Il fallait sûrement un Nordique pour adapter comme il se doit un livre de Henry Miller : ce Jours Tranquilles à Clichy est ce que j'ai vu de plus fidèle à l'esprit millerien, et retranscrit avec humour, audace et intelligence non seulement les ambiances qui se dégagent de ce livre, le plus léger sûrement de Miller, mais aussi son style, son âme pourrait-on dire. Dans le premier quart d'heure, on grince des dents pourtant : dans ces scènes délurées et très crues de sexe, on aperçoit une énième vision restreinte des romans du maître, qui ne seraient que pornos, que dionysiens, qu'une occasion finalement de se masturber en faisant mine de lire de la grande littérature. La plupart des cinéastes s'y sont cassé les dents, et ça semble bien être le cas de Thorsen, qui se contente d'abord de raconter cette histoire par son plus petit biais, celui du sexe débridé. On apprécie certes la frontalité des scènes (le film est à deux doigts du porno pur), et l'espèce de joie qui se dégage de ces scènes, mais on se dit que ça va être un peu court, et que le compte n'y sera pas pour rendre toute la richesse du roman.

Mais une fois ce "prologue" passé, Thorsen, comme s'il s'était débarrassé du passage obligé, se met à réfléchir vraiment à sa mise en scène et à son scénario, et s'efforce de rendre justice à l'ensemble du livre. Se dégage peu à peu un Miller très crédible : affamé la plupart du temps, obnubilé par son travail d'écriture autant que par les femmes et la jouissance, libertaire et paillard, amoureux fou et pique-assiette fameux. Le Paris des années 30 (et retranscrit dans les années 60) vu par un Danois, est très crédible : une ville vénéneuse et tentaculaire, pleine de vie, où les tentations s'offrent à chaque carrefour, où tout est réellement possible : tomber sur la femme de sa vie sous la forme d'une prostituée (une interprétation magnifique du personnage de Mara-June, par une actrice hallucinée, folle et grandiose), s'envoyer une adolescente (ça ne passerait pas aujourd'hui, diable) et s'arranger avec ses parents, prendre des bains de vin, croiser des gens qu'on croirait directement sortis d'une photo de Brassaï, et surtout rire, passer du rire au désespoir, vivre avec rien en poche, et profiter de la vie. Tout l'esprit est là, subtilement amené par des saynètes sans réelle progression de l'une à l'aure (l'écriture labyrinthique et au fil de la plume du gars est là aussi pleinement illustrée) : un patchwork de souvenirs, d'impressions, de sensations que Thorsen filme comme un joyeux chaos, avec cette impression de plonger au coeur d'une ville, d'une époque et d'un cerveau.

Des bribes d'écriture apparaissent à l'écran dans un style très pop, comme si elle faisait partie intégrante de la vision de Paris par Miller ; on aperçoit ça et là de subtils clins d'oeil à sa vie (une photo d'Anaïs Nin, des lieux emblématiques des livres du sieur) ; la déprime latente de l'écrivain et ses obsessions sont symbolisées par des triturages d'images où surgissent les mots "Cunt" ou "Grey" ; la musique caustique de Country Joe McDonald donne un coup de pinceau hippie au tableau (bon, Miller écrivain beat, on pourrait en parler, mais allez) ; les allusions à la Nouvelle Vague (des clins d'oeil à Godard et Truffaut) ancrent le film dans son pays et dans l'air du temps ; et la vie chaotique de ces deux potes vociférants et paillards (il vit avec son copain Carl) est superbement rendue, avec ces scènes de sexe bordéliques, ces petits expédients et ces coups de tête (une virée au Luxembourg, là aussi parfaitement rigolote). Vraiment, que de la satisfaction, c'est rare de voir un livre aussi bien senti et adapté, surtout un livre parfois abstrait et non-narratif comme celui-là. Même si les acteurs ne sont pas géniaux, même si Thorsen n'évite pas les longueurs, on a là un excellent film très "69's", joyeux et revigorant.

Jours Tranquilles à Clichy (Stille dage i Clichy) de Jens-Jörgen Thorsen - 1969

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