre, un des deux hommes plonge par-dessus bord... Je sais pas... Je me contenterai donc de la forme du film : elle est terne, comme pour la pub avec le faon. Montage académique et cadres banals, on ne distingue pas notre David Lynch là-dedans. Il y a juste le petit frisson de ce gros plan sur le bouillon de sang et la plongée qui laisse des embruns rouges sur la mer qui peuvent donner un peu de malsain dans cette chose formatée. (Gols)
Blind (2000), dernier de la série pour Playstation, est assez mystérieux également. Un Inuit aveugle parle à la caméra et explique sa philosophie, un de ces trucs à la con à base de proverbes ancestraux. Quelques plans courts d'une nature idyllique, quelques détails, quelques scènes Pier Import et nous voilà face au logo de la marque, sans autre explication. Bon : soit on est devant un de ces trucs putassiers qui tentent de rallier une philosophie mondialisée facile au commerce, soit Lynch a voulu faire autre chose, ce qu'on serait tenté de penser vu l'ensemble des propositions faites dans ces six clips ; mais dans ce cas-là, quoi ? Pas le plus intéressant de la série en tout cas. (Gols)
Pierre and Sonny Jim (2001) : ce bon vieux David, tu lui donnes deux gants, deux chemises, un décor champêtre et il te trousse un court-métrage tout biscornu et drôle. Nos deux gants sont gonflés à bloc, font des tronches qui frôlent la terreur et surtout (la patte lynchienne) font des bruits atroces entre ballons triturés et torturés et cris de douleurs. Ils semblent s'observer, ou craindre le pire, et on attend forcément que l'un des deux explose... Quel sera le final, le compagnon, si l'un disparaît, pourra-t-il s'en remettre ? Un suspense insoutenable pour cette histoire de gants à l'allure de pis de vache sous acide. L'horreur au naturel. (Shang)
Head with Hammer (2001) : Est-il vraiment nécessaire d'inventer toute une machine à base de roue qui tourne et de levier pour mettre un coup de marteau dans la têtasse d'un type ? Ne vous posez plus la question, Lynch a la réponse pour vous ; et nous fait sa petite démonstration en moins de 15 secondes. Loufoque, mollement violent et bien entendu forcément nécessaire. Le nec plus ultra de l'industrie moderne. (Shang)
"Thank you Judge" (2001) est un clip réalisé pour le groupe BlueBob, dont fait partie notre compère Lynch, et dont il a utilisé la musique pour Mulholland Drive. Le clip est pas super finaud, pas plus que la musique, basique, répétitive et facile. Mais justement : on y découvre un aspect encore peu exploité à cette époque (et qui se confirmera avec Dumbland) : le Lynch potache et quasi-punk. Voici donc la liste des choses qu'une épouse a piqué à son ex après le divorce, étayée d'interventions de fâcheux (flics, proprios, etc.) dissimulés sous de grossiers masques assez effrayants. Le tout est filmé de façon très illustrative, avec un mauvais goût assumé, de façon très directe. On y voit une Naomi watts hystérique et un Eli Roth en roue libre, et surtout le très laid chanteur du groupe en plein exercice de musique basique. Le montage s'apparente à un court-métrage de Kenneth Anger, les idées de mise en scène sont assez régressives, le truc est trop long de deux minutes au moins, mais ma foi on sourit devant cette grosse farce kitsch qui arrive en plein sommet de la carrière de son auteur, comme un pied-de-nez à l'élégance de son long métrage mythique. (Gols)
The Darkened Room (2002) continue dans sa veine récente, celle de Mulholland Drive. Une femme au rimmel étalé enfermée dans une chambre, à côté d’une poupée branchée sur un fil, une tortionnaire qui vient la harceler de questions, le tout commenté en vidéo par une nana sibylline, inutile de chercher à comprendre, c’est du pur fantasme. Lynch interroge la puissance du regard, et la force de son propre cinéma, en nous suggérant de ne pas regarder alors qu’il déploie en même temps un style hypnotique qui nous accroche aux images. La longueur des plans, le mystère total qui se dégage de tout ça, la « musique » lancinante qui nous prend dans ses filets, c’est impeccable et incompréhensible comme les grands films récents du maître. (Gols)
The Pig Walks (2002) : un court qui aurait tout à fait sa place au rayon boucherie ; un porc, les veines saillantes, même plus la peau sur les os, les membres raccourcis, la tête de guingois, fait un passage remarqué dans ce décor industriel. Si l'animation est pour le moins a minima, le travail sur le son donne une nouvelle fois toute la dimension fantastique nécessaire pour marquer les esprits : des pas qui résonnent tel un godzilla porcin, et un bruit de fond suffisamment caverneux et inquiétant pour donner à notre cochon un brin de prestance. De lard et du cochon. (Shang)
The Disc of Sorrow Is Installed (2002) : Ah oui, là on est dans une autre dimension avec l'installation de ce disque du chagrin sur un lampadaire-distributeur de graines... Il faut sans doute être un écureuil ou un oiseau pour véritablement capter le concept. Le fait est que Lynch, aidé de deux assistants un peu branquignoles, met en place, en respectant les formes, ce fameux disque bleu. Il y a sans doute une finesse ou il s'agit juste d'une perversion de l'esprit lynchien qui nous prend sur cette action totalement au dépourvu. Tout avis délirant ou rationnel sur la mise en place de ce disque (uniquement pour faire chier les écureuils ? Et pourquoi pas...) est le bienvenu. (Shang)
Laura Palmer (2002) : Que voit Laura Palmer ? Qu'entend-elle ? Pour résoudre ce mystère ou tout du moins pour se donner le temps de réfléchir à ces questions, Lynch zoome sur le visage de Laura tout en laissant la musique de Badalamenti faire le reste : que dire de cet air badalamentesque entre tous si ce n'est qu'il met la tension, la fait progressivement monter, avant, en une poignée de notes, de détendre l'atmosphère comme si le sourire de Laura, soudainement sa jeunesse, sa candeur était de retour, comme si tous les questionnements, tous les mystères rejoignaient les limbes et que le jour se levait à nouveau sans horreur. Je brode un peu, mais franchement, ce thème de Badalamenti, quelle merveille. Un court introspectif et musicalement envoutant. (Shang)
Mask Factory (2002) : une usine, un bruit de fond qui fout les boules, de la vapeur qui s'échappe et... et... une apparition fantomatique derrière une échelle - une machine à dupliquer les êtres (mais qui ?) ou juste un bidule inquiétant et hanté pour le plaisir ? Beaucoup de questions à résoudre pour 47 secondes de métrage. (Shang)
Série de dessins-animés de 8 épisodes de 4 minutes, Dumbland (2002) nous prouve une bonne fois pour toute que le gars Lynch va po bien dans sa tête. Si Freud était encore là il ferait un bilan sûrement pessimiste du type: en 32 minutes on a quand même droit à un enculeur de canard manchot, un marteau dans le cul, un couteau dans la tête, la plupart des personnages pètent grassement, et les éclatages de tronches sont multiples... et j'en passe; ça éructe, ça gueule, ça chie dans tous les sens, du Lynch version je me lâche... Jouant beaucoup sur la répétition - des séquences et des sons - on a pas vraiment l'impression que Lynch ait une vision très saine du monde qui nous entoure - les gamins ressemblent à des monsieur "pain d'épice", les femmes ne font que hurler et le mari dit fuck tous les 2 mots... L'épisode 6 est assez révélateur: pendant 4 minutes le gamin saute sur un trampoline, la femme devient de plus en plus hystérique sur son fauteuil, le match de lutte à la télé montre un gars éclatant la tête d'un autre, la rue n'est également que bruit avec accidents, camions de pompier, tirs à la mitraillette (...)... tout ça pour finir sur une chtite mouche qui vole faisant dire à notre héros qu'elle dérange "Fucking fly"... Voilà donc... Aime bien aussi celui avec les fourmis qui lui chantent pendant deux minutes "quand on te regarde on voit un trou du cul" (il s'est mis le produit anti-fourmis dans la tronche, il a des visions), lui cela le rend dingue, il finit au plafond pour tuer toutes ces putains de fourmis qui l'envahissent, se gaufre, se retrouve intégralement dans un plâtre et là les fourmis reviennent pour s'engouffrer à l'intérieur... Le type hurle avant d'exploser... Ouais, il y a bien que Lynch pour oser des trucs pareils... (Shang)
… et j’ajoute que ça fait du bien de voir Lynch revenir à l’animation, d’autant que ces petits films sont d’une impolitesse bien inhabituelle chez le gars. Visiblement, Lynch envisage le prolo américain comme un gros beauf qui terrorise sa femme, son voisin, ses animaux et son gosse, regarde la télé toute la journée, et balance des gnons dès qu’il est pris en défaut. Il a sûrement pas tort, et la série est franchement jouissive. On a aimé les mêmes épisodes avec mon copain Shang, mais j’ajoute au palmarès « The Doctor » : un docteur qui teste le seuil de tolérance à la douleur de son patient ; après matraquage au marteau et plantage de couteau dans la tête, l’autre éprouve enfin quelque chose ; « C’est bien ce que je pensais : vous êtes parfaitement normal », conclue le doc. Ravageur et énorme. (Gols)
Dead Mouse with Ants (2002) : Lynch et les fourmis, voilà une passion qui dure depuis Blue Velvet avec cette oreille retrouvée dans l'herbe occupée par les insectes. Ici c'est une simple souris morte qui, en une poignée de plans où lecinéaste la montre sous l'assaut des fourmis, se transforme curieusement en une sorte de gruyère de fourmi. On ne sait trop ce que les fourmis embarquent comme bout de souris mais le fait est que la pauvre se retrouve transformée en grotte troglodyte avec des habitants, toujours cet extraordinaire travail sonore de Lynch, qui fourmillent. Cela ne donne même plus envie de la prendre par la queue ou de la montrer à ces messieurs tant la sourit gît, perforée, tel un pauvre habitat de poil et d'os. Morbide. (Shang)
Rabbits (2002) est sûrement le film qui a fait basculer Lynch du côté de l'abstraction pure, réalisé qu'il fut à la même période que Inland Empire. C'est une série découpée en épisodes inégaux, qui met en scène trois hommes-lapins filmés en plan-séquence fixe, comme si on assistait à une sitcom ou à une pièce de théâtre de boulevard. Décor d'appartement, scène familière de famille, dialogues ping-pong et rires enregistrés de rigueur, on reconnaît l'univers sans souci. Sauf qu'on est chez Lynch et que tout l'univers familier de la sitcom va être retourné pour fabriquer un objet hypnotique, saisissant, effrayant : les rythmes sont ralentis à mort, les dialogues privés de sens et de lien, le jeu réduit à quelques gestes déconnectés de la situation, la lumière réduite au minimum, les rires diffusés à des endroits illogiques. Tous les codes sont là, mais pervertis, transformés. Le résultat est sidérant : on est en face d'un de ces films cryptés que Lynch affectionne particulièrement, où le sens (si sens il y a) est caché sous un faisceau hallucinant de symboliques, de silences, de décalage. On cherche à coller ces bouts de dialogue ensemble, à comprendre ce qui anime ces trois créatures, à comprendre aussi pourquoi on a peur. On voit bien que ça fonctionne sur l'attente, comme un En attendant Godot terrifiant ; on sent que de l'autre côté de la porte de cet appartement, il y a une sorte d'angoisse métaphysique qui ne dit jamais son nom. Mais impossible de se fier à une quelconque logique là-dedans. De temps en temps, Lynch fait surgir des événements dans l'ordre rigoureusement mathématique de son dispositif : un feu qui prend sur le mur, un cri, une créature qui apparaît dans la cloison, un plan de coupe (sur un téléphone, un plan de deux secondes absolument sidérant), une plongée dans l'obscurité donnant lieu à un rituel quasi-sataniste ; mais c'est pour revenir aussitôt à cette non-narration plate et sans enjeu, angoissante justement parce qu'elle est janséniste et implacable. Un exemple aussi de l'humour de Lynch, si on veut, mais surtout un petit chef-d’œuvre de non-sens expérimental, un truc qu'on ne voit qu'une fois dans sa vie, à la fois complètement idiot et prodigieux. (Gols)
Do you speak Micra ? (2002) susurre une voix sur-sexy pour conclure cette pub sur les bagnoles Nissan. Je dirais non, au vu de ce film très conventionnel, dans lequel Lynch a l'air de crouler sous les contraintes : le bleu glacé, l'obligation de filmer le fameux modèle sous tous les angles, la musique nazouille... Dans une ville futuriste ressemblant à Blade Runner, privée d'humains (ah tiens, juste une silhouette féminine à la fenêtre), la bagnole roule comme privée de but, et des lèvres bleues ânonnent des barbarismes sensés définir un nouveau langage autour de la voiture. C'est pas terrible, et étonnant au milieu de ces œuvres hyper-personnelles que sont Rabbits et Dumbland. (Gols)
You're not supposed to be here (2002) : En quatre secondes à peine (le record du monde pour un court de Lynch !), une asiatique filmée en ultra gros plan (une idée piquée à Gols, rien de moins !), toute pixelisée, nous adresse, inquiète et inquiétante, les mots du titre - le sentiment de malaise le plus rapide de l'humanité. (Shang)
Easter egg (2002) : Une sorte de maxi-tête de Lynch (des morceaux de son visage fixes (le haut) et d'autres très animés (sa bouche - mais est-ce vraiment la sienne ? oui, oui) qui, face à un micro, baragouine un langage twinpeaksien, d'outre-tombe. Un petit morceau lynchien aussi inquiétant qu'un œuf de Pâques perdu avec cette logorrhée qui échappe à toute compréhension et ce regard plissé farouchement déterminé. (Shang)
Kitchen Window (2002) : Un time-lapse sur le fenêtre de la cuisine de Lynch. C'est forcément passionnant ? Disant qu'en enregistrant les mouvements du soleil et les ombres projetées sur la fenêtre de ladite cuisine, grâce évidemment à un habillage sonore qui fout les poils, n'importe quoi devient très vite inquiétant, étrange avec le maître Lynch (que l'on aperçoit d'ailleurs subrepticement vaquer à ses occupations dans la cuisine). Un dispositif (ces ombres grandissantes qui avancent au ralenti avant que la nuit finisse par tout engloutir) qui montre toute la capacité de Lynch à rendre palpable la présence du fantastique au quotidien. Du Lynch de cuisine qu'il déclinera par la suite (voir Dining Room Window et Agave). (Shang)
Lunch with Lynch Contest (2002) : Plus anecdotique mais tout de même assez rigolo : le tirage au sort (intégral) pour gagner un tête-à-tête avec Lynch chez Bob's Big Boy ; ouah (on ne saura point par exemple si l'Anglaise gagnante s'y est rendue...) ; à gagner pour les suivants, un an d'abonnement pour le site de Lynch et des affiches dédicacées d'Eraserhead (super !). Dans une ambiance quelque peu feutrée, Lynch, entouré de deux sémillantes bimbos tout sourire (une blonde et une brune, classique), d'un joueur de trompette (qui fera sa doublure... en faisant quelques couacs ohoh !) et d'une huissière sérieuse comme un pape mort, procède à ce tirage que tous les fans de davidlynch.com devaient alors attendre avec impatience ; anglais(e), américain(e) et canadien(ne) furent les grands gagnants. Lynch est définitivement un grand joueur, toujours prêt à se mettre en scène et à mouiller sa chemise pour son public. Reste à découvrir la fameuse rencontre... (to be followed). (Shang)
Lunch with Lynch (2002) : Chose promise, chose due et voici donc notre Lynch partageant une salade chez Bob avec l'heureuse gagnante du tirage (et une amie, I guess). De quoi est-il question, je sens que vous avez déjà l'eau à la bouche ? Eh bien Lynch évoque notamment le tournage de Twin Peaks dont il ne garde pas franchement un bon souvenir ; si travailler avec tous les acteurs fut un réel plaisir, l'expérience lui apprit en cours de route tout "ce qu'il ne fallait pas faire" - il sut apparemment en prendre de la graine par la suite ; il évoque également en parlant la bouche pleine (tttt) la difficulté pour avoir le director's cut avec les grands studios et la gloire toute française (hip hip hip) du respect des réalisateurs. Bref, de la salade mais une discussion pas si légère. Le respect du fan est là. (Shang)
Cannes Diary (2002) : Cela fait assez chaud au cœur, en cette année marquée par la mort du maestro, de le retrouver encore tout pimpant à l'âge de 56 ans lors de ce festival de Cannes dont il fut président du jury (et qui eut le nez creux en décernant la palme à Polanski pour The Piano et une palme d'honneur à Woody Allen - on ne va pas refaire le film, non...). Pour sa chaîne web, le sieur réalise une dizaine d'épisodes (de 7 à 12 minutes) sur le festival et répond, face caméra, en bonus, aux questions posées par ses fans sur internet (sept épisodes de 5 minutes, soit une quinzaine de questions). Les sujets abordés lors de ce petit voyage "d'agrément" effectué en compagnie de Mary Sweeney (je plaisante, ce n'est pas qu'une partie de plaisir, l'homme-cinéma prenant son rôle de président très au sérieux) seront bien entendu essentiels puisqu'il sera question de la préparation du foie gras, de vin rouge, de café au lait ou encore de la projection des films de Tati sur la plage (parce qu'il faut bien aussi se divertir entre deux digestions). Alors certes, me direz-vous, les sujets sont un peu réalisés à l'arrache caméra à l'épaule, montage au hachoir, sans que Lynch n'y participe toujours forcément (ce n'est même pas lui qui dégustera le foie gras amoureusement préparé). Mais on le retrouve en chair et en os, tel Hitch, dans la présentation des sujets ou encore "en pleine action" lors de ce fameux festival 2002 - le photo call, la montée des marches, les répétitions pour la remise des prix... Pas vraiment de quoi sauter aux rideaux, mais on pourra tout de même prendre plaisir à le voir tout du long s'adresser directement à la caméra, avec son petit air taquin, sur des sujets primordiaux tels le fameux tapis rouge, le passage obligé par la Croisette ou la proximité de la plage... Moment fort : un café partagé avec l'ami Badalamenti, lors d'une petite scène de comédie improvisée (on repense à Badalamenti jouant les méchants producteurs, dans Mulholland Drive si je ne m'abuse) ; à noter également sa présentation de Tati lors de la projection de ces films sur la plage, Lynch répétant à l'envi que pendant ce festival il a hâte de revoir Playtime sur grand écran en version rénovée. Bref, il s'agit plus, semble-t-il, pour Lynch, de montrer à ses compatriotes les petits côtés typiques et gourmands du festival que de parler cinéma - il est de toute façon tenu de ne pas parler des films en compétition ; il évoquera juste Polanski lors des questions de ses fans en disant qu'il s'agit d'un très grand réalisateur et d'une "great person", à la vie pour le moins turbulente et avec quelques ennuis judiciaires aux States...
Lors de ces fameuses questions, Lynch se prêtera à la gageure d'évoquer aussi bien la présence (ou pas) d'écureuil en France ou de celle, en compétition officielle, de films réalisés directement en numérique ; notre gars est poli et ne se mouille pas trop, reconnaissons-le, rendant surtout hommage au festival de Cannes et à ce que cela représente pour tout réalisateur. Il revient sur Tati, ses petits plaisirs caféinés et... son malaise par rapport à ce bruit envahissant de percussions qui, tous les jours, résonne dans toute la ville jusqu'à deux heures du mat - ainsi va ce monde tourmenté... Un Lynch au naturel, assez détendu dans l'ensemble qui enjoys son statut de président en toute simplicité. Good boy que ce David et une petite mini-série sans prétention qui ravira tout bon fan du gars (fan qui pourra également apprécier les dons du musicien Lynch à la trompette...). (Shang)
Coyote #1 #2 (2001-2) : Un salon éclairé par un lampe, une sorte de décor à la Edward Hopper totalement déserté, et puis par terre, une forme blanche qui semble à peine bouger (un ectoplasme de bébé ? un mini ours polaire en peluche qui s'agite ? ) alors que la musique (mélange de sons de cuvette glauques et de violon) fait planer une atmosphère irrémédiablement étrange. Et là, un coyote apparaît, intrigué, mais sans plus, semblant se demander tout comme le spectateur ce qui a bien pu l'attirer en ce lieu. Mystérieusement hypnotique. Une seconde version encore plus spectaculaire (!) où le coyote, reniflant suspicieusement le sol, s'approche semble-t-il un peu plus de l'ectoplasme puis se met à glapir en mettant son petit museau sur ses pattes avant. Bon, il finit aussi par se barrer mettant fin à tout suspense insoutenable. Quoiqu'on en pense, dès la vision de ce décor simpliste, la disposition des meubles et l'éclairage nous immerge immédiatement dans un univers lynchien... L’ectoplasme inidentifiable est un plus et le coyote, finalement, n'est que la cerise sur le gâteau. (Shang)
Bees #1 #2 #3 #4 (2001-2003) : Un agglutinement d'abeilles en haut d'un arbre et bien approchons-nous... Un amas d'abeilles, donc, en effet, avec celles bien en place qui semblent ne pas vouloir partir à la chasse, celles qui survolent (en faisant un vrombissement de toute beauté, digne des meilleures bandes-son signées Chabat) et celles qui frétillent, comme cherchant désespérément une place au soleil dans cet agglomérat. C'est un bal où personne ne semble vouloir lâcher sa position mais où le bruit, que dire, le bourdonnement est infernal. Une ruche est un éternel rush des plus bruyants. Lynch nous livre quatre versions de la chose, quasiment similaires, si ce n'est un plan d'ensemble supprimé dans les versions 3 et 4 et une sensation de frétillement plus fort (le stress de la caméra ?) vers la fin de l'épisode 1 et 2 et dès le milieu de l'épisode 4. Une odyssée Lynch, cela se fait sérieusement ou pas du tout... (Shang)
Water Circus (Part one, two, three) (2003) : Voilà ma foi ce qu'on est en droit d'appeler un très joli mobile musical que Lynch tente de filmer sous toutes ses coutures : un très joli petit son aigu se dégage de cette installation, un bruit dû, on le découvre fragment par fragment à de petites cloches, des mini cymbales et autres cloches tubulaires. Un bruit variable, flottant pourrait-on dire, puisqu'il est alimenté principalement par de l'eau, eau qui suite à tout un jeu de jets d'eau et de bascules diverses, permet de mettre en branle ce mobile et de faire tinter les instruments précités. Un noir et blanc lumineux, des plans forcément très coulés qui s'enchainent en fondu et l'impression d'une jolie machine indépendante au milieu d'une végétation sereine capable d'exprimer une simple joie musicale. De l'eau, de l'astuce, du son, de quoi faire vibrer notre cinéaste toujours attiré par la magie des éléments et des objets. (Shang)
Dining Room Window (2003) : Même principe que dans le court se focalisant sur la fenêtre de la cuisine (Kitchen window) sauf que la caméra est pointée cette fois-ci vers l'extérieur : le vent fait frémir doucettement les arbres, une petite musique atmosphérique est là pour faire planer l'ombre d'un doute et le soleil, après avoir dardé ses rayons à travers la vitre, de décliner inexorablement : le ciel s'éteint, la pièce s'allume, rideau. Morne night. (Shang)
Agave (part one, two, three, four, five) (2004) : Vous êtes un spécialiste de l'agave mais vous vous demandez comment la chose parvient à se développer seconde par seconde ? Ce time-lapse est pour vous et même rien que pour vous : en cinq épisodes d'environ 5 minutes et sur environ, grosso modo, deux mois et demi, on va suivre l'évolution de ce bout de plante qui fonce d'abord vers le ciel (remarquez cette légère courbure que prend la tige en milieu de journée et cette poussée subite de un ou deux centimètres sur la toute fin de ladite - remarquez le bien), puis au bout d'un mois et demi environ décide d'arrêter là son aspiration vers le ciel pour déployer ses branches ; enfin, ultime étape dans la croissance de la chose, prenant son temps, l'agave commence à garnir de petites feuilles, minutieusement, chaque bout de branche.
Et là, miracle, sous vos yeux ébahis, l'agave se tient dans toute sa splendeur, est déjà parvenu à sa taille adulte, étendant ses bras de la plus belle des façons, laissant même jaunir ici et là le bout de ses feuilles ; le climat, a-t-on bien le temps d'observer, est propice : beaucoup de ciel bleu, quelques nuages à l'occase, parfois mais rarement du brouillard en matinée, bref, rien d'inquiétant pour l'agave qui peut puiser toute sa force chlorophyllienne sous ce soleil éclatant. L’œuvre définitivement la plus bio de Lynch. (Shang)
Painted Lady (2004) : On reste dans la nature avec cet essai papillonnesque ET floral qui nous emmène aux confins de l'ennui (quatorze minutes ressenties trois heures) ; mais j'exagère, Lynch, avec cette atmosphère sonore composée comme toujours de bruits d'outre-tombe parvenant à rendre la moindre ombre projetée par une plante inquiétante dès lors que la caméra s'en rapproche. Et sinon ? Sinon, nous papillonnons donc au gré de champs pollockisés avec des fleurs violettes : on ne voit rien, sur ces fleurs, ah ben si, il y avait bien dessus un papillon (le fameux Painted Lady du titre ou Belle-Dame en français pour les lépidoptérophiles), papillon bêtement trahi dès qu'il se met à battre des ailes et à étaler à la face du monde la robe de ces ailes orange, blanche et noire ; mais quand il butine : motus et ailes cousues - il serait dommage de se faire becqueter par un oiseau en plein milieu du repas. Des champs, des fleurs, du papillonnement, un tapis naturel paisible sur lequel semble malgré tout planer une lourde menace : could a Painted Lady die ? (Shang)
BlueBob Egg (2004) : l'arrestation par un flic d'un type masqué en pleine ville. Entre le doc pris sur le vif et le canular, on ne sait trop que penser du passage de menottes à cet individu bourré ou venant véritablement d'une autre planète (et aussi chauve que le poulet qui l'arrête). Une oeuvre lapidaire (15 secondes) qui se déroule comme un flash : un véritable concentré d'incompréhension - perfectly lynchien, so. (Shang)
Six Men Getting Sick (six times) (1967) est une pure expérimentation graphique, qui prend pour base une sorte de tableau à la Bacon que Lynch triture à l’envi. Six personnages-tronc, donc, dans des couleurs grisâtres, qui vont muter, se fondre l’un dans l’autre, créer d’autres formes, et finir par gerber des flots de couleurs, le tout sur fond de sirène d’alarme, et répété six fois. Me demandez pas, je dirais, mais tout de même : ça montre l’importance de la peinture et de l’animation dans l’univers lynchien, et ce film marque visiblement l’importance de sa découverte du cinéma. On y voit notamment l’apparition d’une pellicule de film qui marque la débauche de couleurs et fait passer brusquement du terne au vivant. Ce que j’en dis, après… (Gols)
Sailing with Bushnell Keeler (1967) est fascinant : sous le prétexte d'une petite balade en lac avec des potes, Lynch (qu'on aperçoit quelques secondes à l'écran, et qui a l'air d'un gosse), réalise un documentaire cauchemar : chaque geste, chaque expression de visage, chaque objet, semblent hantés par une présence mystérieuse, semblent cacher de sombres desseins, menacer de quelque chose. Le ralenti, le son de vent, le montage très court en fondus enchaînés, tout ça participe à l'étrangeté totale de ce qu'on regarde, même si ce qu'on regarde est d'une banalité terrible. Comme si ce monde qu'on regarde était marqué du sceau de la mort, frappé par la perte, comme si une malédiction était tombée sur ces gens. L'impression est très forte d'u bout de film extirpé du néant. Il y a déjà un culte de l'inquiétude qui marque des points, et une science du cadre, du détail, du rythme, entièrement dirigé vers la peur, qui fonctionne génialement. Un grand film, déjà. (Gols)
Absurd Encounter with Fear (1967) joue lui aussi sur l'expérimental, le jeune Lynch se confrontant avec le genre : on assiste à une poignée de plans qu'on dirait issus d'un film de morts-vivants des 50's, avec la musique idoine (un crissement de violon crispant), la pellicule grattée de rigueur et les défauts de mise au point inhérents. Un zombie bleu s'approche lentement de la caméra, puis d'une fillette zombie, ouvre sa braguette et en extirpe quelques fleurs fanées. Le sommet de la chose est le brusque regard-caméra qu'il lance, suivi de son évanouissement, comme si le fait de le regarder avait précipité son trépas définitif. Un petit film assez effrayant, et en même temps assez amusant, qui explore quelques motifs obligés du film d'horreur classique, sympa. (Gols)
Fictitious Anacin Commercial (1967) continue dans cette veine, cette fois au service d'un médicament mystérieux, l'Anacin, censé soigner... on ne sait trop quoi, la migraine, la folie ? Là encore la première partie travaille joliment l'esthétique des films d'horreur fauchés, scratchs de pellicule, cadrages étranges (un gars qui souffre cadré de loin), contexte de ruralité monstrueuse (les rednecks à la Tobe Hoper). Heureusement l'Anacin est là, brandi par une espèce de gourou barbu aussi effrayant que la victime de démence vue précédemment. Le film fait alors un tour vers le burlesque avant de finir sur le visage épanoui (entendez : affreux) du redneck apaisé. Une pub qui a tout de l'anti-pub, mais qui permet à Lynch de s'essayer techniquement à des choses qui lui seront précieuses par la suite. (Gols)
Avec The Alphabet (1968), on s’approche vraiment de la matrice des longs-métrages. Et on se dit aussi au passage que l’apprentissage de la lecture n’a pas dû être très agréable pour le petit David. Sur une bande-son récitant l’alphabet d’une voix enfantine, on voit d’abord une petite animation bizarre mais charmante qui montre toutes les lettres, puis on passe brusquement à quelques plans pratiquement gore où une petite fille dans un lit vomit des flots de sang (ou de lettres) sur les draps. La violence des gros plans sur ce visage couturé, la crasse des images, les sons de vent, tout contribue à vous plonger dans une atmosphère absolument horrible. A 22 ans, le gars était déjà un grand malade, mais son génie visuel éclate déjà dans ces quelques plans hantés et barjots. Éprouvant. (Gols)
On passe dans la partie chef-d’œuvre avec le beaucoup plus ambitieux The Grandmother (1970). Plus scénarisé, il raconte une histoire assez indicible : un garçon maltraité par ses parents plante une graine dans son lit ; de la plante sortira une grand-mère gentille qui saura le faire s’évader de son quotidien violent. Si l’animation a encore toute sa place là-dedans (des scènes qui évoquent la naissance, la minéralité, les fluides…), les acteurs font leur apparition, et là c’est du lourd : c’est tout simplement une sorte d’introduction à Eraserhead, avec cette haine de la famille qui jaillit dans les portraits monstrueux des parents, avec cette fascination pour la naissance et les fluides corporels, avec cette façon d’aborder le monde comme une épreuve infernale. Le travail sur les sons est grandiose, notamment les rares voix, mélanges de cris et d’aboiements, qui terrorisent immédiatement. Lynch varie les techniques visuelles (image par image, ralentis, flous, travail direct sur la pellicule, pixellisation) pour servir une sorte de symphonie de la terreur enfantine qui reste en tête. Un bad trip génial et complètement barré. (Gols)
The Amputee (1974) est plus anecdotique, et franchement mystérieux. Une femme amputée des deux jambes lit une lettre à haute voix, pendant qu’une nurse panse ses plaies (à la toute fin, un liquide blanchâtre coule par flots du moignon de la donzelle). Ne comptez pas sur moi pour vous expliquer ce que ça veut dire. C’est fait en un seul plan fixe et c’est malsain à mort, rien à dire de plus. (Gols)
I Predict (1982) est un clip réalisé pour une chanson médiocre des Sparks. Le texte traite des rumeurs et des on-dit qui deviennent des vérités, et Lynch, vous pensez bien, traite la chose en contre-pied. Après une incursion en travelling avant dans une télé, sur une enseigne lumineuse, puis dans les yeux d'un acteur (on reconnaît là trois motifs essentiels du Lynch 80's), nous voilà dans un cabaret déviant (et de quatre) dans lequel un moustachu se livre à un strip-tease grotesque devant une foule surexcitée. Au milieu d'elle, le chanteur en costume à paillettes, sobre et calme comme un chanteur des Sparks. On ne voit pas trop où Lynch a voulu en venir, et tout ça est assez bâclé il faut le dire. Mais allez, notons que pas mal de thématiques lynchiennes sont là : le spectacle cathartique, la monstruosité physique, le spectateur-voyeur, etc. A ce titre donc : regardable. (Gols)
Premier tour dans la pub (si on oublie l'expérimental truc sur Anacin) avec ce triptyque consacré à Obsession de Calvin Klein (à prononcer avec une voix d'infra-basse) (1988) : trois baisers, trois couples, sous le signe de trois auteurs américains, Fitzgerald, Hemingway et Lawrence. C'est romantique, très mélancolique, esthétisant à mort, et assez réussi. Mon préféré est celui sur Hemingway, bien sûr, non seulement pour le texte, mais aussi pour cette façon de donner à voir quelque chose du film noir grand cru (allusion à The Killers de Siodmak ?) avant de renverser la situation : l'homme sur le lit se souvient d'un baiser, d'une femme, et sa petite larme en gros plan est d'autant plus craquante qu'elle rompt avec l'imagerie hemingwayenne classique. Tout ça est fait dans un somptueux noir et blanc et dans un montage suave du meilleur effet. Raffinée, érudite, littéraire, de la pub standing. (Gols)
Et le triptyque se fit "tétraptyque" puisque mon éminent collègue avait oublié de citer le dernier volet de cette série consacré à... Flaubert. C'est forcément Madame Bovary qui s'y colle ("Ensuite, elle examinait l’appartement, elle ouvrait les tiroirs des meubles, elle se peignait avec son peigne et se regardait dans le miroir à barbe. Souvent même, elle mettait entre ses dents le tuyau d’une grosse pipe qui était sur la table de nuit, parmi des citrons et des morceaux de sucre, près d’une carafe d’eau. Il leur fallait un bon quart d’heure pour les adieux".) et l'inoubliable Lara Flynn Boyle qui l'incarne. C'est toujours aussi classieux même avec une pipe. (Shang)
Moins d’expérimentation dans The Cowboy and the Frenchman (1988), mais c’est bien dommage : le film est certes plaisant, la première moitié est même assez poilante, mais c’est un peu creux et superficiel aussi. Un Français pure souche débarque au milieu d’un ranch de cowboys roots, avec sa mallette pleine de clichés (une tour Eiffel, des frites, des escargots…). La réussite tient dans les rythmes de dialogues (« What the hell ? » répété à tout bout de champ par les yankees fascinés), et dans cette étrangeté décalée que Lynch sait toujours mettre en place. Cadres originaux et tempo heurté, c’est du bon boulot. Il y a aussi une belle séquence nocturne avec chevaux qui se cabrent dans une lumière glauque, qui rappelle les inspirations de Lost Highway. Mais on s’ennuie un peu devant l’absence de sujet. L’humour de Lynch fonctionne quand il est inséré dans la terreur, il est moins fort dans la pure comédie. (Gols)
L'essentiel du clip Wicked Game (1990) de Chris Isaak est constitué de plans repiqués à Wild at Heart, mais on remarque pourtant ce petit film en ce qu'il montre un visage inattendu de Lynch : le romantique. Pour habiller la chanson sucrée du crooner, il iconise les acteurs de son long-métrage, qu'il monte au plus près des visages, dans des ralentis soyeux, habillés par les belles lumières orangées du feu (l'élément essentiel de Wild at Heart). C'est comme s'il mythifiait encore plus son film, déjà pourtant particulièrement mystique et fétichiste. Les parties "chantées" sont filmées elles aussi dans la douceur, les beaux et doux mouvements de caméra soulignés par des lumières mouvantes sur fond noir, avec une préférence pour les gros plans et une esthétisation poussée sur les gestes (doigts sur les cordes de guitare ou sur les mains qui empognent les micros). Un bien beau clip, d'une suavité totale. (Gols)
Bien que Industrial Symphony #1 (1990) prenne comme point de départ une scène coupée de Wild at Heart (très jolie scène, d’ailleurs, douce et dure à la fois), c’est bien le style Twin Peaks que Lynch expérimente ici : musique de Badalamenti qui reprend presque le thème de la série, ambiance entre glauques lumières de torche électrique et planage éthéré, récurrences des jeunes filles (qu’elles soient nues et pourchassées ou gamines et rêveuses), et jusqu’au nain mythique qui fait ici son apparition en bûcheron taquin. Ceci dit, on a l’impression que Lynch manque un peu d’inspiration, ou au moins de temps, pour réussir cet opéra contemporain : ses images sentent le réchauffé, et sont un peu cheap dans leur réalisation. Il répète 3 fois le coup de la chanteuse qui descend des cintres, fabrique maladroitement un diable de carton-pâte et peine à relancer l’action entre les chansons. Le gars n’est pas fait pour le live (le film est une captation d’un spectacle qu’il a monté pour un festival), et c’est assez bancal. (Gols)
Excellente surprise : 4 films publicitaires pour le café Georgia (1991), commandés par les Japonais suite à l'énorme succès de Twin Peaks. Lynch fait ni plus ni moins qu'un truc énorme : il reprend ses acteurs de la série, adjoint à Dale Cooper un inspecteur japonais, invente une nouvelle enquête drolatique "à la manière" de Twin Peaks, sur 3 minutes en tout, et en profite pour vanter les mérites du kawa. C'est mené à 100 à l'heure, plein de clins d'oeil fun (la femme à la bûche comme fil conducteur), joué à l'énergie par un McLachlan détendu, c'est marrant comme tout : l'impression de traverser la surface de la série en quelques secondes, avec en plus la kitscherie japonaise, et la roublardise propre à la pub. (Gols)
Ça rigole nettement moins avec le spot We care about New-York (1991), court métrage prophétique qui montre que, si tu jettes ton papier gras dans les rues de la grande Pomme, les rats viendront te grignoter les extrémités. Camus s'invite donc chez Lynch pour ce petit film bricolé et guère inspiré, si ce n'est dans son noir et blanc vénéneux assez réussi. A part ça, c'est un peu simpliste (la bande de loubards éructant qui cradent tout) et même parfois amateur dans le cadrage (les rats sont tout mimi alors qu'ils sont censés représenter le Mal). Lynch a beau gonfler ça avec une musique inquiétante et des ralentis qui mettent les miquettes, on ne tremble guère, et on continuera gaiment à balancer ses papiers gras dans la rue. (Gols)
Asymmetrical Tag (1991) est un machin de 6 secondes, sorte de logo animé pour la firme de production de Lynch. Le bougre arrive, en une poignée de secondes à créer un mini-univers assez effrayant, sûrement plus à cause du son que de l'image : "Asymmetrical" est prononcé avec une voix de robot mort très prenante. A part ça, c'est l'habituelle panoplie de flammes et de bouche féminine, cette fois dans un bleu froid, bon. Un shoot de David Lynch qui s'apparente à une image subliminale. (Gols)
On enchaîne avec l'hyper-esthétisant Who is Gio (1992), une pub de 2'30 pour Giorgio Armani. Lynch en fait des tonnes, mais franchement ça vaut le coup : il y a plein d'idées là-dedans, plein de choses typiquement lynchiennes : ce noir et blanc grand crin, ce goût pour les boîtes de nuit étranges, le fantôme qui apparaît (ici, l'apparition magnifique d'un rocker à banane au milieu d'un cocktail prout-prout), la musique de Badalamenti, la femme aux deux visages, etc. Suprêmement élégant, le montage est tout en suavité, faisant passer dans la douceur du luxe d'une soirée bourgeoise aux bas-fonds d'une soirée cubaine, en passant par une rue inquiétante. Plein de clins d'oeil au cinéma d'antan, de Gilda à Orange Mécanique, complètent la chose. Giorgio peut se frotter les mains : il a trouvé le bon gusse pour exprimer à la fois sexe, luxe, dangerosité et raffinement. (Gols)
Beaucoup moins emballé par la pub fade pour Opium de Saint-Laurent (1992), un de ces clips photocopiés des autres spots de parfum, sans originalité, un peu ringard, un peu dépassé, un peu impersonnel. Ça y va à grands renforts d'yeux de féline et d'extase parfumée, mais l'orgasme ne fonctionne que d'un côté. A part le plan rigolo de la caméra qui rentre dans le flacon de parfum façon "oreille de Blue Velvet", une certaine qualité de couleurs et la musique grand crin, rien n'est signé Lynch dans ce truc. (Gols)
Michael Jackson s'est offert David Lynch pour le teaser de Dangerous (1992), et sa prétention est mal récompensée : en un seul plan, notre David concentre plein de bidules issus de son univers, le rideau de velours sombre, le feu crachoté par un orifice indistinct, le son inquiétant qui enfle, mais tout ça ne parvient pas à faire un truc vraiment prenant. Des images de synthèse assez moches qui représentent une sorte de forêt digne des jeux vidéo d'Atari, un trucage kitsch qui montre le portrait de Michael qui sort d'un volcan, bof bof. Le seul truc un peu notable, c'est que Lynch connaît les règles de la pub dès cette époque-là : moins on en montre mieux on évoque. A part ça, un gadget. (Gols)
Thought Gang : A Real Indication (1992) : un clip mettant en scène apparemment ce cher Badalamenti en rapeur in the street, en bad guy arrested by the police, exprimant sa colère sourde et riant de façon sardonique. Un clip filmé en plongée comme pour mieux écraser notre pauvre Angelo déversant son flow dans ces rues grisâtres. Une petite mise en scène en accord avec cette musique nerveuse et rageuse de ce gang musical pas comme les autres. Pour les jours de colère. (Shang)
On continue dans le peu probable avec un spot pour Alka-Seltzer Plus (1993), un machin tellement kitsch qu'il ne peut qu'être assumé. Une voix grave nous apprend qu'une femme (guide dans un musée d'histoire naturelle, mais qu'est-ce que ça vient foutre là ?) est toute malade. Heureusement, le médoc miracle se dilue dans l'eau façon torrent de bien-être, et notre héroïne de se retrouver en pleine forme, c'est-à-dire projeté par le Photoshop de l'époque dans un ciel azuré parfaitement niais. On dirait les plans de la fin de Sailor et Lulla, ceux avec la fée, tellement c'est moche et candide, et du coup on se marre bien à imaginer Lynch cadrer ça et surprendre tout le monde avec ce moment complètement ovniesque. Immanquable si on veut comprendre la complexité lynchienne, dirais-je pour déconner. (Gols)
La publicité pour Trésor de Lancôme (1993) est bien consensuelle en comparaison. Bon, Lynch est amoureux d'Isabella Rossellini, on ne peut pas lui en vouloir, et il lui offre cet écrin de glamour sur papier glacé qui apparaît bien fadasse. La belle minaude, travaille son plus beau sourire, fait mine que "wouaouh je suis une femme épanouie grâce à mon parfum trop bien", et va rejoindre un amant apparu furtivement dans les hauteurs d'un immeuble à l'ancienne. Le paradis, qu'il soit sexuel ou mystique, a l'air de se trouver plutôt en levant la tête, selon Lynch, ok, on prend note. En attendant, ça n'incite que moyennement à se badigeonner de Trésor. (Gols)
On change carrément de tonalité, on se déporte sous le soleil d'Italie, et on se tape un plat de farfalle en compagnie de Gérard Depardieu pour une pub pour les pâtes Barilla (1993). Oui, alors là, c'est clairement une petite récréation sans enjeu : Depardieu, encore beau à cette époque, console une petite fille tombée de vélo en lui préparant une bonne plâtrée de Barilla, c'est charmant, joliment éclairé, dynamique ; et ça se termine sur un gag proprement hilarant (ou pas) : c'est une jeune fille qui tombe de scooter, et notre Gérard s'apprête également à la gaver de pâtes. Hihihi. On sent le contrat arrangé pour que l'acteur tourne avec Lynch, ça fait toujours bien sur un CV, next. (Gols)
Autrement plus personnel et barré, Tubular Technology (1993), réalisé pour Adidas, a dû faire frémir quelque peu les commanditaires. Un homme fait son footing sur un toit, et se dirige droit vers un mur de briques. Mais c'est sans compter qu'il a des Adidas de sa mère aux pieds : sa course l'entraîne vers la quatrième dimension, une sorte d'univers à cheval entre le monstrueux et le rêve. Musique angélique, torsions des corps et des visages, créations de mutants très affreux, le machin dérape vers un clip assez effrayant qui ne va pas complètement, m'est avis, dans le sens de la promotion des pompes. Mais ça va dans le sens du lynchien de base, qui trouve là du mutant et du bizarre à son goût. (Gols)
Plus sophistiqué, mais moins intéressant, The Instinct of Life (1993) pour un parfum de Jil Sander : le gars Lynch flirte avec les clichés jusqu'à y tomber carrément, à grands coups de mec trop beau jouant du piano romantique dans un loft bourgeois, et qui subitement se met à courir en direction d'une panthère noire, tu vois, genre "ce parfum, man, c'est la fusion entre l'homme et l'animal, mec". C'est franchement con-con, même si la réalisation en elle-même, pleine de lumières pas possibles et de fumées class, peut plaire aux yeux. Aucune impureté dans ce clip-là, on oublie. (Gols)
Dans la pub suivante, Sun Moon Stars (1994), the new fragrance by Karl Lagerfeld, au moins, on est content, car il y a Daryl Hannah, qui est bien jolie. Ceci dit, je pense qu'on a fait le tour de l'intérêt de la chose en disant ça : la dame, rayonnante dans une lumière bleutée complètement mièvre, murmure un poème à la con en souriant aux anges ; soit elle a bu, soit le parfum est vraiment tip-top, soit Lynch n'a aucune nouvelle idée et fait confiance au charisme de la comédienne pour faire le taff. Très banal, mais bon, y a Daryl Hannah. (Gols)
Retour au barré avec l’ardu Premonitions Following an Evil Deed (1995), extrait de Lumière et compagnie. 55 secondes filmées avec la caméra d’origine des frères Lumière, 5 plans isolés les uns des autres (le dernier semble pourtant être la suite du premier). Ca fait peur malgré la rapidité, et Lynch arrive, dans la contrainte, à donner quelques flashs de cauchemar encore une fois très impressionnants. Ce petit machin est fantomatique et dérangeant, retrouvant ainsi quelque chose de l’origine du cinéma « (regarder agir des gens morts », disait je ne sais plus qui). (Gols)
Nouveau détour par le clip avec Longing (1995), un film suave et majestueux réalisé pour le groupe X-Japan (mmm ?). Assez des goûts souvent cheap de Lynch : la chanson est pas mal du tout, bluette sentimentale joliment orchestrée et très mélancolique, avec moult nappes électro qu'affectionne le maître. Il dessine donc autour de ce morceau un écrin hyper identifié : on retrouve là dedans beaucoup d'éléments typiquement lynchiens, non seulement dans la lenteur des plans, mais dans cet attrait pour le feu, dans cette lumière étrange (un projecteur qui tombe sur une plage déserte) et ces nappes de nuages qui passent à toute vitesse au-dessus de notre protagoniste. Le chanteur, immobile dans son rond de lumière, se laisse draguer par la caméra élégante et asperger par les trombes d'eau qui lui tombent sur la gueule dès qu'il dit "rain". Oui, le clip est trop illustratif, malheureusement ; très appréciable esthétiquement, mais trop littéralement proche du texte. Voilà quand même un moment de douceur tourmentée assez agréable. (Gols)
National Sports Utility Vehicle (1997) : introuvable.
Rammstein (1997) de... Rammstein est un clip facilement fabriqué à partir des images de Lost Highway (qui utilisait cette chanson). Un morceau, disons, massif et lourdaud, mais super efficace : il fallait donc des images efficaces sans trop se prendre la tête. Lynch garde quelques plans, parfois d'une demi-seconde, qui privilégient les gestes, le mouvement, la couleur, et mixe ça avec des images du chanteur interprétant son morceau sobrement les bras en feu (toujours aimé la mesure des groupes de metal) et de ses musiciens torturant leurs guitares avec force grimaces. Bon, on secoue la tête en rythme, on se dit que le film était bien impressionnant, on voit bien que le montage est bon et spectaculaire, et puis voilà. Lynch n'est tout de même pas à fond sur la pédale pour ce coup-là. (Gols).
Dead Leaves (1997) Sci-Fi Channel : introuvable.
Aunt Droid (1997), publicité pour la chaine câblée spécialisée dans la science-fiction "Sci-Fi Chanel" est un minuscule film subtil, qui fonctionne sur la subjectivité du spectateur. A priori, une image simple : une femme passe l'aspirateur (image très légèrement rendue inquiétante par la contre-plongée bien calculée au ras du sol). Mais Lynch nous propose de lire cette image de deux façons : soit en imaginant que c'est notre brave tata qui fait le ménage, soit en imaginant que c'est un robot. Quand le carton "Aunt Droid ?" apparaît, on se dit qu'effectivement il y avait quelque chose d'étrange dans la froideur du plan, dans ce geste mécanique et répétitif, dans la distance de la caméra. Ingénieux. (Gols)
Même principe, encore mieux dosé, pour Nuclear Winter (1997) : un plan fixe sur une fenêtre ; dehors la neige ; une silhouette sombre traverse ce cadre dans le cadre. Simple gusse qui rentre chez lui en hiver ? ou image post-apocalyptique monstrueuse ? Lynch joue avec notre inquiétude, titille nos nerfs et fausse notre jugement avec son bruit d'horloge normande, encrasse son image dans un noir et blanc qu'on associe tout de suite aux films d'horreur quasi-amateur genre Night of the Living dead, équilibre superbement son cadre en nous obligeant à focaliser notre regard sur le centre, et le tour est joué. Du Lynch à 2000%. (Gols)
Toujours pour la même chaîne, voici Rocket (1997), un mouvement là encore très étrange qui s'approche doucement, dans un très beau ralenti, d'une fusée pour enfant disposée dans un centre commercial. On apprend que Jupiter est à 366 miles de la Terre, et on découvre un enfant derrière la fusée, en train de rêver... ou un Jupiterien fraîchement débarqué... Ces petits films sont des portes ouverts vers l'imaginaire, et celui-ci le fait très subtilement, par une simple association d'idée. On peut y voir une véritable déclaration d'amour au pouvoir évocateur du cinéma, et trouver que la quintessence lynchienne se trouve dans ces quelques minutes de métrage. Effrayants mais très beaux, ils en disent en tout cas très longs, et Sci-Fi Chanel a dû se frotter les mains. (Gols)
Toujours envie de faire des bébés après ça ? Bon, notre gars Lynch est à votre service avec cette pub pour le test de grossesse Clear Blue Easy One Minute (1997). Pour le coup, c'est très décevant, cette pub ressemble à toutes les autres, et c'est à peine si on remarque un peu la musique planante qui rappelle son auteur. Le style est absent de ce clip légèrement anxiogène où une femme s'inquiète devant son miroir avant de jeter sur le miraculeux test un oeil angoissé et d'afficher un sourire apaisé (ouf, elle est pas enceinte, induit ma lecture personnelle). Next. (Gols)
Parisienne people (1999) est l'incursion la plus barrée de Lynch dans la pub, ça ne fait aucun doute. On ne voit pas du tout le rapport entre ce qu'on voit et les cigarettes qu'on veut nous vendre, mais on s'en fout complètement. Effrayant, spectaculaire, ce petit film rappelle les expérimentations les plus folles de Twin Peaks : Lynch joue avec les ralentis et les accélérés, passe le film à l'envers en faisant jouer les acteurs à l'endroit, et fabrique un objet fascinant et dérangeant. On y voit une flamme zigzaguer dans une rue déserte, deux hommes tomber à terre, jouer aux zombies puis partir en riant, des poissons morts voler dans le ciel, et le feu prendre enfin sur l'image du paquet de clopes. Ça donne plus envie d'arrêter de fumer que l'inverse, mais ça donne en tout cas, en quelques secondes, un aperçu de ce que peut être la force fantomatique du cinéma de Lynch quand il est en liberté, quand on le laisse inventer et expérimenter. Un petit chef-d’œuvre qui vous rentre dans le subconscient comme a pu le faire le nain qui parle à l'envers par exemple. (Gols)
Today's Number is... (2020-22) : trois années magiques durant lesquelles vous pouviez enfin savoir quel numéro était le fameux numéro du jour... Je ne dis pas qu'il faut se refaire nostalgiquement tous les épisodes (Dieu m'en garde, je n'en vis perso qu'une poignée...) mais cela ne fait pas de mal de temps de se refaire un petit coup de loto pour la route... Pour les puristes, le dernier numéro pioché fut le 1, preuve à l'appui. Rien d'autre à ajouter. (Shang)
Weather Report (2005-9 / 2020-22) : Entre 2005 et 2009 puis entre 2020 et 2022, l'ami Lynch tenta de nous livrer un petit bulletin météo quotidien, en émaillant ses interventions de souvenirs divers et en évoquant souvent des amis ou des chansons. Je ne peux dire que je les ai tous vus (il ne faut pas exagérer...) mais je m'en fais une petite série au besoin quand le temps devient trop lourd. Lynch, Monsieur Météo, ma référence. (Shang)
Peut-on faire peur avec un simple plan, par la seule mise en scène, sans adjonction d'effets, de sang ou d'éléments concrets, avec simplement la force d'un cadrage, d'un rythme, d'une sensation ? C'est l'épineuse question à laquelle tente de répondre l'intrépide Jessica Hausner dans ce film bizarre, purement expérimental, assez malaisant et pas commode. Et la réponse apparaît dans toute sa simplicité : non. En tout cas, ce film-là échoue dans son projet, prisonnier de trop d'effets clinquants, d'un ton de petit malin qui le handicape totalement. La froide réalisatrice autrichienne avait pourtant à sa disposition un matériau en or pour elle, le genre de dispositif dont rêverait tout fan de suspense cérébral. Hôtel raconte les premiers jours en tant que réceptionniste dans un hôtel de luxe d’Irène, jeune femme mutique et opaque, qui ne demande rien de mieux que d'être une bonne employée. Mais très vite, l'étrangeté des lieux, le léger décalage des autres membres du personnel, et surtout les mystères qui entourent la disparition de celle qu'elle remplace, font grandir une bizarre inquiétude autour d'elle. Les lieux, filmés systématiquement comme vecteurs de menace (une forêt dense, une piscine vide, des couloirs qui se perdent dans l'obscurité, un ascenseur qui crachote une musique antique), semblent s'organiser pour flanquer les miquettes à notre jeune blonde, et son comportement (pulsions morbides, sexualité erratique) n'aide pas à son inclusion dans cet univers hostile et ennemi.
Autant vous le dévoiler : on ne saura rien des origines de l'angoisse qui étreint Irène. L'acmé promise sera toujours repoussée, on restera toujours au bord du mystère, sans jamais que nous soit dévoilé l'objet de la peur, sans jamais qu'on sache ce qui se cache dans la forêt ou au fond des couloirs. C'est bien là la prise de risque insensée de la réalisatrice : filmer la montée de l'angoisse, pas son accomplissement, instiller partout l'inquiétude mais ne jamais arriver au point d'incandescence. Intéressant concept, mais qui se heurte à une mise en scène forcément trop froide, trop intellectuelle, trop conceptuelle pour fabriquer autre chose qu'une sorte d'essai onirique vain. A force d'attendre, on finit par s'impatienter et par ne plus voir que les tics un peu clinquants du film : une actrice dirigée vers l'objectivisation d'elle-même, un montage tranchant comme un scalpel, et surtout une volonté de multiplier les hypothèses sans jamais en choisir une : on verra Hôtel comme un pur objet, ou comme une réflexion sur le Peur universelle, comme une variation sur l'émancipation sexuelle, comme un manifeste féministe sur la prédation, comme un simple amusement autour des motifs éternels du serial-killer ou du lieu hanté, comme un objet métaphysique profond ou comme une tentative de creuser les rouages de la peur au cinéma... Ces propositions, loin de fabriquer un truc intéressant, finissent par nous perdre, et on s'ennuie plutôt devant la chose, pourtant brillamment mise en scène, avec un sens du cadre et de la durée des plans très maîtrisé. Hausner est une excellente réalisatrice, aucun doute, mais qui a tendance à mettre son talent au service d'un cinéma trop clinique, trop froid, trop cérébral. Un peu comme Lynch sans son humanité. Un bel objet de musée froid comme la glace.
Il faut être assez fort et assez fou pour oser nous emmener des bas-fonds d'une mine sicilienne où la mort rôde jusqu'aux sommets des Alpes françaises où l'espoir fait vivre : c'est la gageure de ce film de l'ami Germi (avec l'incontournable Fellini en co-scénariste) qui nous propose en à peine quatre-vingt-dix minutes un véritable ascenseur géographique et émotionnel. Mais que c'est beau et dramatique et tragique un film rital de ces années-là quand c'est dirigé de main de maître. Aux postures figées de la séquence d'ouverture (on menace de fermer une mine de soufre en Sicile : les mineurs décident de ne pas remonter, les femmes et les enfants, en surface, attendent comme des statues de sel que la situation se débloque enfin) répondront par la suite les multiples déplacements de nos mineurs qui, sans plus aucune ressource financière, décideront de s'exiler en France. Puisque la fatalité a décidé qu'il n'y avait plus rien à faire dans ce trou du cul du monde écrasé par le soleil, seul le départ en France peut offrir un avenir meilleur à ces familles qui vendent tout et décident d'embarquer avec eux femmes et enfants. Un périple qu'ils entament dans un bus bondé, bus conduit par un passeur qui suinte par tous les pores la fourberie et auquel ils ont confié toute leur vie et leur économie... De la Sicile aux Alpes en passant par Rome et la plaine du Po, on assistera à un périple mouvementé, périple durant lequel une partie de la petite bande volera forcément en éclats.
On passera dans ce film par toutes les couleurs, ne cessant de trembler pour notre petit groupe de Siciliens quelque peu naïfs, un petit groupe qui va se retrouver confronté aussi bien à la police urbaine peu complaisante qu'au petit monde des campagnes du Nord guère plus tolérant... Un voyage qui ne sera donc pas de tout repos avec des mésaventures individuelles qui secoueront les tripes (le couple qui prend différents chemins à Rome et qui se retrouve bêtement séparé, le malfrat jaloux comme une teigne qui met la pression sur sa compagne et provoque le waï à Rome, le vieux comptable avec son petit chien qui tente de suivre le rythme jusqu'au bout du bout du voyage...) ou qui arrachent proprement des larmes (Raf Vallone avec ses trois bambini et Elena Varzi (la compagne du malfrat qui craque) qui se rapprochent au cours du voyage, la relation d'une tendresse bouleversante entre Varzi et l'un des gamins, le couple de jeunes mariés qui hésitent à affronter l'avenir ensemble...) ; il faut bien le dire, Germi ne laisse tomber aucun de ses personnages et leur donne à chacun sa chance ; sa trame narrative subtilement pensée nous permet de passer de l'un à l'autre avec fluidité, et prend le temps le cas échéant de suivre un personnage séparé du groupe, quel qu'il soit ; chaque destin a son importance, chaque vie a son intérêt, chaque personnage a son libre-arbitre et devra faire ses propres choix. On est de tout cœur avec chacun d'entre eux (sauf cette enflure de malfrat) et on tremble à chaque fois que le groupe se retrouve face à un problème - la marée-chaussée, les trépidations de la capitale, le mépris de leur origine, les grèves de les campagnes, les obstacles naturels et j'en passe. Le récit est promptement mené, les acteurs et actrices lancent au détour d'un plan des regards de résilience qui te transpercent l'iris et le final est tout aussi réussi - les frontières, fi, ce n'est valable que sur les cartes : il n'y a pas de véritables frontières entre les gens (j'ai envoyé le film à Retailleau, je suis un idéaliste bordel !). Il est bon parfois de suivre un conseil de Mitch, même avec une dizaine d'années de retard. Viva Italia, diable.
Ça, les enfants, c'est ce que j'appelle du polar. Sous une chaleur torride, l'inspecteur Murakami (ben oui) va mener l'enquête pour retrouver l'enfoiré qui lui a piqué son gun (tout comme le gentil film chinois The Missing Gun, sorti récemment, hum). Seulement là, lorsque son pistolet aux mains d'un autre commence à faire des victimes, la mauvaise conscience du type est insupportable, la pression devient énorme et le Murakami de devenir obsédé par les 7 balles qui se trouvent dans son colt.
Enième chef-d’œuvre du Kurosawa qui peut se permettre ici de décliner tous les topoï du genre avec un brio terrible. De la course poursuite initiale sous un soleil plombant au duel final dans la forêt, on assiste à une série de moments forts tous plus incontournables les uns que les autres. La plongée dans les bas-fonds de Tokyo tant du point de vue du réalisme des séquences que de la force du montage - en dix minutes, on a l'impression d'avoir suivi Murakami pendant des jours et des jours - est un morceau de bravoure à lui tout seul. Ensuite Kurosawa nous oriente dans le "buddy movie", Murakami faisant équipe avec un vieux de la vieille (superbe parenthèse au passage lorsque ce dernier l'invite à venir chez lui partager son quotidien bien morose -avec sa femme et ses trois enfants - et en dehors de tout héroïsme (le cinéma américain pillant constamment cette séquence)) qui va lui apprendre toutes les ficelles du métiers, de l'art de l'interrogatoire à celui de garder son sang froid. Les indices distillés au compte-goutte les mènent dans un music-hall avec cette scène superbe où toutes les danseuses crevant de chaleur se retrouvent les unes sur les autres, chair contre chair, dans un sous-toit minuscule pour reprendre haleine : corps collés les uns contre les autres, la chaleur monte dangereusement à El Tokyo. Premier climax lorsque l'orage éclate et que son partenaire retrouve les traces dans un hôtel minable de Yusa, l'homme au colt chouré. Le face à face final entre Murakami désarmé et immobile comme une bête fauve prête à bondir et Yusa dont les nerfs craquent est plus tendu qu'un fil barbelé sur l'après-guerre (non "l'après-riz", c'était vraiment n'importe quoi).
Il y a aussi toutes ces petites phrases qui viennent émailler l'histoire : "Un chien errant devient un chien enragé", "Lorsqu'il a tué, le chien enragé n'a plus qu'un choix : la ligne droite" - alors qu'une ligne de chemin de fer défile-, "La malchance forme ou écrase, cela dépend" qui sonne comme un écho aux parcours des deux anciens soldats que sont Murakami et Yusa : en revenant de la guerre, ils ont tout perdu, mais l'un a trouvé la force de s'engager dans la police pendant que l'autre sombrait dans la délinquance. Quelques plans également sont magnifiquement composés, ainsi la discussion entre Murakami et la voleuse d'armes sur un toit, avec un joueur d'harmonica au premier plan, et la caméra qui avance peu à peu à mesure qu'une certaine intimité entre les deux "laissés-pour-compte" se crée ; ou encore lorsque Murakami au premier plan se retrouve encadré au deuxième par la petite amie de Yusa (poupée japonaise juste sortie de la boîte) et sa mère qui tente de faire entendre raison à sa fille : le bien et le mal dans un cadre christique. La séquence également très maline sur les jambes du tueur qui descendent l'escalier permet dans la séquence suivante, à la gare, lorsque Murakami tente de l'identifier, de nous faire partager son analyse, tentant de deviner avec lui qui peut bien être le truand. Gros plan sur les yeux de Murakami traquant le trafiquant d'armes et errant dans cette foule d'âmes perdues, caméra en contre-plongée sur la tête de Murakami plongée dans ses doutes, le ciel et des nuages sombres s'amoncelant au-dessus et emplissant 98 % de l'écran, caméra se posant sur les corps du policier et du voleur haletant dans les herbes hautes après l'arrestation, alors qu'au deuxième plan un cortège d'enfants passe en chantant... Nom de Dieu, c'est comme dans le cochon, tout est bon.
Toshiro Mifune est une fois de plus époustouflant du bout en bout (le meilleur acteur du monde, disait mon collègue au début de ce blog, oui, sûrement), la grande classe avec son costume et son béret blancs immaculés, plein de fougue et de doutes, plein de candeur et de peur, jeune chien fou sur les traces d'un chien enragé. Bon ben po le choix que de boire encore une Suntori en l'honneur de l'Akira. (Shang - 30/01/07)
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Ça faisait si longtemps que je n'avais pas vu un film de Kurosawa (un cinéaste qui s'oublie un peu, non, comme Fellini ?) que j'avais oublié sa puissance. A revoir ce Chien enragé sur grand écran et dans une belle version restaurée, on reste pantois en effet. Hérité à la fois du film noir américain, du néo-réalisme italien, du réalisme poétique français et même d'un soupçon d'expressionnisme allemand, le film, qui reste pourtant éminemment japonais, puise à toutes les sources pour déployer un style incroyable, visuel en diable, où chaque plan semble pensé pour être le plus émouvant, le plus beau, le plus fin possible. Dans ce Japon d'après-guerre où la misère, la corruption, le désespoir, le sentiment de défaite semblent marquer les rues, les pendables aventures de ce flic raté, qui se fait tirer son flingue comme un bleu dans le métro, a des airs de tragédie : sa longue traversée des bas-fonds tokyoïtes, qui va l'amener à se confronter avec la crasse dans tout ce qu'elle signifie, dans toute la sueur de ces journées écrasantes de chaleur, prend des allures d'odyssée en enfer. S'y croisent des personnages hauts en couleur, classiques du genre (la pute, l'homme de main, la balance, le petite frappe, le caïd, la danseuse peu farouche...), avec lesquels Murakami va se trouver d'inattendus voisinages : le hasard seul a décidé de le pousser du bon côté de la barrière, mais on sent bien que traqueur et traqué sont frères, comme l'indiquent d'ailleurs les plans de la fin, où les deux hommes enchainés, à bout de souffle, communient en quelque sorte ensemble. Ce thème fort de la gémellité entre bien et mal court tout du long et ajoute une touche intime à la trame policière, si bien qu'on a l'impression d'avoir affaire à un Hitchcock mâtiné de Scorsese. Mais AK ne lâche absolument rien de son style, de son univers, de ses racines : le film est incontestablement de lui, et s'il reconnaît son allégeance aux motifs du noir américain, c'est pour mieux vérifier ce qu'ils peuvent donner planté dans les atmosphères nippones. En tout cas, l’œil est constamment ravi par ce qu'il voit, que ce soit dans les longues séquences silencieuses, purement organiques, ou dans les scènes poignantes de sensibilité avec le vieux flic (qu'on dirait sorti d'un Maigret). Je ne vais pas redire ce qu'a judicieusement noté mon compère, mais je réitère mon admiration face à ces compositions de plans incroyables, ces profondeurs de champs vertigineuses, cet éventail de grammaire cinématographiques toujours utilisé à bon escient : Kurosawa est enfin maître de son style, c'est la porte ouverte à son style. (Gols - 06/05/25)
le sommaire Kuro est là
Nous voilà dans le tout-venant du western avec ce film ni mauvais ni bon, juste fade, qui s'intéresse pourtant à une période intéressante de l'Histoire : l'immédiat après-guerre de Sécession. Les Sudistes, vaincus et ayant du mal à l'admettre, sont mis sous le joug de l'administration des Nordistes, censés rétablir la concorde. Si certains y arrivent, le funeste Roger Hale, lui, abuse de sa suprématie pour spolier les habitants de la petite ville dont il est le maire. Taxes abusives qui mènent les villageois à la ruine, puis appropriation abusive de leurs propriétés, le gars pratique une politique injuste et inique, et la colère gronde. Mis au courant des possibles exactions de son édile, le général Hildebrandt envoie en espion un ancien habitant de la ville, Grayson, chargé d'infiltrer le camp de Hale et de le confondre. Notre héros va tellement bien jouer son rôle qu'il va peu à peu se mettre à dos l'ensemble de la communauté ; il s'en faut de peu que même la jeune et éprise Jane ne finisse convaincue de sa félonie. Il faudra maints efforts et force abnégation pour que les masques tombent enfin et que Grayson rejoigne les rangs du Bien, embrasse la blondasse et supprime le vilain.
On aime toujours ces personnages ambigus, dont on pense qu'ils sont de fieffés salauds alors qu'ils se battent pour la justice. Le souci ici, c'est que dès le départ on sait que Grayson est sympa, et du coup son personnage et ses agissements deviennent inintéressants. La mise en scène de Ludwig, très fade, et l'interprétation du terne John Payne n'aident pas à faire monter la tension autour d'un personnage dont on se tamponne quelque peu. C'est donc dans les interstices qu'il va falloir aller chercher son (minuscule) bonheur. Elle aura pour nom Rose (Jan Sterling), parfaite salope vénale qui fait tout le sel du film : venue de la plèbe, elle assume sa cupidité avec un cynisme complet, et oppose au fade héros une flamboyance de vamp délicieuse. Le méchant de service, le suave Lyle Bettger, est pas mal aussi dans le registre. Ces deux méchants sont parfaitement détestables, et font passer le temps sans trop de dommage, en tout cas dans sa première partie, la plus intéressante avec cette description assez fine d'une communauté complètement asservie par un félon. Ensuite, Ludwig se pique de passer à l'action, et c'est assez catastrophique. Poussives et erratiques, les scène de cavalcade et de fusillade sont complètement dépourvues de fun et de suspense. La fin, totalement bâclée, finit de consterner. A retenir quand même : une authentique bagarre entre femmes, à grands coups de ciseaux pointus et d'insultes sonores, c'est toujours ça de pris. A part ça, on ressort du truc dans le même état qu'on y est entré, ni capté ni dégouté. Juste de la pellicule imprimée, quoi.
Classique devant l'éternel, sine-qua non du film de guerre, étape capitale du cinéma "Nouvel Hollywood", chef-d’œuvre de son auteur, culte éternel, The Deer Hunter n'a pas vieilli d'un poil, et le revoir aujourd'hui permet de vérifier qu'il y a bien eu, durant un temps éphémère, un très grand cinéaste sur Terre en la personne de Michael Cimino. Proprement en état de grâce, que ce soit à l'écriture, à la réalisation ou à la direction d'acteurs, il réalise le film qui est peut-être le plus poignant sur les retombées d'une guerre sur le moral de ceux qui y ont participé (concrètement ou à l'arrière-front), sur l'explosion d'un groupe soudé, sur la catastrophe de la séparation. Mais The Deer Hunter est-il vraiment un film de guerre, quand on voit que celle-ci n'occupe environ qu'un tiers du métrage, quand on se rend compte qu'elle n'est qu'un prétexte pour décrypter l'effondrement d'une poignée de vies ? Il semblerait bien qu'elle ne soit qu'un élément parmi d'autres dans cette histoire d'amitié qui explose, qu'elle n'en constitue pas le nœud central.
Mike, Nick, Stosh, Steve sont des potes encore mal sortis de l'adolescence dans cette petite ville ouvrière et rurale tranquille. Leurs occupations quand ils ne triment pas à l'usine : bières, drague, vannes et chasse au cerf. Dans un premier temps, le film documente précisément ce temps, cette géographie, cet esprit, autour principalement du mariage de l'un d'eux, occasion pour tous de se lâcher complètement. D'autant que trois d'entre eux vont dès le lendemain partir pour le Viêt Nam pour y défendre les valeurs d'une Amérique traditionnelle qu'ils ne pensent même pas à questionner, mus par une image du héros américain classique. Ce mariage, dont j'avais oublié combien il était central dans le film et combien de temps il occupait sur les trois heures de métrage, va représenter, par sa folie, par son énergie, les derniers feux de la jeunesse, de "l'innocence", de l'amitié, de la joie pour ce groupe d'amis. On se souvient des scènes de guerre de ce film, mais franchement celles de ce mariage sont encore plus sidérantes. Une sorte de chaos de mouvements et de sons, qui brasse une bonne quinzaine de personnages dans un même mouvement, dans un puzzle à la fois bordélique et hyper-maitrisé au montage, de l'énergie pure à l'écran. Et en même temps, déjà cette sombre tristesse qui ressort des grosses farces idiotes de ces jeunes gens avinés, une manière élégantissime d'induire la fin de quelque chose dans une fête échevelée. Il y a du Huston dans cette très longue séquence, tout comme il y en a dans la scène de chasse qui s'ensuit où, au petit matin, à moitié bourrés, nos camarades vont taquiner le gibier et quittent tout semblant de joie : crépusculaire sans qu'on l'ait vu arriver, cette première heure est une tuerie absolue de mise en scène, de maîtrise du rythme, de jeu, de compréhension des personnages.
Sans transition (superbe ellipse), nous voilà au cœur de la guerre du Viêt Nam, pour les scènes les plus connues du film. La guerre en elle-même est à peine filmée. Cimino s'intéresse plutôt à un tout petit territoire au sein de la guerre : un vague camp de torture de prisonniers où sont enfermés les trois protagonistes, et dans lequel ils vont achever de perdre la tête chacun à sa façon. Stosh (Cazale) devient fou de terreur, Nick (Walken) se perd dans un désespoir morbide et suicidaire, Mike (de Niro) est celui qui s'en sort apparemment le mieux, luttant pour sa survie avec une bravoure exemplaire. Pas ou peu d'hélicoptère, d'explosions, de soldats qui meurent bras en croix ici : Cimino concentre toute l'horreur de la guerre sur un simple "fait divers" qui va hanter les héros jusqu'au bout : une partie de roulette russe, symbole du hasard de la guerre, qui en tue certains et en sauvant d'autres, symbole de l'errance de ces personnages qui, nés ailleurs ou en un autre temps, auraient pu traverser cette guerre sans séquelle. Cette partie guerrière, pourtant la plus célèbre, est étonnamment courte, même si elle est effectivement cauchemardesque, baroque, excessive. On oubliera pas l'hébétude de Walken, le flingue sur la tempe, face à un de Niro chargé de rage et de colère.
La partie la plus crépusculaire est la dernière, qui voit le retour de nos héros dans leur ville. Rien n'a changé mais tout a changé, et chacun va accepter l'effondrement de sa propre vie, de ses valeurs, de ses liens aux autres, à sa façon, les uns en s'exilant, les autres en se perdant définitivement dans l'auto-destruction, les autres en acceptant tristement leur sort. Dans une sorte de scène parallèle avec celle du mariage, on assiste aux obsèques de l'un d'eux, qui enterre autant un homme qu'un passé, qu'un groupe, qu'une façon d’appartenir à la communauté (de la ville, et plus globalement du pays en entier). Là aussi, la scène où l'hymne américain est chanté tout doucement, comme une élégie, par ce groupe d'amis pulvérisé, est bouleversant et inoubliable. Au sein de tous ces hommes, il y a les femmes, discrètes mais primordiales dans l'histoire. Que ce soit l'immense Meryl Streep qui mène la barque est une qualité supplémentaire : elle est somptueuse. Le film est une succession de moments extraordinaires, mis en scène et surtout montés en génie : sur trois heures de film, on est happé par la beauté crépusculaire et l'intelligence du bazar, qui est une des choses les plus violentes qui puisse se voir sur la guerre. Je le mets à égalité avec Apocalypse now, pour ma part.
On passe, grâce à la lecture de Seethaler, d'un café à un bureau de tabac, plongeant cette fois-ci dans un Vienne du passé, dans les funestes années 1937, 1938. Un jeune homme, débarquant de sa petite province, rentre en contact avec cet ancien ami de sa mère et découvre les joies et les peines de cette nouvelle vie dans la capitale autrichienne. Lecture des journaux obligatoire, apprentissage de la notice de chaque cigare, rencontre avec un personnage illustre (Der Trafi-kant évoque bien entendu... Freud - si, c'est drôle) et découverte, forcément, des premières amours (les premières amours sont toujours des amours déçues ? Comment le saviez-vous ?). Seethaler, sans même prendre le soin de découper son ouvrage en chapitre, nous plonge une nouvelle fois totalement dans son univers feutré, univers feutré que de sordides croix gammées vont bien sûr rapidement salir... Avant que l'inéluctable ne se passe, que ce magasin soit pris pour cible parce qu'il commerce avec les Juifs, que ce bon gérant Tresniek, invalide de guerre, subisse les assauts de cette clique de malfrats au service de l'état, on aura eu le temps d'assister aux différentes aventures de notre jeune homme qui expérimente à la fois, en amateur, la douceur d'une main féminine et les affres de la psychanalyse, ainsi qu'au compagnonnage en bonne intelligence entre ce modeste buraliste et notre héros en apprentissage. Il s'agit d'aileurs bien là d'un roman d'apprentissage, oui, comme tant d'autres me direz-vous, mais où l'on peut apprécier cette évidente capacité chez Seethaler à nous décrire un lieu, une époque, à nous y immerger, et à rendre vivant les relations que notre héros entretient aussi bien avec son mentor Tresniek qu'avec ce vieillard de la psychanalyse offrant toujours de sages conseils (en toute simplicité) voire même avec sa mère (un échange de lettres entre deux personnes qui apprennent, à distance, à se confier : ou comment de simples échanges de banalités au départ peuvent se transformer en une solide correspondance pleine de complicité et de sincérité). Des rapports sains que viendront bien sûr troubler d'abord, à petits pas, cette histoire d'amour un peu pathétique, puis, au son des bottes, la montée de cette peste noire. Notre héros, Franz, regarde, observe, écoute, apprend sans jamais faire de compromis, tentant aussi bien d'aller jusqu'au bout de cette histoire d'amour foirée d'avance qu'au bout de ses convictions intimes - et advienne que pourra... On s'attache, forcément, aussi bien à ce cadre de travail baignant dans les effluves des feuilles de cigare qu'à ces personnages de papier : ils s'accrochent désespérément, les uns comme les autres, à leurs rêves (ou à celui des autres) et tentent de résister autant qu'ils le peuvent à cet obscurantisme programmé. Belle pièce de résistance dans l’œuvre toujours à haute valeur affective ajoutée de Seethaler.
Peut-on bâtir entièrement un film sur un personnage qu'on méprise ? Serebrennikov, pas à son premier pari thématique, répond par l'affirmative en nous offrant ce Limonov, portrait foisonnant d'un homme ambivalent : poète maudit, libre, peut-être génial d'un côté mais menteur, profiteur, provocateur adolescent, désagréable et auto-centré d'un autre côté, le bougre a traversé la deuxième moitié du XXème siècle en frondeur, profitant des plaisirs de la vie coûte que coûte, pris par erreur pour un fervent militant du contre-régime soviétique, se perdant plus souvent qu'à son tour dans des doctrines brumeuses voire carrément pourries (partie que le film occulte avec empressement, étonnamment...), guidé uniquement par son goût du plaisir, son amour du risque, son sens de la provocation et son inconscience. D'abord poète underground dans l'Ukraine soviétique, il s'enfuit à New-York où il va faire l'expérience du sexe débridé, des drogues et du milieu artiste bohème, puis à Paris où il devient tour à tour une légende littéraire puis un majordome, puis de retour en Russie, vrai défenseur d'idéologies bien douteuses. A travers ces mille facettes, on est face à un mystère, un homme insaisissable et inattendu, vrai beau personnage de fiction qui a rêvé sa vie plus qu'il ne l'a réellement vécue. Serebrennikov transforme son film en fresque intime à travers ce biopic finalement assez sage dans sa narration : les passages obligés de l'existence de Limonov y sont, dans l'ordre et dans une imagerie un poil attendue, bande-son (du Lou Reed) et provocations comprises. Si la première partie est assez fun, avec les errances sexuello-poétiques de notre homme dans le New-York underground des années 70, la deuxième le verra s'enfoncer dans la dépression, l'auto-destruction, une sorte de nihilisme cynique qui va définitivement le perdre. Et l'humeur du film suit : on passe la deuxième moitié dans un agacement dû autant au personnage qu'à la mise en scène, assez conventionnelle malgré les éclats.
Quand on connait le cinéma de Serebrennikov, avec ses surprises et ses coups d'éclat, on ne peut qu'être déçu par ce film, qui manque d'éclat, sûrement dans la lignée de cet anti-héros assez déplaisant. On retrouve notre homme dans les transitions entre les différentes étapes de la vie de Limonov. Là c’est spectaculaire et on a même droit à un plan-séquence vraiment virtuose pour traverser en quelques minutes toutes les années 80 : on retrouve enfin ici le réalisateur de Leto et de La Fièvre de Petrov, trop souvent absent le reste du temps. Tout ça reste malheureusement un peu en surface, et Serebrennikov semble plus passionné par les frasques surfaites d'un Limonov drogué jusqu'aux cheveux, se faisant sodomiser par des clochards ou maniant les provocations faciles que par la nature profonde de ce personnage pourtant passionnant. "L'âme slave", ou en tout cas le caractère purement russe de cet homme, notamment, passe à l'as (et d'ailleurs tous les personnages parlent un anglais parfait, ce qui semble aberrant). Carrère, qui fait un passage dans le film, était beaucoup plus pertinent pour aborder cette énigme qu'est Limonov que le cinéaste, trop fasciné par son côté people et adolescent pour vraiment parvenir à un résultat probant. Les yeux sont quand même rassasiés, allez, les acteurs sont pas mal, le film est tonique et intéressant. Mais d'un tel cinéaste, on attend un peu plus d'intelligence.
On peut sans problème, de temps en temps, aimer la mauvaise personne, s'éprendre d'un fieffé pauvre type ou d'une mégère insupportable (et je sais de quoi je parle, comme chacun d'entre nous, j'imagine). On peut s'en remettre, regarder le passé avec un sourire mi-moqueur mi-éberlué, on peut aussi se pelotonner dans ce souvenir et en faire son lit de douleur. Madeline Roth, elle, en fait un livre, et on ne sait trop si c'est manière de se sortir de cette histoire boiteuse ou histoire de la retrouver, tant elle a kiffé le moment. En tout cas, dans une formule d'alchimiste qui transforme la merde en or, l'écriture de la belle s'empare de ce pathétique sujet pour le transformer en petit trésor de précision, en minuscules formules percutantes, en précis d'auto-dépréciation parfaitement troussé. Si bien que, on ne sait trop par quelle magie, on a envie de coller de vigoureuses calottes à son auteur en même temps qu'on a envie de l'embrasser. Les calottes, elle les mérite quand on se rend compte du cadeau qu'elle fait au blaireau qu'elle a eu la bonté d'aimer alors qu'il s'en foutait, qu'il jouait avec, qu'il s'en servait pour redorer son image narcissique à bon compte. Un Amour est une déclaration de dévotion à un con, un texte d'adoration qui continue à trouver admirable un paumé légèrement pervers : preuve que l'amour est non seulement aveugle, mais qu'il peut aussi durer dans le temps, même s'il n'est pas réciproque. Roth est une amoureuse romantique, une enfant qui ne s'est pas libérée des clichés des Ken et Barbie de son enfance. Elle le sait, l'assume, t'emmerde avec ta morale, et elle fait bien. Il n'empêche qu'on ne peut s'empêcher de soupirer devant ces formules d'amour adressées à un gars qui ne les mérite pas, qui se sert d'elle (et se servira sûrement de ce livre) pour se convaincre un peu plus encore de sa grandeur. Tout comme on ne peut s'empêcher de trouver ce genre de texte légèrement voyeuriste, un peu gênant pour qui n'est pas dans le cercle, et qu'on est en droit de se demander son utilité : si c'est pour que son auteur guérisse de cette liaison toxique, c'est raté, puisqu'on sent que c'est surtout un texte pour le faire revenir ; si c'est pour partager son expérience avec d'autres, on doute un peu, tant l'expérience narrée ici, comme toutes les expériences amoureuses, est spécifique à ces deux personnes-là.
Mais les embrassades, Madeline Roth les mérite aussi et ô combien. Oubliez la banale trivialité de ce que vous êtes en train de lire, laissez-vous aller à la pure magie des mots, et tous vos griefs tomberont. La bougresse écrit avec une finesse et un sens de la concision qui l'honorent, et qu'il est bien rare de trouver dans ce type de "livre de femme et pour femmes" souvent très bavard. Elle y va à l'épure, en ôtant plutôt qu'en rajoutant. Quelques mots, une ligne, un minuscule paragraphe, suffisent à définit une émotion, à planter une situation, à évoquer un sentiment, à induire une impression. Elle sait exactement où s'arrêter, pleinement consciente du pouvoir des mots, qui est immense dès lors qu'on respecte chacun d'eux. L'auteure n'a jamais été connue pour être bavarde, produisant des textes très courts depuis toujours. Mais jamais elle n'avait été aussi près de l'os, ou plutôt du cœur : très sentimentale, forcément, elle ne se laisse pourtant jamais déborder par l'émotion, concentrant son effort sur la ponctuation, le rythme, la recherche du mot le plus simple et le plus juste possible. Et elle fait bien, là aussi : le texte sort du nombrilisme qui le menaçait, évite la mièvrerie qui rôdait, et éclate de vie, de vérité, de simplicité aussi : on y lit une jeune femme normale, une amoureuse ordinaire, qui ne sait pas trop quoi faire de cet amour bancal, et qui nous donne ce texte non pour trouver des solutions, non pour s'offrir à notre jugement, mais pour partager son désarroi (et sa joie, et son malheur) avec nous. Comme pour dire : "Je ne regrette pas, c'était chouette, mais je ne comprends pas trop non plus". Ce doute sur elle-même dévoile une personne précieuse et touchante, et rien que pour ça, je tiens prête ma demande en mariage.
Voilà un film (un dystopie brésilienne censée se passer en 2027 : mais jusqu'où ira-t-on dans l'imaginaire ?) qui prend des chemins de traverse pour le moins surprenant à défaut d'être pleinement convaincant. Le pitch de base est simple comme bonjour : elle et lui veulent un enfant, mais, gasp, n'y parviennent. Elle, petite fonctionnaire, est en charge des divorces au sein de son administration ; la mission qu'elle s'est donné : tout faire pour les éviter, en essayant de convaincre les demandeurs de rejoindre son propre couple dans cette petite association religieuse sobrement nommée "Amour divin" ; ces sectes religieuses, on ne peut dire, perso, qu'on les affectionne généralemen ; celle-là a tout de même une particularité inattendue : les couples pratiquent l'échangisme, copulent côte à côte (cette pratique sexuelle arrivant au bout de toute une série de petits jeux de "remise en confiance") mais, bonté divine, le mari vient toujours finir par éjaculer dans sa compagne de base (Jésus garde la face). Notre fonctionnaire, en participant activement au sein de cette association religieuse (des temps nouveaux...) espère s'attirer en quelque sorte la grâce de Dieu (et tomber enfin enceinte) ; lui, fleuriste à domicile, s'emploie pour pallier à sa stérilité : il passe notamment des heures, la tête en bas, les couilles à l'air, devant une machine chinoise à rayons rouges censée renforcer ses spermatozoïdes (l'avenir s'annonce décidément radieux)... Est-ce que tous ces efforts vont finir par porter leur fruit ? Alors oui, mais de façon pour le moins là aussi plutôt inattendue...
On ne sait pas toujours vraiment sur quel pied dansé : entre le sérieux papal de ce couple qui semble prêt à tout pour arriver à ses fins, cette association religieuse aux règles fixes et l'aspect un peu plus border line de cette communauté (l'association entre sexe et religion pleinement assumée, un "drive in" confessionnel étonnant, une fête électro toute dévouée à cet "Amour Divin" qui ameute des masse), on ne sait jamais trop ce qu'il faut véritablement prendre au sérieux dans cette soi-disant "foi" ; la dévotion de notre héroïne est totale (tout en ne cachant point son petit intérêt personnel dans toutes ses démarches), tout semble se déroulait pour le mieux, jusqu'à ce que le film prenne une direction pour le moins surprenante... Un véritable "miracle" a lieu (ne spolions pas complétement la chose) mais ce miracle (un événement pourtant positif à la base) va entraîner des conséquences pour le moins surprenantes, pour ne pas dire catastrophiques... Aussi bien la vie de notre petit couple que le fonctionnement de cette association religieuse seront remis en question - comme pour mieux souligner leur fausseté, leur hypocrisie ?... Il y a de ça, même si le petit côté "miraculeux", concept un peu facile en l'occurrence, ne sera pas pleinement creusé. Du coup, là encore, on oscille dans notre attitude, prenant un certain plaisir à découvrir cette atmosphère mixte, détonnante, mêlant "métaphysique" et "physique pure" (les scènes sexuelles sont frontales), tout en n'étant pas toujours convaincu par cette trame non seulement un peu répétitive et cette fin en queue d'ichtus (si je peux me permettre). Original, tout au plus, sans que l'on se sente pleinement soulevé par ce rythme un peu lancinant et le concept.
Un polar à l'ère de la Préhistoire, pourquoi pas puisque le ridicule ne tue plus. Il suffit de vouloir un jour construire une piscine pour que tout un monde s'ouvre aux paléontologues... C'est aussi le cas pour Cayre qui, à partir de deux cadavres entremêlés, une grotte peinte avec des doigts de la main coupés (un mafia néander(i)talienne ? - ahah très drôle ) et quelques cailloux et autres silex d'époque nous trame toute une histoire à haute teneur féministe... On fait un petit saut, non dans la piscine, mais dans le temps, quelques dizaines de milliers d'années en arrière, et nous voilà dans un clan où les femmes sont quelque peu ostracisées... Des femmes d'aisance qui ont le malheur de grossir tous les neuf mois (le lien n'a jusque-là pas encore été fait entre poutraillage et grossesse), des femmes interdites de chasse, des femmes rebelles punies (une erreur, une phalange, un manque de respect, une autre phalange - ça peut aller très vite) et notre héroïne, Oli, de se sentir très vite à l'étroit au milieu de ces bourrins patriarcaux... Elle est inventive, pourtant, en terme de chasse notamment (ce dont les hommes feraient justement bien de se méfier), elle n'est pas franchement portée sur le sexe, elle a des envies d'aventures et aventures donc, tout au long de la Dordogne jusqu'à la mer, au gré de diverses rencontres d'individus étranges voire affreusement laids (avec la peau blanche ! pouah !), il y aura. Cayre ne s’embarrasse pas trop au niveau du langage d'époque (que des dialogues en "grumpff", ceci dit, ça lasserait vite) et nous tresse un récit (basé tout de même sur quelques recherches scientifiques de renom) qui fait la part belle à l'imaginaire - et à l'intelligence féminine, la gâte Oli concentrant la plupart des qualités face à ces hommes souvent aussi bas du front qu'un chroniqueur chez H ou PP. On sent bien que la dose de romanesque est un peu poussée à l'excès, que les agissements féministes de l'héroïne rejoignent parfois un peu grossièrement les conceptions féministes contemporaines et on voit plus souvent qu'à son tour les grosses ficelles de la chose (le tout premier meurtre de l'histoire, le premier silex ultra designé, la première pierre-paysage sur laquelle l'imaginaire peut se projeter (l'ancêtre du cinéma, non ?) - cela fait beaucoup de première fois) ; et comme le style est un peu au ras des pâquerettes, on lit la chose avec une petite moue d'usage... Un certain effort, pourra-t-on positiver, pour nous faire revivre toute une époque qui demeure à nos yeux un peu floue, mais une façon de charger la mule avec des projections et des débats de notre temps un peu trop systématiques pour être totalement honnêtes (c'est un peu grottesque ? Fi ). Une grotte pourpre de Cayre un peu trop fantasmée pour que l'on plaise totalement à s'y perdre.
Une version vintage des romans de Dumas (les seventies, les films de cape et d'épée avaient encore leur public) signée par un amerloque, qu'est-ce que ce cela peut vraiment valoir sinon nous rappeler un dimanche après-midi morne de notre enfance ? Avant même de tirer à boulet rouge sur la chose, reconnaissons au moins deux choses : tout d'abord un casting international ambitieux et d'autre part un soin très particulier porté par la production aux décors (construits et naturels - viva España, avec ou sans électricité), aux costumes et aux accessoires les plus divers. Quoiqu'on puisse penser du résultat final, force est de constater qu'il y a eut en amont la volonté de créer des scènes dans un environnement historique qui a du cachet : qu'il s'agisse de cette balançoire "mécanique" pour que la reine et ses donzelles s'amusent, de ce sous-marin julesvernien qui traverse la Manche, de ces formations musicales surprenantes (ces trompettes trompettant sous les feux d'artifices, cette orgue pliable) et j'en passe, on sent que les créateurs n'ont pas lésiné pour donner forme à leur imagination. De la même façon, on peut louer ces décors bien ancrés dans leur temps tel que celui des lavandières qui sera le lieu d'une grosse baston et apprécier l'idée assez farfelue et décadente de ce jeu d'échecs canin (caniche E2 E4 !) qui permet au roi de se divertir bêtement. Même si on n'est jamais vraiment pris pas un "souffle épique" censé traverser le bazar, on peut tout de même souligner au passage ces indéniables efforts au niveau de certaines créations visuelles ; c'est la même chose dans certains détails qui font mouche, qu'il s'agisse des accessoires (au niveau des armes notamment qui mettent trois heures avant de faire de gros waoufff) ou de la mise en scène : ainsi lors de cette bataille de la Rochelle, avec ce plan d'ensemble sur ce paysage qui fourmille de milliers de figurants, on peut apercevoir, tout à gauche de l'écran, un type qui apprend à jouer du tambour à des gamins ; c'est presque rien, une broutille, mais cela démontre une volonté croquignolette de ne pas se foutre du monde et de peaufiner chaque cadre.
Au niveau casting, il y a aussi du grain à moudre : si les grimaces de Michael York en d'Artagnan (qui endosse tout le long le rôle du bouffon) lasse vite, l'air bougon et dépité de l'alcoolo Athos (c'est l'excellent Oliver Reed dans le rôle de cet éternel amoureux dépité) donne une petite touche de gravité à l'ensemble plutôt bienvenue. Chamberlain (RIP) et Finlay, les deux autres compères, n'ont malheureusement pas grand-chose de passionnant à jouer si ce n'est avec la pointe de leur épée... Au rang mâle, on peut également noter la présence du sombre et borgne Christopher Lee en Rochefort, du manipulateur et terriblement sérieux Charlton Heston en Richelieu ou encore de notre gloire nationale (...) Jean-Pierre Cassel (the French finesse with a moustache...) en Louis XIII. Au niveau féminin, venons-y, on sent que Lester a une certaine attirance pour les atours de ces dames : Raquel Welch incarne une Bonacieux pimpante, Faye Dunaway une Milady ultra-perfide, Géraldine Chaplin une petite reine fragile comme un petit faon ou encore (parce qu'on a aussi nos vedettes !) Nicole Calfan un Kitty piquante. De la testostérone, du charme, de la thunasse à foison, cela suffit-il pour rendre la chose palpitante ?
Eh bien malheureusement non ; on sent que le cahier des charges précisait surtout trois choses : ne pas se prendre au sérieux, ne pas négliger les scènes d'action et de combat, ne pas passer pour des guignols au niveau de l'habillage historico-esthétique ; si ce dernier point fait parler la poudre, avouons que la bouffonnerie de l'ensemble (surtout dans le premier épisode), le petit côté rigolo du gars d'Artagnan en particulier, non seulement ne vole pas très haut mais empêche en plus toute véritable dramaturgie de prendre racine ; quant aux personnages multiples, ils manquent pour la plupart d'épaisseur, faisant plus figure d'individus cartoonesques que de personnages de chair et de sang (et pourtant, on en voit de la chair chez ces dames - mais dis donc, tu te calmes !). A l'image de la Bonacieux qu'on expédie en deux-deux (elle est morte, bon ben passons vite à autre chose - pas sympa), les scénaristes peinent véritablement à nous permettre de nous attacher à ces êtres joliment costumés mais à la psychologie de libellule ; l'amitié et la solidarité entre les mousquetaires sont à peine développées et les histoires d'amour traitées un peu trop par dessus l'épaule ; de plus, et c'est sûrement quand même là que le bât blesse, malgré les multiples rebondissements de l'intrigue et les divers changements de décor, on s'ennuie souvent... Enquiller les deux épisodes est une gageure et il m'a bien fallu deux-trois semaines pour reprendre mon élan (et ma motivation) entre les deux. Des efforts, peu de réconfort.
"Nous sommes si nombreux, nous sommes légion, une armée innombrable, de soldats en déroute, qui errent sur la superficie de la croûte terrestre, et qui ne se trouvent pas, qui ne sont de nulle part et ne vont nulle part."
Neige Sinno nous embarque dans ses voyages au Mexique, terre d'exil, terre d'accueil (puisqu'elle y réside et possède même dorénavant la nationalité dudit pays), et en particulier dans le territoire du Chiapas ; quatre voyages nous sont ici plus particulièrement contés : le premier avec son amie Maga (avec l'objectif de rencontrer Marcos, "haut responsable" zapatiste : un échec qui faillit presque se transformer en déroute), un second effectué avec la même amie, voyage qui leur permit notamment de se tester dans divers domaines artistiques (du spectacle de marionnettes à la conception de bijoux), un troisième avec mari et enfant pour vivre en immersion, une poignée de jours, avec ces fameux zapatistes, puis un dernier en solo, là encore en terrain zapatiste mais uniquement avec des femmes (sujet des rencontres organisées : comment lutter contre la violence qui leur sont faites ?). Sinno ne cesse d'osciller entre le récit personnel (ses rencontres, ses amours, ses envies) et l'essai (quelques réflexions sur le pays même via le filtre de Artaud et Le Clézio, ses deux références sur le sujet) ; mais attention, hein, elle nous prévient, elle n'est pas là pour nous servir une thèse sur les Zapatistes ou la culture mexicaine ou sur la vie quotidienne des "indigènes" ; non, non, non, elle prend les devants : ce n'est que sa petite histoire perso, elle n'oserait se substituer aux spécialistes autochtones du sujet, etc, etc... Il s'agira donc ici, simplement, de livrer sa simple vision des choses (sur ses expériences de vie dans cette communauté zapatiste en premier lieu), d'évoquer de façon plus littéraire les propos et les expériences en terre mexicaine de ses deux écrivains modèles, et de parler au passage de tous les thèmes qui l'ont toujours habités : l'exil, le fait d'être une femme, blanche, d'origine occidentale, l'amitié, l'amour, la vie solidaire, les violences faites aux femmes, le traitement des autochtones / indiens / indigènes, ou en un mot des minorités, bref, le parfait livre à offrir à votre oncle anti-woke pour espérer qu'il fasse, en l'ouvrant et en lisant les deux premières pages, un sage AVC (ce fut peut-être le cas du pape, on nous cache tout, de toute façon...).
On sent encore et toujours cet engagement total dans ses combats personnels, tout en essayant finement, comme dans son précédent ouvrage d'ailleurs, de "se protéger" par avance contre toute critique, toute attaque ; oui, elle a bien conscience qu'elle ne peut pas se mettre totalement à la place des locaux parce qu'elle est française et que blablabla, que son ouvrage part un peu dans tous les sens mais que c'est voulu blablabla... Ok, c'est dit. Alors oui, on grappille des petits bouts d'elle : ses voyages (on sent toujours un regard très lucide sur ses propres expériences comme sur les gens rencontrés), ses analyses (sur Artaud, éclairant, sur la communauté zapatiste, pas toujours passionnant), ses réflexions (sa difficulté à assumer le fait d'être "occidental" (en tout cas, sa gène, à faire partie de cette culture colonialiste pour le peu...), son éternel combat contre les violences faites aux femmes et le long chemin à entreprendre pour lutter contre ce fléau...)... Des flocons, en quelque sorte, de Sinno, et même si l'ouvrage semble par certains aspects moins "maitrisé" que le précédent, fait un peu plus feu de tout bois, on apprécie toujours cette fraîcheur et cette vivacité d'esprit, ce petit vent de jeunesse qu'elle amène sur des sujets primordiaux de notre époque.
J'admets que ce Claudel soit un homme de génie, un poète immortel ; mais qu'on aille chercher dedans son œuvre pie un aphrodisiaque, non, ça c'est de l'utopie. Et Cuny semble bien être de cet avis, lui aussi, qui livre une version de sa pièce austère et figée comme un vieux cadavre. Il a l'air pourtant entièrement investi par le texte du bon poète, touché en quelque sorte par la grâce : son film est mystique à mort, complètement en admiration pour la prose claudelienne, dans le droit fil de sa conception panthéiste du monde. Il situe l'histoire pendable de Violaine, amoureuse d'un lépreux, promise au fade Jacques, jalousée par sa sœur, et qui ira se sacrifier pour tous en un élan christique en fanfare, il la situe, donc, en pleine nature, et une nature vraiment rurale, paysanne, ancestrale. Décors ternes de granges et d'écuries, aridité des forêts enneigées, épure des dispositifs intérieurs (souvent une table, un crucifix, et le chef décorateur peut aller en pause) : Cuny ne fait rien pour qu'on aime le contexte désolé dans lequel il va dérouler son mélodrame mystique. Il y a vraiment un geste religieux dans ce choix janséniste, dans cette austérité qui s'étendra jusqu'au choix des comédiens (tous amateurs), à la musique expérimentale, à la diction théâtrale, à la place des acteurs et à l'économie de mouvements. Le texte, rien que le texte, c'est tout ce qui importe à notre homme, qui se permet même une post-synchronisation des voix complètement improbable pour qu'on entende mieux le verbe de son héros.
Et le fait est que le texte ressort superbement. Si vous êtes client de ce genre de langue très savante, millimétrée, c'est le film qu'il vous faut. Épousant la solennité de la pièce, Cuny ajoute encore une emphase à la chose en surjouant les trémolos ; l'effet est parfois involontairement comique, si on sort du film et qu'on se rend compte de ce à quoi on est en train d’assister. Mais si on est pris dedans, on ressent à la longue une beauté vénéneuse dans cette langue et dans cet univers religieux à l'ancienne. Pour être franc, le procédé fonctionne, même s'il est ringard et anachronique (le film est de 1991, tout de même, Rohmer et Bresson avaient déjà fait leurs preuves depuis longtemps). Parce que la sincérité du cinéaste et son amour de cette langue font tout le plaisir. Et parce qu'il y ajoute quelques petits éléments qui la font sortir de la rigidité trop marmoréenne : un jonglage intéressant avec les accents, un beau montage qui montre qu'il sait lever le nez et regarder le monde entier (et qui ancre le scénario dans un mondialisme là aussi panthéiste), des plans purement naturalistes (on ne compte pas les animaux, chevaux, chiens, insectes, oiseaux, qui envahissent littéralement l'écran), un cadrage qui privilégie les plans larges et ancrés dans la nature. L'expérience est éprouvante, parfois très chiante, mais finalement loin d'être désagréable si vous êtes bien luné, friand de résurrection et de longues répliques à graver dans le marbre, et en paix avec Dieu.
Il est toujours bon de revenir à la base et au cinéma aussi politiquement incorrect que totalement libre de l'ami Wakamatsu alors en pleine effervescence créative. Cela démarre comme pourrait démarrer un Blier avec un employé qui se réveille, après avoir pris le train depuis Tokyo, dans une gare (et une station balnéaire) qu'il ne connaît pas... Pas franchement capable de remonter le fil de la soirée précédente, il se dit nom de dieu que c'est dimanche, et qu'il n'a qu'à profiter de la vie... Libre, il l'est, il préviendra sa femme plus tard, et puis voilà. Dès qu'un homme se prétend libre, les conneries ne sont jamais loin... Il décide d'aller pêcher, puis, sale destin, croise une femme aux mœurs plutôt libres qui l'amène dans une cabane de pêcheur (je ne ferai pas de jeu de mot). Pas facile de bander, tout de même, quand on est obsédé par bobonne qui doit, imagine-t-on, faire la même chose de son côté (ah l'imagination turpide des hommes !) ; cette première passade n'est pas une franche réussite et l'homme a raté son train de nuit censé le ramener au bercail... Merdum... Boh et puis... Un jour ou deux, ou trois ou douze de retard ? Quelle différence ? Liberté, conneries (l'homme ne cessera de rager contre ses propres décisions qui l'amènent de Charybde en Scylla) et gabegie sexuelle seront au programme... Mais un homme nippon libre est-il fatalement amené à partir en vrille ?
Il y a toujours cette même et terrible notion de liberté dans le cinoche de Waka... Il y a l'euphorie des premiers temps (plus de femme, plus de taff, plus d'horaires fixes), puis les premières désillusions (fiasco sexuel, meurtre sauvage dont il est le témoin, trahison féminine...), puis les premiers dérapages (sans un sou, le vol devient une échappatoire... mais le terrain est glissant : vol, viol, torgnole ?...). On voit bien que notre homme, au départ, respire, tentant de fuir les frustrations maritales et professionnelles - aspect d'ailleurs développé lors de la conclusion en voix off ; un vent de liberté souffle sur le bohème, oui. Mais il y a aussi, très vite, tout un aspect foireux chez lui, ainsi qu'une douce ironie portée sur lui (il ne réussit pas grand-chose dans ce qu'il entreprend... et ce sont d'ailleurs souvent les femmes qui prennent les choses en main et les décisions à sa place), voire une véritable folie qui s'empare de lui - une folie que le cinéaste filme comme d'habitude frontalement ; on ne sait jamais trop comment chaque scène va finir, l'homme enchainant les hauts et les bas en quelques secondes ; un parcours filmé sur le vif, avec ses déroutes humaines lamentables et ses excès de violence condamnables, sans que l'on sache avant les dernières secondes du film si notre personnage va droit dans le mur ou si un happy end est encore possible. Un cinéma toujours aussi farouchement libre et décousu et amoral et décoiffant. Arigatô Kojô.
Judicieux choix de la part des producteurs de l'excellente série "Un siècle d'écrivains" que de confier à Arnaud des Pallières, alors pas encore auteur du faramineux Disneyland mon vieux pays natal et de tous les chefs-d’œuvre qui s'ensuivirent, la réalisation de ce volet consacré à la mystérieuse et méconnue Gertrude Stein. On connait peut-être Autobiographie d'Alice Toklas, on a quelques notions de ce qu'elle a vécu à Paris auprès des artistes de son temps (Picasso ou Hemingway), mais que sait-on vraiment de cette mystérieuse écrivaine ? Des Pallières fait le choix de sacrifier la biographie pure à l'évocation de l'écriture et de l'âme de la dame, fidèle à son style incarné et sensoriel. Et il fait bien : son documentaire intime dit autant sur lui-même que sur son sujet, mais il tire de cette collaboration entre lui et elle un film rêveur et hanté parfaitement génial. Pas ou peu d'images d'archives, de photos de la dame, de documents biographiques : il choisit plutôt de faire entendre la voix de Stein, par plusieurs biais. Michael Lonsdale, en off, lit des textes méconnus de l'auteur ; Micheline Dax, dans le cadre, lit des extraits de l'Autobiographie dans une savante mise en scène dénudée ; en off encore, on entend Stein elle-même lire ses poèmes (et c'est indéniablement la meilleure partie : son anglais morcelé, haché, fait entendre une voix très originale, la rapprochant de Beckett ; on est scié par cette littérature expérimentale, audacieuse, libre). Visuellement, on est confrontés sans cesse à des images qui viennent en porte-à-faux avec ce qui est dit, notamment celles d'une ruralité à l'ancienne, des images scratchées, répétées, abimées, saccadées, destinées à restituer le rythme de la prosodie steinienne plus que des images de sa vie ; comme un film d'avant-garde pour mettre en relief l'avant-gardisme de Stein. Un film en tout cas qui rend compte de l'écriture plus que de l'auteur : c'est suffisamment rare et précieux pour mériter le respect. C'est comme si des Pallières, en effet, s'était branché directement sur le flux de cette écriture, en osmose avec son rythme heurté, et réussissait à rendre comte de ce qu'est réellement la poésie : un réseaux complexe de connections entre imaginaire et mots, de correspondances parfois incompréhensibles entre les images. Il fallait vraiment tout le talent de ce cinéaste pour arriver à un résultat aussi spectaculaire et aussi probant. Dès ce film des débuts, on pouvait sentir que des Pallières en avait méchamment sous le pied.
Black Mirror is still alive et aussi inégal que les résultats des frères Lebrun en ce début de saison... C'est bien simple, à peine a-t-on fini de mater ces six épisodes que l'on se voit incapable de se souvenir de certains épisodes de cette saison (revoyons quelques images du truc... aaah oui, ok !!!)... C'est le cas de l'épisode 2 qui met en scène une jeune femme assoiffée de vengeance... Elle a la capacité de réaliser tout ce qu'elle veut dans l'univers (!) et ne trouve rien de mieux à faire que de se venger d'anciennes camarades de classe qui l'avaient quelque peu ostracisée en son temps - c'est un peu envoyé les chars pour écraser des pâquerettes. Bourrin. Pas mieux concernant l'épisode 4 qui met en scène un geek dont le jeu vidéo, composé de petits êtres nourris d'intelligence artificielle, pourraient d'après ses dires prendre le contrôle du monde... On ne fait pas dans la dentelle du Puy, c'est aussi gros (mais moins jubilatoire) que de chercher à faire du foie gras de Wauquiez en le gavant de lentilles. L'épisode 1 sinon ? Eh ben, s'il a laissé quelques traces dans mon petit cerveau, ce n'est pas pour autant qu'il est inoubliable : la sempiternelle histoire d'un type qui doit se saigner aux quatre veines pour pouvoir payer un abonnement internet (...) qui permet à sa femme (opérée du cerveau à l'aide de nouvelles technologies) de survivre. On retrouve la veine scato chère à Charlie Brooker (il ne s'agira point là d'enculer une truie mais de boire son pipi... pas cool) et cet enchaînement classique quant aux "avancées du progrès" d'un pessimisme noir. Passons.
Il nous reste bienheureusement trois épisodes un peu plus réussis - au moins au niveau du concept et des effets spéciaux convoqués : le troisième nous fait voyager dans un film classique (merci Casablanca) avec la drôle d'idée de faire jouer un rôle par une actrice contemporaine entourée des acteurs de l'époque gérés par l'IA. Une plongée plutôt jolie dans un noir et blanc vintage et une interaction avec nos acteurs d'alors avec ses couacs et ses petits bonheurs... Dommage que l'aspect "technique" prenne ici un peu le pas sur l'aspect "romantique" de la chose : on sent que Brooker tient là une excellente idée mais qu'il peine à en tirer véritablement tout le suc - l'épisode s'enlise un peu et livre une fin carrément trop téléphonée... Moins de déception lors de la découverte de l'épisode 5 avec cet homme capable de voyager dans des photos du passé qu'il a lui-même prises (Modiano se retourne dans son lit) : c'est le gars Paul Giamatti qui s'y colle, toujours aussi parfait dans l'émotion pathétique... A l'occasion de la mort d'une femme (qui fut son ancienne petite amie), il est contacté pour évoquer ses souvenirs... On sent que notre homme en a toujours gros sur la patate (ce fut véritablement l'amour de sa vie), rejetant tous les torts quant au foirage de cette relation sur la donzelle... Mais est-il lui-même au-dessus de tout soupçon ? (rah, les hommes !) ; cette façon de "rentrer" littéralement dans la photo est vraiment joliment réalisée et cette idée de revisiter son passé est intelligemment amenée - le jeu plus en nuances de Giamatti n'est pas non plus pour rien dans l'intérêt de la chose, nous faisant quelque peu oublier l'amateurisme grossier de certains acteurs - l'héroïne de l'épisode précédent (Issa Rae), au secours. Satisfecit, donc, enfin.
On finit en toute beauté avec la suite (!) d'un épisode marquant de la saison 4 : USS Callister : into infinity (1h30 au compteur qui passe comme du beurre (demi-sel)) : que sont devenus nos clones bloqués dans ce jeu vidéo à la con inspiré par Star Trek ? On les retrouve toujours aussi stressés, tentant de sauver constamment leur peau... Dans la réalité, leur "personnage d'origine" essaie également de faire pour le mieux pour ce sortir de ce marasme et ce malgré un directeur manipulateur et vil... Des mondes virtuels toujours aussi magnifiques, de l'action starwarsienne, du suspense, des situations à la con drolatiques, on finit sur les chapeaux de roue avec cette suite aussi surprenante qu'inattendue. Black Mirror a perdu certes de son acidité, reste heureusement chez Brooker encore quelques concepts originaux malins et un petit côté fun pas totalement déplaisant. Mi-raisin.
A l’approche de la 5000ème shangolienne, on fait dans le « lourd » qu’il s’agisse de ce plan séquence d’anthologie en ouverture (je l’ai démonté image par image au moins quarante-cinq fois avec mes anciens étudiants chinois, je vais po y revenir, sinon en deux lignes : j’adore la phrase de la blonde dans la voiture « I’ve got this tincking noise in my head » qu’elle répète à l’envi et dont tout le monde se fout - elle est blonde, normal que cela sonne creux dans sa ptite tête et personne ne l’écoute ; j’apprécie tout autant cette voiture contenant la bombe à retardement qui ne cesse de se rapprocher d’individus (les flics en particulier…) ou de troupeaux d’animaux voire d’objets (la baraque ambulante) faisant à chaque fois pressentir un plus gros carnage avec cette caméra qui ne cesse de partir en travelling arrière comme pour pouvoir filmer l’ensemble de l’explosion… tant d’attente pour un gros boum… hors-champs - je ferme la parenthèse) ou du gars Orson qui semble prendre un malin plaisir à jouer les grosses pourritures en décomposition. L’intrigue de Touch of Evil tiendrait sur un confetti : un richissime entrepreneur américain est assassiné et il ne faut guère attendre pour savoir dans quelle direction il faut chercher le coupable (qui avouera ou non, ce n’est pas vraiment le problème). Welles semble prendre un malin plaisir à partir dans des chemins de traverse, à exhumer des personnages de cartoon (un motel, perdu au milieu de nulle part et tenu par un jeune type parkinsonien, pris d’assaut par une bande de jeunes à la dérive, une vieille tenancière-cartomancienne qui a connu de meilleurs passes (Marlène, diétrichissime, tout en faux cils et en lèvres peinturlurées), un mafieux ridicule à la moumoute amovible, une aveugle toute en oreille…) comme pour tenter de noyer le poisson, de compliquer à outrance cette trame de pacotille, l’essentiel étant of course ailleurs.
Sur le fond, on assiste à un combat entre deux écoles : la vieille incarnée par Quinlan (Welles), toute en intuition et en coups fourrés, qui flirte aussi bien avec la vérité qu’avec le gouffre, une méthode à la papa souvent peu reluisante mais qui va droit à l’essentiel et donne des résultats probants; la moderne incarnée par Vargas (Heston), propre sur elle et droite dans ses bottes, qui se donne le temps pour juger mais passe parfois à côté de l’essentiel (Vargas incapable de s’occuper de sa femme, cible de tous les dangers), une méthode « bien sous tous rapports» pas forcément si efficace… Il faudra attendre l’une des toutes dernières séquences (Vargas traquant littéralement les aveux de Quinlan) pour voir celui-là se « compromettre » (utiliser un micro caché), se « mouiller » (véritable parcours du combattant de Vargas qui passe notamment sous un pont pour récolter avec son appareil à antenne les propos de Quinlan) pour réussir à faire « plonger » celui-ci.. Il faut parfois se salir les mains pour faire éclater la vérité, le problème de celles de Quinlan c’est que même avec des gants, elles restent souillées - le bougre sera d’ailleurs trahi par… sa canne.
Welles livre l’une de ses compositions les plus glauques, faisant corps avec ce commissaire mal rasé, louche, décati, obèse, presque fier de se voir peu à peu tomber en ruines : ce que l’alcool a commencé, le chocolat l’a continué avant que l’alcool le parachève. Depuis le meurtre de sa femme par étranglement, l’individu Quinlan est psychologiquement atteint (il connaissait le meurtrier qu’il n’a pas été capable en son temps d’arrêter) et il glisse depuis ce temps, physiquement et moralement (il plante lui-même les preuves pour confondre les (présumés) coupables) sur la mauvaise pente… Face à lui, Vargas et sa femme (Heston, la fine moustache du beau gosse et Janet Leigh, une silhouette de rêve) incarnent le petit couple trop parfait, trop pure non pas « pour être honnête » mais « pour ne pas mettre les autres sur les nerfs » : ils connaîtront un petit avant-goût de la « perversion » (drogue (non réellement consommé), sexe (poreil…) and rock’n’roll) comme un véritable baptême de feu dans la vie…
Il ne faut jamais dissocier le fond et la forme disait cette vieille fille, prof de lettres, que j’avais (cela valait aussi apparemment pour elle, aucun mâle n’ayant jamais chercher à voir son bon fond derrière son manque de forme) mais pour Welles, faisons une petite exception ; on pourrait multiplier les exemples sur l’usage claustrophobique et zarbi des contre-plongées, des plans décadrés, la beauté de ces mouvements de caméra au diapason de ces corps rarement statiques, cette utilisation wellesienne de la profondeur de champs, (avec un visage au premier plan ou avec différentes « strates » d’individus distribués dans une même pièce) ou simplement son art des gros plans « monstrueux » mais ce que j’admire par-dessus tout, c’est le fait de mettre souvent dans le même plan deux intrigues, deux trames en parallèle. Si le plan-séquence en ouverture est un cas d’école, on retrouve ensuite au cours du récit ce procédé (Vargas au premier plan allant téléphoner à sa femme pendant qu’au second un inspecteur amène en bagnole un mafieux, Vargas défilant à toute blinde dans les rues à la recherche de sa femme pendant que celle-ci est à l’agonie en haut des escaliers de secours d’un hôtel, celui-là ne voyant forcément point celle-ci,…) faisant qu’au final que même s’il on perd de vue la trame, il s’agit visuellement toujours d’un régal. Toujours bon de revenir étancher sa soif - cinématographique - au fond du well(es). (Shang - 21/09/12)
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C'est un vrai bonheur que de revoir ce classique des classiques dans la version voulue par Welles (ou prétendue telle, en tout cas). Quelle que soit la version, on reste épaté par cette science incroyable de la mise en scène : chaque plan de Touch of Evil est pensé pour être le plus spectaculaire possible, et montre une gourmandise intarissable de cinéma de la part de Welles : on sent que le gars aime le cinéma, aime la technique, aime le show, depuis son maquillage en flic obèse (un goût du maquillage sûrement issu du théâtre) jusqu'à cette grammaire de réalisation qui passe par tout ce qu'elle est capable d'offrir : la profondeur de champ, qui est LA figure favorite du sieur est complétée par des travellings fabuleux, des gros plans diaboliques ou des plans alambiqués, pris à travers une corniche ou en contre-plongée vertigineuse. Loin d'être un catalogue de trucs, cette virtuosité fait entrer le film dans un cadre baroque, fait penser parfois aux grandes œuvres de l’expressionnisme, se met en tout cas toujours au service des personnages et de la trame. Welles densifie ses dialogues, ses situations, par cette mise en scène excessive, pour augmenter ici un effet de peur, là un détail glauque, ailleurs un trait de visage ou un caractère déviant. Les yeux sont sans cesse émerveillés par cette profusion de propositions toutes intelligentes, toutes gonflées, toutes géniales. Prenez n'importe quel photogramme du film : il est impressionnant de maîtrise, dans le cadre, dans le placement des acteurs dedans, dans la lumière, dans l'angle de caméra choisi.
Welles est définitivement le cinéaste de la séquence, sachant comme personne donner toute sa puissance, tout son potentiel à chacune d'elles. On vérifie à nouveau avec ce film (après ses films shakespeariens, après Lady of Shanghai, et même après Citizen Kane) qu'il n'est pas celui de la globalité. Touch of Evil manque de cohésion, autant dans son montage très hésitant que dans sa mise en scène (ce pour quoi cette fameuse première séquence est si parfaite : sans montage au sens strict, elle est du coup parfaitement fluide). Welles abuse ici et possède assez mal le montage parallèle. Le défaut se fait particulièrement sentir dans toute la partie centrale, où les personnages sont séparés et où il s'efforce de raconter leur histoire simultanément. La partie qui se passe au motel avec Janet Leigh, qui pourrait être tendue comme un film d'horreur, passe comme une petite brise sans importance à cause du montage : le suspense est sans cesse brisé par la changement de lieu et en revenant aux histoires moins passionnantes de Quinlan ou de Vargas, il pète le rythme interne de cette séquence de meurtre qui menace la jeune femme. D'autre part, Welles a du mal avec la vision globale de son film (c'est peut-être dû aux conditions difficiles de fabrication du film, mais n'empêche) : les personnages semblent passer d'un lieu à un autre en quelques secondes, et l'ensemble manque cruellement de cohésion. Placés ainsi dans un monde rendu irréaliste, privé de logique physique, on n'est jamais en empathie avec les personnages, rendus sans âme ou très symboliques par cette abstraction du contexte. Touch of Evil est un polar noir, qui travaille jusqu'à plus soif les codes du genre, les rend tellement saillants qu'ils en deviennent de pures formes, et sacrifie du coup la vraisemblance de la trame, l’épaisseur des personnages, voire toute logique dans le déroulé de l'histoire. Est-ce une qualité (abstraction du genre, objet purement cinématographique, fétichiste) ou un défaut (on se fout des personnages et du scénario) ?
Pour continuer sur cette lancée, remarquez que les personnages très marqués (Quinlan, Dietrich, Oncle Joe) sont passionnants, alors que les plus neutres (Vargas et sa femme) sont complètement sacrifiés par le film. Tout ce qui n'est pas spectaculaire indiffère Welles, il n'aime que les à-côtés de la trame, se moque de qui fait quoi (on ne sait pas vraiment, d’ailleurs, en fin de compte, qui a placé cette bombe dans le coffre de la voiture), préfère creuser l'aspect baroque que résoudre son histoire ; les personnages "tièdes" ne le concernant pas. Seule exception : le bras droit de Quinlan (Joseph Calleia), pour le coup caractère inoubliable et formidablement fouillé, conscient de l'horreur du personnage de celui qu'il sert, mais en même temps attiré par lui, presque plus par un sentiment de père à enfant finalement que par un sentiment homosexuel. Ce personnage, peut-être tiré des pièces shakespeariennes tant aimées par Welles, est une de ses plus grandes créations, un homme profondément émouvant et profond. Bref, revoir ce film est une obligation : ses qualités et ses défauts en font le film le plus excitant du cinéma. (Gols - 25/04/25)
Voilà un baille que nous avions laissé tomber l'ami Suzuki. Il nous revient avec ce moyen métrage qui fleure bon le romantisme exacerbé : une jeune femme fraîche et rotonde comme une boule de neige, un chasseur beau comme un sou neuf et avec un brushing de canard laqué se rencontrent lors d'une improbable balade en montagne : c'est le coup de foudre, les embrassades, le piano à quatre mains, le chalet perdu, les souvenirs pour toujours. Elle s'en va, ils s'écrivent, il est malade le con... Deux ans plus tard, alors que notre jeune femme joueuse de piano à ses heures perdues et retrouvées est draguée par le manager de sa boîte, la séparation devient trop dure... C'est le retour vers le chalet de montagne : quelle surprise attend notre pianiste tout là-haut ?
Une musique pianesque sirupeuse, des amants qui semblent tout juste sortis de leur caravane et du coiffeur pour se jeter quelques secondes dans les bras l'un de l'autre dans ce climat de froidure, et des retrouvailles étranges, au goût amer... Quel est le loup ? Qu'est-ce que l'amour, sinon ? On devine rapidement le petit ressort scénaristique que Suzuki ne prend d'ailleurs pas vraiment la peine de nous cacher et on pince un peu des lèvres devant ces envolées lyriques neigeuses faciles et ce montage un peu heurté d'un Suzuki plus habitué aux histoires violentes et nerveuses, semble-t-il, qu'à la douce lassitude sentimentale... C'est un peu vite expédié, disons-le, mais cela pose tout de même deux-trois petites questions taquines : aime-t-on quelqu'un pour son physique ou pour ce qu'il écrit, pour ce qu'il paraît ou ce qu'il est ? Hum, hum... Suzuki tente de réponde à la chose de façon assez mignonne, on pourra s'en contenter. Une œuvrette de Sei Su un peu tendrette, somme toute, un apéro léger.
Philip Roth livre une petite conclusion un peu oubliable à sa formidable quadrilogie sur Nathan Zuckerman : L'Orgie de Prague n'est pas passionnant, et même si on relève un auteur sûrement plus mesuré, plus contrôlé, son aspect chaotique et ... orgiaque justement, l'empêche d'être vraiment captivant. Première constatation : Zuckerman relève un peu les yeux de son nombril (et de la zone située en-dessous) pour s'intéresser un peu plus aux autres. Ce roman sera nettement plus politique que les trois premiers, puisqu'il voit notre pornocrate juif confronté à l'altérité de ses pairs. Il rencontre en Amérique un exilé tchèque qui lui confie que son père a laissé à Prague, avant de mourir, des manuscrits de premier ordre, désormais confisqués et mis sous clé par son ancienne femme jalouse. Autant par curiosité que pour aller se confronter à ce caractère à la Kafka qu'il sent proche de lui, Zuckerman part alors à Prague pour retrouver ces papiers. Il y fera la rencontre de la fameuse épouse, une nymphomane fellinienne pas piquée des hannetons, et de quelques intellectuels locaux qui l'initieront aux arcanes de l'esprit tchèque. Il y éprouvera aussi les absurdités d'un pays en pleine crise, et surtout sa propre altérité en tant que Juif émigré, bien à l'aise dans son confort américain quand ses contemporains est-européens sont martyrisés.
C'est comme toujours, à travers cet insupportable et fascinant Zuckerman, Philip Roth lui-même qu'on entrevoit, et ce livre poursuit son effort d'auto-portrait en noir, ironique et mordant. Toujours aussi discutable (les nombreux passages sur le sexe sont d''un goût très douteux, et montrent un auteur grand-guignolesque, plus paillard que pornographe), toujours aussi auto-centré et geignard, le personnage a cet immense intérêt d'être assez détestable et très attachant à la fois, quintessence d'un certain esprit juif et pourtant rejeté souvent par son propre clan, cynique désabusé sur l'époque, témoin post-Shoah d'une mutation de son peuple. Il aborde ici par la bande des thématiques très amples (l'engagement de l'artiste, les grands combats politiques), avec Kundera en ombre tutélaire, et accomplit ce tour de force dans l'humour (alors que rien ne prête franchement à rire dans ces ambiances de guerre froide et de misère), dans un style célinien, rempli de scènes baroques et de saillies verbales. C'est peut-être ce côté débridé qui peine à convaincre : il faut souvent s'accrocher pour garder le fil de la narration, pour rester fixé sur le but sans être perdu par les virages de la trame. Mais on apprécie d'assister ainsi à la métamorphose du personnage mythique de Roth, et on rigole bien souvent devant les excès délicieux de l'histoire, les débordements de style et le caractère à la fois rabelaisien et coincé de Zuckerman. Petite respiration agréable.
"Une ère de violence sans limites s'ouvre en face de nous et, comme au temps de Léonard, les défenseurs de la liberté paraissent singulièrement mal préparés à la tâche qui les attend."
Joli petit succès de vente (ils sont malins, les Gallimard men) pour cet opuscule catastrophiste concocté par da Empoli, l'homme à la mode qui a l'oreille (ou qui, tout du moins traine dans le sillage) des puissants (surtout en Italie et en France, nowadays). Le monde, sous le joug de ces hommes de pouvoir prédateur, sous la menace de ces IA incontrôlable, court-il à sa perte ? Accchhh, j'ai envie de dire, c'est bien parti... Da Empoli, nous emmène pour une petite tournée dans les couloirs des Nations Unies, dans l'alcôve des puissants, dans les réunions des pontes de l'IA (fini le bon temps des réunions Tupperware, on sent qu'on a changé de braquet) ; le constat est grave, saisissant même : l'ère de la diplomatie vit ses derniers jours (adieu ambassadeurs, sherpas et autres penseurs du monde politique), la stratégie de l'attaque a définitivement pris le pas sur celle de la défense (exemples à l'appui : il coûte dorénavant moins cher d'attaquer que de se défendre, il suffit de comparer le prix d'un drone et celui d'un missile Patriot), le développement de l'IA va prendre peu à peu en main notre destin sans que l'on sache si l'on sera capable un jour de l'arrêter. Bref, c'est la gabegie, il n'y a plus qu'à attendre la fin du monde en lisant des vieux Pif gadget. Bon, da Empoli ne se casse pas trop la nénette sur ce coup, se contentant d'évoquer quelques petites anecdotes "croustillantes" sur les pseudo-succès (qui ne durent jamais) de la délégation française aux Nations Unies, sur les coups de force de certains nouveaux dirigeants de ce monde (le cas du prince héritier d'Arabie Saoudite, Mohammed Ben Salam, est assez parlant - refuser toute invitation de sa part, si vous avez de l'argent, à l'hôtel) ou encore sur la bêtise probante d'autres nouvelles grandes figures incontournables (Trump, le modèle : "Aux notes [de ses conseillers], Trump ne leur accorde pas un seul regard. Ni une page, ni une demi-page, ni une seule ligne. Il ne fonctionne qu'à l'oral. Ce qui représente un défi considérable pour quiconque souhaite lui transmettre la moindre connaissance structurée. Mais quelle importance, puisque ce qui compte est avant tout l'action, dont la connaissance, comme on le sait, est l'un des pires ennemis."). "Dire, c'est faire", pourtant, apprenait-on en FLE ? Ta gueule. Bon.
Bref, nous les petits, on est bien partis pour se faire bouffer tout crus, tout comme d'ailleurs à court terme ces pseudo-dirigeants qui risquent de ne pas avoir la main mise sur "l'essentiel" des décisions ; l'épouvantail IA est sorti de sa boîte, et tremblez bonnes gens, une fois qu'il va prendre les affaires courantes en main, vous aurez beau courir, tout finira par vous échapper... Da Empoli revient sur le discours de ces nouveaux grands maîtres du monde (les PDG de ces boîtes qui ont tout misé sur le développement de l'IA) et tente de bien nous faire comprendre qu'il est désormais trop tard pour agir - il n'y a plus qu'attendre que l'IA, en toute fin, absorbe même ses propres concepteurs - brrr. L'auteur, après avoir cité amplement l'exemple des Borgia pour faire un parallèle avec les dirigeants-prédateurs actuels (sans foi, ni loi), prend pour nouvelle référence l'incontournable Kafka qui avait déjà tout compris, tout saisi : "Le vrai roman d'anticipation sur l'IA est Le Procès de Kafka, dans lequel personne ne comprend ce qui se passe, ni l'accusé, ni même les juges qui le mettent en examen, et pourtant les événements suivent leur cours inexorable". Autant dire qu'il n'y a plus qu'à être spectateur de ce monde, tout est perdu. Merci pour la démonstration. Article écrit par l'IA, Shang se la coulant désormais douce.
Les téléfilms de Claude Chabrol sont très inégaux, c'est le moins qu'on puisse dire, et c'est souvent sur leurs scénarios qu'il faut se rabattre pour trouver son bonheur, bien plus que sur leur mise en scène, souvent paresseuse. Le bougre semble bien avoir trouvé dans la nouvelle de Shirley Jackson un petit trésor, qui fait qu'on regarde cet épisode d'Histoires insolites avec beaucoup de plaisir. Dans une ambiance fantastique sans qu'on n'arrive à définir exactement ce qui est fantastique là-dedans, le film nous présente deux petits vieux parisiens, décidant de prolonger un peu leurs vacances dans cette petite ville quiète des bords d'un lac où ils vont tous les ans. Rien ne les attend à Paris, l'air est doux, leurs enfants ne s'intéressent plus trop à eux, poussons le farniente au-delà de la saison estivale. C'est alors qu'ils vont se heurter à l’hostilité larvée de la population locale : les commerçants si débonnaires avec eux pendant leurs vacances se changent en sauvages peu désireux de les voir stagner ici alors que tous les vacanciers sont partis. Cette rancœur grandit au point d'ostraciser nos deux vieux, qui se retrouvent isolés dans leur maison, sans électricité, sans voiture, sans gaz...
Cette farce macabre est à la fois une critique acerbe de ces Parisiens un peu supérieurs qui traitent la province avec hauteur, et celle de ces Provinciaux tout gentils dès lors qu'il s'agit de faire entrer du fric mais carrément hostiles dès que leur vraie nature ressort. Les Gens de l'été est très habile pour envoyer tout le monde dos à dos, le petit couple un peu vieillot et ridicule, les villageois enfermés dans leur entre-soi à la con. Mais ce ne serait que comprendre à moitié le film que de s'arrêter là : on a droit aussi à un essai assez émouvant et étonnamment profond sur le statut de la vieillesse. A travers ce rejet du touriste, on a avant tout un rejet du vieux : dès lors qu'ils ont passé leur temps, on ne supporte plus leur présence. François Vibert, avec sa bonhomie, et Madeleine Ozeray, fragile petite vieille au bord de la dépression, campent merveilleusement ces deux intrus, dont plus personne ne veut. Les dialogues, au départ assez quotidiens, deviennent peu à peu très joliment ambivalents, leur double-tranchant pouvant faire penser à ces pièces à priori anodines de Pinter. Le scénario ira très loin dans la chute de ce petit couple, dans leur déclassement, dans le rejet dont ils sont l'objet. Si la mise en scène de ce film est aux abonnés absents, l'atmosphère plantée par Chabrol pour opposer systématiquement dans ces plans le duo aux "autres" fait merveille, et sa direction d'acteurs est impeccable. Le machin vous prend doucement, sans qu'on le voie venir, et vous laisse tout chose au bout de son triste dénouement. Une réussite dans la pléthore de téléfilms alimentaires réalisés par le maître.
C'est un vrai plaisir parfois de se plonger tout entier dans une de ces énormes pavasses ambitieuses et gonflées. Dierstein est de ces gars un peu dingues qui ambitionnent de chroniquer toute une époque à travers une poignée de personnages, de dénicher des complots et de vastes plans politiques secrets, de vous donner votre lot de suspense et votre dose de critique sociologique, tout en maniant une puissance romanesque impeccable, en vous faisant vibrer aux personnages et en troussant du thriller d'espionnage hyper valable, et en quelques 3000 pages (deux tomes sont à paraître après ce premier pavé). Le plus rageant est qu'il y parvient haut la main. On entre dans ce roman en 1968, en pleins heurts entre la jeunesse politisée et les CRS, et on est bouche bée devant le flow de l'écriture, cette façon de vous immerger en quelques mots, très simples pour la plupart, non seulement dans l'action et le chaos, mais aussi dans tout un contexte, social, historique, politique, médiatique ; et on le quitte exsangue le 1er janvier 1980, à l'orée de cette décennie vouée à la cupidité et au libéralisme, tout aussi sonné par la profonde intelligence que le gars a su déployer entre les deux. Il sait comme personne vous attraper par la grâce de ses longs dialogues précis, par la justesse historique d'une notation, par l’intérêt d'un personnage, et vous mener exactement là où il faut, dans une zone trouble où se cachent les grands secrets d'état, et qu'on est ravis de découvrir, comme si on était tout à coup dans la confidence. Car Dierstein est très au fait de toutes ces affaires qui ont traversé les années 70 : au gré des chapitres, on retrouve des personnages marquants comme Mesrine, Pierre Goldman, Tapie, Bokassa, Giscard, Khadafi, Delon, Le Pen, Bongo, et on revoit quelques grands scandales (l'affaire des diamants, la traque de Mesrine, les attentats contre Khadafi, Action Directe, les boîtes de nuit parisiennes vérolées par les trafics...).
Avec une vision globale impressionnante, mais aussi avec un sens du détail qui l'honore, l'auteur vous fait replonger dans cette époque troublée où l'activisme d'ultra-gauche était à son max : c'est dans ces petits milieux interlopes que se déroule l'action principale, tous les personnages étant tendus vers un seul but : mettre la main sur le mystérieux Géronimo, terroriste omnipotent mais insaisissable dont on retrouve le nom aussi bien au sein des groupuscules gauchistes que dans les armées secrètes du Tchad. Tout le monde est à ses trousses, depuis le flic d'extrême-droite avide de gloire à la jeune membre des RG, depuis le flic infiltré dans un groupe d’activistes jusqu'à un mercenaire maffieux aux activités troubles. Tous ces personnages se croisent, baisent, se mettent sur la gueule, s'entretuent, ouvrent des boites et sniffent de la coke avec un bel enthousiasme ; tous sont plus ou moins vicieux et tous sont attachants. Difficile de décrocher de cette écriture très rythmée, de ces personnages fouillés et crédibles, de ces mille petits trafics qui finissent par constituer une fresque monumentale, où se mêlent personnages fictifs et grandes figures de l'époque. Il y a du Ellroy dans ce savant jonglage entre réalité et fiction, dans cette impudence que met Dierstein à placer des figures connues face à leurs exactions ou leurs pulsions (les prostituées constituent aussi des personnages centraux de la chose) ; il y a du Bureau des Légendes dans cette façon de s'intéresser aux secrets d'Etat de manière si précise, en multipliant les approches (compte-rendus d'écoute téléphonique, fiches des RG, coupures de presse, ...) ; et il y a un goût du suspense et du cliffhanger qui vous tient captif pendant les 800 pages, que ce soit devant un attentat contre une banque ou devant l’exécution d'un ministre trop embarrassant. Addictif comme une bonne vieille série.
Certaines œuvres sont définitivement plus ardues à saisir que d'autres et il faut bien reconnaître que ce Golem-là nous a quelque peu semé en route... On est de l'autre côté du rideau de fer, dans des des couleurs jaunasses-sépia du meilleur effet (une sorte de monde post-apocalyptique qui aurait pris les vieilles teintes d'un film muet) ; le moins qu'on puisse dire c'est que Szultin n'a pas vraiment l'air de porter dans son cœur le climat quelque peu tortionnaire de sa contrée... Dès le départ, on découvre deux types qui ont le même physique dans un commissariat ; l'entretien est musclé, l'un des individus ne cessant de nier ce qu'on lui reproche - il est question d'un meurtre avec un outil de graveur (le métier de notre fameux "Golem" reproductible) ; l'un des deux individus "semblables" sera trainé par deux flics, mort (l'original ?), l'autre aura finalement la permission de sortir (des scientifiques qui semblent à l'origine de la création de ce double, permettant de poursuivre l'expérience)... On essaie tant bien que mal de s'accrocher, mais avouons que l'ami Szulkin, pour son premier film, n'est pas du genre à faire dans le récit d'une simplicité lelouchienne... Notre homme, pour le peu qu'on soit parvenu à saisir de cette histoire très décousue, loin d'être le monstre attendu (un Golem, quoi...), va plutôt avoir tendance à venir porter secours aux différentes personnes de son voisinage (un type à la recherche d'un livre, une prostituée pas bégueule, un jeune type totalement azimuté...)... Distribuant de l'argent, tombant sous le charme de la prostipute, il semble tout faire pour s'adapter au mieux dans ce monde qui suinte par tous les pores la misère, la folie, la manipulation...
Cette nouvelle "créature d'argile" n'est-elle pas finalement plus humaine, ne possède-t-elle pas plus d'humanité que tous ces fous-furieux (du flic vociférant aux scientifiques complotant (les hommes en charge) en passant par toute cette faune errante d'individus déboussolés (une populace déglinguée)) - mais n'est-ce pas encore elle, alors que le générique de fin défile, qui intervient tel un leader politique, pour dire aux hommes qu'il ne faut pas croire les "rumeurs" sur de prétendues expériences biologiques faites justement sur l'homme (le clone, fabriqué de toute pièce par des "hommes du pouvoir" prenant définitivement le pas sur les êtres humains ?). Avouons qu'on a eu un peu de mal à comprendre tous les tenants et les aboutissants de ce film sous influence stalkerienne. Mais Szulkin a au moins le mérite d'avoir su créer un univers cinématographique terrible inquiétant et de chiader un film (à défaut d'en percer tous les mystères) qui nous fait pénétrer dans un monde claustrophobique saisissant - une sorte de cauchemar vu par des yeux pisseux. Une véritable expérience, dit-on aussi, quand on ressort un peu pantois et désarçonné d'un tel bazar.
"Or, nous avions l'impression d'avoir côtoyé les humains de manière assez assidue pour pouvoir nous passer d'eux pendant quelques années".
On profite de ce beau temps du mois d'avril pour partir au Canada et découvrir ce polar délicatement troussé par le gars Beaulieu : on se fait vieux, fi des autres bipèdes, on a bien gagné un doux repos dans un refuge paisible en pleine nature - on compatit ; il est écrivain, il fut un temps où il donna des cours à l'université pour former autant que faire se peut de futurs écrivains, il n'aspire dorénavant qu'à la tranquillité auprès de celle qui l'a toujours soutenu - elle est aide-maternelle, un métier loin d'être également de tout repos... Deux amis, de doux amants, tout est bien dans le meilleur des mondes... Jusqu'à ce que deux types cagoulés raboulent : ils veulent du cash, l'un d'eux frappe violemment la femme avec une batte, notre écrivain leur donne des biffetons (de petites économies) et de fureur, alors que les deux hommes s'enfuient, tire dans la nuit... Il en abat un, oups. Prévenir les flics ou enterrer en loucedé le cadavre ? Il faut toujours écouter la voix de la folie, et, tout juste remise de son coup, la femme aide son homme à creuser un trou. Pas vu, pas pris, qui viendra se plaindre ? Sans doute personne, mais la mauvaise conscience, elle, on le sait depuis Raskolnikov, n'en finit jamais de tarauder son être...
Il suffit de ne plus rien demander à l'humanité pour que celle-ci se rappelle insidieusement à vous... Beaulieu, après avoir introduit chaque chapitre par des citations finement sélectionnées (le procédé n'est pas nouveau, certes, mais avouons qu'ici, en piochant dans des auteurs aussi divers que des philosophes grecs ou des auteurs canadiens contemporains, en passant par Céline ou Gary, l'auteur permet à chacune de ces citations de poser intelligemment l'ambiance), nous livre un polar très réussi, mêlant l'aspect polar et l'aspect "psychologico-sentimental" (le livre est écrit à quatre mains, l'écrivain livrant ses pensées avant que sa femme ne vienne livrer sa propre version) avec art. Entre la menace planante du retour de "l'autre type cagoulé" et les affres du doute qui étreignent notre homme (se dénoncer, tuer le deuxième homme, se suicider ?), pas une minute quasiment ne se passe sans que la pensée de ce jour tragique ne survienne, taraude notre couple désemparé... Beaulieu, en évoquant également de façon souvent très nuancée les réflexions au quotidien de notre couple (lui, et sa considération quelque peu amère de la littérature contemporaine, elle, et son regard quelque peu cynique sur le manque d'éducation des enfants, manque qu'elle se doit de combler sans recevoir pour autant de véritable considération des parents - des constats tristement lucides sur notre temps...) nous livre un récit très vivant et terriblement crédible ; il nous fait ainsi trembler du début à la fin pour ce vieux couple certes attendrissant mais qui a quelque peu déconné durant ce fameux jour maudit. A lire en prenant soin de bien fermer la porte à clé et en enterrant au préalable la carabine du grand-père au fond du jardin - un malheur est si vite arrivé. Glaçant mais captivant.
Aïe aïe aïe, amour, amour, quand tu nous tiens... Le brave Antonio, industriel partagé entre sa passion pour une brune et son amour conjugal pour une blonde, va faire l'expérience des affres du sentiment amoureux. Torturé par la culpabilité de tromper sa charmante épouse, il décide d'un commun accord avec sa maîtresse de mettre fin à leur liaison. Mais vous connaissez la passion. Comme cadeau à sa femme, il achète, voyez-moi ce couillon, une statue de sa maitresse nue ; c'est l'objet qui va cristalliser son obsession, dans un parfait exemple de fétichisation de l'absente. Obnubilé par la statue, il va soigneusement tout bousiller, son couple marital, son couple illégitime, sa vie, son honneur et sa fierté, dans un déferlement mélodramatique vibrant. Avec à la clé, un conseil : fuyez le Désir, il vous entrainera sur la pente de la gabegie.
On apprécie les petites occurrences de film noir dans ce mélo un peu embrouillé et épais. La brune fatale, par exemple, pourrait sortir tout droit d'un film de Cukor, et son opposition avec la sage épouse blonde forme une équation éternelle dans le polar américain. Le noir et blanc classique, le suspense qu'il arrive à créer et qui va jusqu'à une thématique polar inattendue, l'ambiance tendue, le thème du secret caché, tout ça converge vers un film de genre pur jus. Mais c'est le mélodrame qui domine le tout, et c'est bien un peu dommage : de ce côté-là, La Déesse agenouillée est un peu ringard, ajoutant tourment sur tourment sur les épaules de notre pauvre couple adultère sans vrai souci de cohérence psychologique. La trame très lâche accumule les retournements de situations factices et les agissements des héros incompréhensibles, et on ne prend qu'à moitié au sérieux ces tergiversations amoureuses un peu datées et moralisatrices. Jusqu'à un dénouement et une explication complètement ridicules, à base de meurtres inversés et de quiproquo policier. On voit bien que Gavaldon a voulu en quelque sorte illustrer d'abstraites théories psys (le refoulé, l'inconscient, ce genre de choses), mais ça débouche concrètement sur un scénario bien improbable. Dommage, car le film, à côté de ça, est gentiment audacieux dans sa forme, et s'amuse joliment avec la censure, à travers notamment cette statue érotique, objet de toutes les convoitises et de tous les fantasmes, ou cette héroïne danseuse, courtisane et peu farouche. Bref, c'est assez agréable pour l’œil, et pas assez pour le cerveau et le cœur.
Un nouveau polar nippon signé Nomura qui se révèle être une totale réussite. Deux flics traversent tout le japon pour investir la chambre d’une auberge et commencer une planque : un jeune type impliqué dans un meurtre à Tokyo pourrait chercher à recontacter cet ancien amour de jeunesse (Hideko Takamine, qui peut l’oublier ?) ; un climat torride saisit les deux hommes qui nuit et jour se relaient devant la baraque d’Hideko : mariée avec un veuf revêche et radin et héritant pour la forme de ses trois gamins, la vie d’Hideko est aussi passionnante qu’un lundi soir à Maubeuge ; la routine infernale du quotidien semble avoir déjà pris le pas sur tout le reste et nos deux inspecteurs (et ce même si le plus jeune d’entre les deux, célibataire, n’est pas insensible au charme d’Hideko) de s’emmerder irrésistiblement – toutes les filatures ne menant qu’à des impasses ; les jours passent, rien, le mieux serait sans doute de lâcher l’affaire… Jusqu’à ce qu’un jour Hideko quitte son foyer semble-t-il en urgence : va-t-elle enfin retrouver cet amour de jeunesse qu’elle non plus n’a pas oublié ? Possible, encore ne faudrait-il pas pour l’un de nos enquêteurs pris par surprise perdre la piste en route…
On sent rapidement un petit quelque chose d’hitchcockien s’insinuer dans ce récit : une planque qui prend des allures de fenêtres sur cours où chaque visite chez la dame devient suspicieuse (et si le vendeur de balais était un messager ? et si le vendeur de balais n’était en fait qu’un simple vendeur de balais… c’est qu’on a tôt fait de chercher un sens caché, de voir une fourberie, derrière les activités les plus banales des gens que l’on observe), une course-poursuite haletante (en train, en bus, en voiture, à pied… la caméra prenant de la hauteur sur les protagonistes sur une musique de plus en plus orchestrale), des histoires de meurtres et de passion intrinsèquement mêlées (n’est-on capable de trouver l’amour que lorsque la situation devient désespérée ?...), difficile de ne pas penser plus souvent qu’à son tour au grand Alfred… Le suspense après avoir été concentré sur quelques mètres carré (la planque à l’étroit dans l’auberge, le jardin minuscule d’Hideko) prend une nouvelle dimension, aussi bien au niveau géographique (cette aventure nous mène dans des montagnes reculées où jaillissent des sources chaudes – un romantisme de haute volée) qu’au niveau des sentiments (le train-train d’un mariage bancal face à l’escapade amoureuse exaltante d’une vie…). Qui parviendra à triompher ? La justice, l’amour ? Une enquête qui laissera en tout cas des traces marquantes autant chez nos inspecteurs (et notamment le plus jeune : il n’est jamais trop tard pour refaire sa vie et revenir sur ses convictions) que chez le spectateur lambda que je suis (un polar mené une nouvelle fois de main de maître avec une Hideko au sommet de son art, autant dans la résilience que dans l’engouement sentimental) : une nouvelle petite merveille polardeuse nippone qui nous fait passer en un tour de main de la sueur poisseuse urbaine (le mariage, cette plaie) aux collines tutoyant le ciel et où un vent valérien se lève (l’amour, cet éternel espoir vite douché). Respect.
Et si on allait faire un tour du côté de la perfide Albion ? Holmes, Sherlock Holmes, c’est son nom et il s’agit tout bonnement là de sa première apparition. Contée par un Watson tout juste revenu d’Afghanistan (bourbier anglais avant de devenir celui du reste du monde), cette première enquête fait la part belle aux déductions incroyablement finaudes du chimiste psychologue Sherlock. Un premier meurtre sans qu’il n’y ait de blessure sur le cadavre mais où le sang abonde autour du corps – laissant Scotland Yard sceptique -, un second dans un hôtel borgne beaucoup plus saignant : mais quel peut être ce meurtrier imprévisible qui signe ses méfaits dans le sang et en allemand ? Tout est fait pour brouiller les pistes, forcément, mais pas pour Sherlock qui dès le départ semble avoir tout compris sur tout. De l’art de l’analyse à rebours, certes, mais aussi de l’art du gars Doyle de nous amener jusqu’en Amérique, en plein territoire mormon, pour revenir aux sources de ce crime sauvage. On pensait avoir droit à la description d’un Londres mal famé et brouillardeux, on sera quelque peu lésé sur l’action ; il faudra donc surtout se satisfaire de ce voyage dans les alentours de ce Salt Lake City de la fin du XIXème et l’évocation de ces bonnes gens parties en quête de liberté… et régissant leur monde en véritables despotes (le portrait exalté de Doyle quant à ces mornes Mormons laissant vite la place à un constat à charge – toujours se méfier de ceux qui exaltent les notions de liberté… uniquement pour servir leur petit but personnel mesquin. Le message est passé, eheh)… Une première « étude » criminelle somme toute classique dans ses déductions grand crin mais qui à mi-ouvrage nous fait étonnement voyager. De la logique pure et du dépaysement à peu de frais, un plaisir somme toute élémentaire, mon cher.
Les Vosges, pays de Cocagne ! Oui, en fait, pas franchement… Mathieu, avec déjà cette capacité à décrire avec précision notre époque (multiplication des références musicales notamment qui permettent de donner une sorte de BO au bouquin), décrit la fermeture d’une boîte dans cette région jusque-là guère favorisée économiquement. Des hommes, des petits ouvriers qui tombent, et des dommages collatéraux immédiats (la génération suivante ne pouvant guère, c’est le moins qu’on puisse dire, bénéficier de leur réussite, de leur ascension sociale) ; à cette violence économique semble devoir répondre une violence dans les rapports humains toute aussi dévastatrice… Si Mathieu, dans un premier temps, semble se focaliser surtout sur les relations entre un certain Martel, fer de lance du syndicat, et une jeune inspectrice du travail combattive, l’histoire va rapidement bifurquer sur des terrains « sociaux » (comme lorsqu’on parle de misère sociale) encore plus glissants… Martel, pris à la gorge par les dettes (une mère en maison de repos, un trou dans la caisse du syndicat…), va décider avec un « jeune camarade » de son taff (une tête-brulée bourrine qui a de qui tenir – le récit s’ouvre sur un épisode sanglant de la guerre d’Algérie qui met en scène son propre grand-père) de procéder à un kidnapping : une très jeune prostipute de l’est est ainsi enlevée à des types chelous, une pauvre paumée que Martel veut vendre aux types tout aussi peu recommandables qui lui ont prêté de l’argent par le passé ; un plan à la noix qui va forcément foirer (la fille s’échappe) et entraîner des conséquences tragiques…
Des conséquences « néfastes », inéluctables en un sens (comme si la situation de départ, ce véritable marasme économique, ne pouvait que dégénérer) que Mathieu a tendance, le plus souvent, à nous présenter avant les faits ; l’auteur joue ainsi, au niveau de sa narration, assez habilement avec les flash-back, revenant constamment « après coup » sur les causes comme pour mieux mettre en relief l’aspect logique pour ne pas dire tragique des conséquences… Le récit part d’un simple conflit social qui vire au vinaigre, un récit qui dérive progressivement vers le polar : comme si l’aspect noir des choses ne pouvait que prendre le pas sur le reste, à l’image de cette situation économique qui tire chacun vers le gouffre. Hommes de main sans foi ni loi, petite brutasse sans envergure, situation foireuse qui fait planer une menace sur l’ensemble des protagonistes, règlement de compte qui vire au carnage… C’est en fait un peu comme si toutes les tensions au sein de l’usine se devaient d’exploser « au grand jour », tous les personnages principaux voyant leur choix, leur destin, leur péter à la tronche. Heureusement, quelque part, au sein de cette gabegie, de ce déclin autant moral qu’économique, il y a les premiers pas sensuels et sexuels de deux ados qui, à force de se tourner autour, vont tomber dedans. Une initiation amoureuse au bout de la nuit qui fait de l’amour la seule petite lumière possible dans ce monde définitivement pollué dans la plupart des domaines… Des personnages finement dessinés, des situations minutieusement décrites, un sens narratif évident, Mathieu, dès son premier roman, dresse un judicieux portrait de notre époque sur la brèche. Industriellement noir mais proprement prenant.
Magnus von Horn avait tout pour réaliser un mélodrame sur fond social, mais il fait en fin de compte de La Jeune Femme à l'aiguille une sorte de film fantastique, entre David Lynch et Murnau. C'est inattendu, et le ton très original qu'il trouve ici pour raconter son histoire fait tout l'intérêt du film, par ailleurs trop long et bourré de défauts. Le gusse a notamment la main un peu lourde pour puiser dans le misérabilisme à la Zola : dans l'immédiat après-Première-Guerre, Karoline est sans nouvelle de son mari parti soldat. Elle fricote avec le patron de son usine de textile, se fait mettre en cloque et abandonner aussitôt. Boum, le mari revient défiguré par un obus, elle st virée de son travail, rien ne va plus. Elle rencontre alors une étrange femme, Dagmar qui va la prendre sous son aile et lui révéler ses activités : elle récupère selon finances les nouveaux-nés des pauvres qui ne peuvent pas s'en occuper pour les revendre aux riches qui ne peuvent pas en avoir. Un arrangement bien pratique pour cacher d'autres activités nettement plus coupables, que Karoline, qui devient peu à peu le bras droit de Dagmar, va découvrir effarée. Dans ce film, on accouche sur des tas de patates, on jette les bébés dans l'égout, on embrasse la gorge béante d'une "gueule cassée", ça ne rigole pas. Et ça ne rigole pas non plus avec l'imagerie doloriste et le drame : Von Horn a tendance à en rajouter dans le sordide, à se vautrer dans une certaine complaisance par rapport à tout ça, si bien qu'on a l'impression jusque dans l'esthétique (le noir et blanc très à l'ancienne), de se trouver dans une image d'Epinal du XIXème siècle. C'est beau, hein, je ne dis pas, mais c'est très très glauque, un peu cliché dans le genre "misère sociale", et on a parfois que ça manque un peu de sincérité...
Beaucoup plus intéressantes sont les occurrences du fantastique dans cette histoire, d'autant qu'on ne s'attend pas à les y trouver. L'arrivée du mari défiguré ouvre la voie, et plonge dans une atmosphère à la Elephant Man tout à fait intéressante. Regarder manger cet homme masqué, par exemple, marque des points dans le dégoût. Ça se poursuit avec cette image malaisante de la jeune femme qui allaite une enfant de 8 ans, une étrange impression de mutation des corps qui passe par une sorte d'interdit. Ça se termine avec cette image infernale de Dagmar se livrant à ses sombres actions dans une Copenhague transformée en labyrinthe. Peu à peu, le personnage négatif prend le dessus sur le positif, devient le véritable "héros" du film, et c'est un bon choix : si l'actrice qui joue Karoline manque un peu d'ampleur et de présence, Trine Dyrholm dans le rôle de la très troublante et ambiguë Dagmar est assez géniale, à la fois très attachante et effrayante. Le duo étrange qu'elle forme avec cette fillette qui a tout de la poupée animée fonctionne comme un autre élément fantastique puissant.
La veine fantastique est donc la plus intéressante, et peut-être même la seule. Elle donne à ce bazar des allures de film muet des années 30, à la Browning, à la Murnau, et vient flirter avec le conte macabre, le cauchemar enfantin. Mais n'allez pas penser qu'on est là dans le cinéma fantastique pur. Von Horn aborde beaucoup de styles, et beaucoup trio sûrement. Trop diffus, le film se perd dans un surnombre de pistes, et n'attaque réellement son sujet qu'après une première heure trop brouillonne au niveau du scénario. Il y a un vague discours, féministe, un vague discours sur la lutte des classes, un vague discours sur les ravages de la guerre, un vague discours sur la monstruosité morale qui peut être endossée par un personnage aimable, bref tout est abordé mais un peu en surface. Au final, on aura apprécié la beauté vénéneuse des plans, admiré une magnifique actrice, mais traversé un film mal-aimable qui ne fait pas ressentir grand-chose.
C'est sous les trompettes romaines et au son d'Ave Cesar que nous faisons entrer le sympathique Alain Chabat dans notre colonne de gauche, il était temps de mêler le succès populaire à notre maelström de cinéastes intellos péruviens. Il y entre avec ma foi un film tout à fait rigolo, à la fois très personnel et complètement en allégeance à ses pères, Uderzo et Goscinny, dont il adapte ici un des meilleurs albums. C'est assez remarquable d'avoir ainsi réussi à mélanger l'esprit si particulier d'Astérix, la drôlerie bon enfant et familiale véhiculée par Depardieu et Clavier, l'humour non-sensique et parodique des Nuls et l'aréopage des comiques de l'époque avec leurs caractères précis, Jamel et ses bouffonneries verbales, Edouard Baer et son sens de l'impro raffinée, Dieudonné et sa nonchalance, les Robin des Bois et leur goût du happening. Ce mélange annonce le naufrage. C'est miraculeux, mais ça tient au-delà des espérances. Le film, en 1h50, arrive à donner une place à chacun, et mieux : il arrive à rester cohérent et relativement homogène, suivant son scénario de base avec constance tout en s'autorisant des sorties de route très réussies (le monologue de Baer sur la condition de scribe en est le sommet).
Le film est clairement très richement doté, et sa production étincelle dans tous les sens : décors gigantesques, figurants par paquets de mille, pléthore de seconds rôles stars, très belle photo, effets spéciaux inventifs, on sent que Chabat a su s'entourer des meilleurs, et surtout qu'il en a eu les moyens. Voilà qui change des comédies à deux balles habituelle : Astérix et Obélix : Mission Cléopatre est un vrai beau gros projet qui prend la comédie au sérieux, et qui tient à ce que le public soit aussi émerveillé que possible. Les producteurs ont trouvé en Chabat un metteur en scène à peu près idéal : il sait toujours laisser la place aux acteurs quand l'invention est là, et rattrape les rênes dans les scènes obligées, plus amples, sachant toujours leur octroyer un petit plus qui les rend charmantes : la scène dans la pyramide, par exemple, subitement transformées en cartoon, ou la bataille entre Jamel et Darmon qui parodie les "anime" japonais. Chabat rend un vrai hommage au cinéma populaire et à la BD, tout en inscrivant son film dans la lignée péplum. Son film est plein comme un œuf de gags et de répliques à deux tranchants, et pourtant il n'est jamais étouffant ou trop plein, il sait ménager des respirations en variant les registres d'humour et en restant toujours spectaculaire. Pour le reste, la pluaprt des répliques et des personnages sont aujourd'hui devenus culte, et ce serait faire la fine bouche que de relever ici une scène un peu plus ratée (la grande bagarre contre les Romains, bof), là un acteur moins inspiré (Claude Rich est absent), ailleurs deux ou trois petites longueurs. Le dynamisme, l'amour des acteurs, l'esprit "ce n'est pas sérieux, mais faisons-le sérieusement", les trouvailles fendardes, l'évident enthousiasme de toute l'équipe, la bonne humeur communicative, le respect du public (le seul film de Clavier qui ne nous prend pas pour des cons), l'aspect "entre potes" qui évite complètement l'entre-soi, tout ça est bel et bon, et tant pis pour les petits défauts. Une réussite.
Preston Sturges tente de se prendre pour Capra en louvoyant sur Lubitsch (deux références assumées et citées dans le film) et réussit plus ou moins son coup (pas facile de représenter la pauvreté au cinéma quand on n’est pas Chaplin...). Heureusement il y a Veronica Lake, belle comme une enfant de 19 ans et ça tombe bien, vu qu'elle a justement 19 ans. Un petit tour vers l'histoire ? Allons-y gaiement : un réalisateur, Joel McCrea (pas la plus sexy ni la plus charismatique des stars mâles de l'époque mais il fait le job, le front bas et lourd), en a assez de faire des comédies légères ; il aimerait tendre aux films à thèse en basant son histoire sur la vie de nos amis les clochards. Problème, il n'est pas vraiment issu du milieu ; il lui prend donc de faire un petit stage en immersion-inclusion, pour voir ce dont il retourne. Malheureusement, le pauvre gars, dans sa volontaire descente aux enfers pour coller aux basques de clodos errants, croise Veronica Lake et se voit à chaque fois, par un quelconque coup du hasard, ramené à Hollywood. Dur de vouloir être pauvre. Seulement voilà, à force de déconner, notre ami, pris dans un engrenage de violence, va se retrouver au bagne... Remontera-t-il un jour la pente jusqu’à la source pour retrouver une Veronica devenue star ? Suspense.
C'est, comment dire, un petit peu surfait cette plongée dans la pauvreté de l'époque... On sent qu'on cherche à montrer à l'écran des gens de peu (avec forcément des trognes, genre Bohringer sans dentier), des situations précaires et pénibles (prendre le train en marche, dormir les uns sur les autres dans un local, écouter un sermon...) avec un certain respect de la chose : Joel cherche à comprendre ce que ressentent ces pauvres gens... C'est bien gentil mais on adhère à moitié au concept... N'étant pas Capra (la scène où Joel donne cent dollars à un type qui, le croyant sans le sou, lui a filé un donut : Capra en aurait fait un miracle d’émotion pure, là c'est un peu forcé), Sturges tente de faire de l'œil à l'aspect lubitschien, par définition plus comique ; quelques gags, des franches rigolades entre partenaires (Joel et Veronica) devant subir les mêmes obstacles et aventures : c'est gentil mais là encore cela ne suffit pas à nous dérider complétement (ah oui, nom de Zeus, on est exigeant). Hopefully (il faut positiver, on est champions du monde bordel), Lake est là pour faire souffler un petit frisson de jeunesse et de sensualité sur l'ensemble (malgré elle, malgré elle presque et c'est terrible). Sa première apparition (tardive) suffit pour titiller l'échine : de sa voix chaude d’amande douce, elle propose un café au clodo Joel, tout jeunot dans son trip. Il réagit à peine devant cette jeune femme blonde comme les blés (et que l'on aimerait du coup illico récolter), ne semblant encore point réaliser sa chance ; quand elle comprend le subterfuge malsain qu'il a employé (ce grand réalisateur qui joue au pauvre, elle le jette à l’eau : c’est bon enfant), elle continue malgré tout de vouloir l'accompagner (pour le protéger mazette...). Déguisée en kid (Lake sans ses cheveux c'est un lac sans eau), la belle enfant va subir puces, faim, et saleté (hollywoodienne, c'est pas un doc) avec son compagnon d'infortune fortuné. Elle apporte là sa verve et son petit air mutin à des histoires, disais-je, un peu surfaites et faciles. Joel se verra donc puni par les Dieux (clodo n'est pas un jeu) et ce petit retournement du sort qui envoie ce quidam en prison – il ne peut prouver son identité (on n'est dès lors plus du tout dans la comédie mais dans le drame : notre type se voit fortement malmené à plusieurs reprises) finira par donner la clé de l'histoire : que reste-t-il aux pauvres gens et aux bagnards si ce n’est le rire ? (la démonstration fut longue). Joel sort de prison dès que l'on sait qu'il est réalisateur (oui, réalisateur, comme président, est un statut qui permet d'échapper à la loi du commun) et je ne vous fais pas de dessin sur le happy end final. Morale de l’histoire : les comédies, c’est bon pour le peuple et notre réalisateur d’avoir hâte d’en faire à nouveau... On est forcément déçu d'avoir moins vibré que devant The Lady Eve (plus rythmé, plus "cohérent" dans le genre malgré un scénar tiré par les cheveux) mais on ne regrette en rien cette nouvelle vision tant l’on a vibré devant chaque note et chaque ondulation capillaire de la si texavery-ennement atomique Veronica. (Shang - 25/07/18)
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A peine l'érection de mon camarade Shang retombée, voici la mienne qui démarre devant le jolis minois et le corps idoine de Veronica. Bon, je ne vais pas en rajouter une couche sur la bougresse, à la photogénie proportionnellement inverse à son talent tout de même, et me concentrerai sur le film qu'elle mène en grande partie sur ses frêles épaules. Comme Shang, j'ai d'abord été bien déçu par la partie comédie de la chose : toute la première demi-heure est pénible, avec ces gags qu'on dirait issus d'un pauvre burlesque muet (et je tombe dans la piscine, hihi, et j'entraine le majordome coincé avec moi, hihihi). Il y a du potentiel dans cette histoire qui est une sorte de relecture moderne de Siddartha : un nanti qui veut éprouver la misère du monde. On rigole bien devant les associés de notre homme qui le suivent à quelques mètres derrière en camion, incapables de saisir son projet, tout comme on apprécie le joli symbole de le ramener systématiquement à Hollywood, comme une fatalité inversée : on ne sort pas de sa condition, même si on se fabrique un joli petit baluchon et qu'on met une veste déchirée. Mais les gags qui découlent de ces situations sont ringards et mille fois trop long : il y a notamment une course poursuite avec un petit kart conduit par un enfant qui semble durer la moitié du film et qui n'est pas drôle du tout, à moins d'apprécier en 1941 le gros humour de 1925.
Bien plus conquis, je dois le dire, dans la deuxième moitié du film, qui vire peu à peu au drame, puis au mélodrame presque religieux. Le brusque virage du film, qui prend enfin son sujet à bras-le-corps, en propose enfin une lecture personnelle et sérieuse, est spectaculaire. Sturges range sa fanfare et filme la misère, la vraie. La prison, la misère des foyers, et surtout cette magnifique séquence dans une église reconvertie en cinéma : c'est comme si Sturges lui-même avait quitté le confort des studios et plongé dans la vie réelle. Il y a dans cette idée d'église-salle de projection toute une vision de ce que signifie le cinéma pour les gens à l'époque : un lieu de magie, de culte religieux, de communion entre les gens dans le rire et la fascination du mouvement. Sturges organise soigneusement cette idée dans un splendide gospel et l'image fantastique de ces gueux qui traversent l'église au milieu de ces fidèles noirs : voilà la vraie vie, tudieu. Le message final, qu'on trouvera au choix désespérant ou d'une belle sagesse : pourquoi essayer de sortir de sa condition, essayer de jouer à l'intello quand il est si noble de simplement divertir le public ? Sullivan's Travels traite, au travers d'un regard sur la pauvreté très artificiel, en surface, de l'impossibilité de filmer la misère, tout simplement ; si le constat est là, il n'est pas pour autant désabusé, mais le discours des auteurs est clair : chacun se montre incapable de comprendre, et encore moins de représenter l'autre. C'est très intelligent, et cette seconde moitié regorge par ailleurs de dialogues étincelants et de moments de bravoure. Mis en scène avec intelligence et un vrai sens de la photogénie (ces deux "faux" clochards sont peut-être, dans leurs silhouettes, un hommage à Chaplin), le film finit par faire pardonner l'ambiance potache du début pour se conclure sur une vraie vision. Très joli. (Gols - 18/04/25)
Ah j'en ai vu, des westerns, et pas que des bons, je vous l'assure. Mais un navet de la teneur de The Legend of the Lone Ranger peut être considéré comme le fleuron du genre, tant tout, mais vraiment tout, y est désolant et consternant. En plein dans l'esthétique dégueu des années 80, Fraker réalise un faux film de super-héros en ressuscitant une légende (apparemment) des héros enfantins : un cow-boy marqué par son passé (il a survécu d'un poil au massacre de sa famille, et a été recueilli par les Indiens qui sont devenus ses amis à la vie à la mort) décide de se venger des fâcheux qui l'ont spolié tout en devenant le chantre du Bien. Hop, un loup sur le visage et un beau cheval blanc entre les cuisses, le voilà transformé en Justicier solitaire, genre le beau gosse qu'on a envie de taper à la récré et qui sauve la veuve et l'orphelin. Il est épaulé par son pote Indien, un type qu'on a recouvert de fond de teint marron et qu'on paye pour faire la gueule, et a en face de lui en guise de Vilain ultime Christopher Lloyd, effectivement pas sympa puisqu'il enlève rien de moins que le Président Grant (Jason Robards, qui cachetonne). Pour on ne sait quelle obligation de production, c'est au sombre Klinton Spilsbury qu'on confie la tâche d'être le nouveau héros des enfants... et c'est une horreur : aucune présence, aucun charme, aucun charisme, le gars anone un texte infâme en affichant un air de débile mental. Si sa tenue à cheval est irréprochable (et on a le temps de l'admirer dans des ralentis immondes dignes des clips de A-ha), si son abonnement à la salle de sports lui donne indéniablement de l'allure, pour tout le reste il est en-dessous de tout, et il suffit de le voir avec son masque pour être saisi soit d'une hilarité franche soit d'une gêne pénible. Le film, visiblement destiné à un très jeune public, ne donnera pas grand-chose à celui-ci, car en matière d'action, d'héroïsme et de glamour, on est dans le bas du panier, et il se montre d'autre part bien trop bavard ou brutal pour le convaincre vraiment. Les décors en mousse, le montage dégueulasse, la voix off ridiculissime et surtout la musique inécoutable de John Barry (accompagnée de cette chanson immonde de Merle Haggard) complètent le désolant tableau. Je ne connaissais pas ce William Fraker, mais il semble être complètement passé à côté de la seule voie possible pour filmer ça : celle de l'humour, le scénario, l'interprétation et le héros lui-même étant de toute évidence trop fendards pour mériter un tel sérieux. Une série Z totalement inregardable, on se devait donc de la regarder.
Ça donne pas envie d'aller passer ses vacances en Espagne. Oui certes c'était en 1932, mais on peut dire que dans le genre accumulation de malheurs, ça se pose là : outils rudimentaires, maisons de bric et de broc, culture famélique, crétinisme, paludisme, famine, attaque d'abeilles (!) (les abeilles te laminent un âne en moins d'une heure ! Demain j'arrête le miel), mort de nouveau-né... J'en passe sinon je vais me mettre à chialer. Buñuel montre tout sans faire de concession et on finit KO après à peine 27 minutes de documentaire. Ça part d'ailleurs sur les chapeaux de roues avec une bien belle tradition dans le village le plus proche de cette peuplade des Hurdes : il faut que les jeunes mariés, sur des chevaux, arrachent la tête de coqs vivants suspendus à des fils ; j'ai beaucoup apprécié alors le commentaire off du type : "Étrange coutume à forte symbolique sexuelle que nous ne commenterons pas plus en profondeur ici" ; si arracher la tête d'un coq vivant c'est un symbole sexuel, franchement, j'aimerais pas passer une nuit avec le type en question - toute analyse à ce sujet d'un psychanalyste même amateur m'éclairerait. Bref, c'est plutôt sympa comme film pour commencer sa journée, ça devrait me permettre d'arrêter de me plaindre pour au moins 24 heures. (Shang - 26/07/07)
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On touche vraiment au sublime avec ce court-métrage issu de l'enfer, qui s'intéresse donc aux Hurdes, peuplade hyper-reculée et quasi-inconnue alors en plein cœur de l'Espagne. Buñuel y va en ethnologue un peu effrayé, un peu supérieur aussi, comme le seront plus tard un Jean Rouch ou un Werner Herzog dans leurs domaines. Il y va aussi armé de ses convictions politiques et esthétiques : le film est avant tout un manifeste pour sortir ces gens de leur misère, le dernier carton qui clôt la chose ne s'en cache pas. Un jour, les gens se rebelleront et quitteront leur état miséreux, c'est le message et on le prend en pleine poire. Mais finalement, le discours est plus complexe : en fermant son film dans tous les sens, en nous mettant le nez dedans, en nous montrant la désolation, la maladie, la mort, le cinéaste ne cherche pas à nous faire réagir et espérer un monde meilleur ; il nous met devant le scandale de la réalité, dans une posture très cynique et nihiliste : les choses en sont arrivées là, et vous n'y pouvez rien, alors regardez-les en face et puis c'est tout. C'est punk et anar à mort. Esthétiquement, on reconnait à mille kilomètres notre pourtant débutant Luis, dans la frontalité totale avec laquelle il filme la misère. Les coqs décapités à mains nues (mon camarade Shang n'était pas très au fait des théories psychanalytiques à l'époque : l'aspect sexuel et primal saute aux yeux), l'âne qui meurt sous les piqures d'abeilles (une scène absolument inenvisageable aujourd'hui, et dont on soupçonne qu'elle a été un peu mise en scène, ou en tout cas acceptée, par le cinéaste qui a dû trouver là un magnifique exemple de la monstruosité qu'il voulait démontrer), les "crétins" congénitaux, les malades exposés à l'air libre, les enfants qui boivent l'eau de la rivière dans laquelle se roulent des cochons dégueus, tout est filmé sans fard, dans une série de plans qui sont autant de tableaux sans profondeur de champ, sans souci de beauté ou de grammaire cinématographique, tels quels. On est sidéré qu'au XXème siècle, il reste des traces aussi moyen-âgeuses en Europe, et tout comme Buñuel, on éprouve un mélange de distance, de hauteur par rapport à tout ça et une véritable indignation. Tout comme on est étonné de retrouver dans ce Buñuel hyper réaliste le cinéaste surréaliste d'Un Chien andalou ou L'Âge d'or : une manière de révéler autrement le réel, de le réécrire quelque part. On voit bien en effet que le film est secrètement travaillé, rejoué parfois, mis en scène, comme si Buñuel utilisait ce matériau horrible pour développer son discours et son regard assez sadique. On est sidéré par le résultat, qui flirte avec les gravures du Moyen-Âge et la littérature à la Lautréamont. Génial. (Gols - 16/04/25)
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