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4 mai 2024

LIVRE : Terrasses ou Notre long baiser si longtemps retardé de Laurent Gaudé - 2024

S'il y avait bien un auteur capable de restituer l'émotion drainée par les attentats du 13 novembre 2015 à Paris, c'était bien Laurent Gaudé. Cette édition arrive donc presque comme une évidence : sa prose profondément humaine, très émouvante, restitue avec beaucoup de profondeur les mille et une sensations qu'ont dû vivre les protagonistes de ces événements ce jour-là. Tous, victimes, médecins, sauveteurs, flics, témoins, familles des victimes, ont leur place, et tous sont emportés dans une écriture magnifique et dans un flot continu et unique. Gaudé choisit en effet le roman choral pour tenter de démêler le flot d'émotions diffuses. Son texte, qui adopte le point de vue global de "ceux qui y étaient", sans narrateur, sans personnage défini, est d'une maîtrise bluffante. On croirait, à lire cette sorte de kaddish, que c'est "l'humanité" qui parle d'une seule voix, cette part en nous qui reste bonne, courageuse, empathique, digne face à la monstruosité. Seul Gaudé pouvait oser le truc, et seul lui pouvait le réussir : faire parler non des personnages, mais une entité, qu'on pourrait appeler la dignité humaine. Le texte n'est pourtant jamais abstrait ou bêtement poétique. Au plus près des événements, il raconte avec précision l'émotion d'être en terrasse d'un café ce soir-là, alors que tout allait bien, alors qu'on avait peut-être rendez-vous avec son amoureuse, alors que deux sœurs pouvaient peut-être se retrouver, alors qu'une dispute avec un conjoint nous avait peut-être emmenée là ; la sensation de peur ou d'incompréhension des coups de feu dans une salle de concert bondé ; la douleur physique et psychique de prendre une balle ou de perdre un amour, un être cher, un parent, un ami ; la lente résilience et ce qui restera d’ineffaçable en nous ; enfin la force qui nous pousse à ressortir malgré tout, à recommencer la vie.

 

Tout ça pourrait être au choix : 1 / cucul, mais Gaudé est si près des gens qui ont vécu ces choses que jamais il n'est pris à tomber dans la mièvrerie, toujours juste quand il s'agit de mettre des mots sur les sensations ; 2 / de l'appropriation culturelle, mais tout est tellement senti qu'on ne peut que voir que tout est vrai, que les protagonistes ont réellement éprouvé ces choses, et que Gaudé ne parle pas "à la place" des témoins de ces drames mais en tant qu'être humain sensible ; 3 / trop lyrique, mais ce défaut (un peu habituel chez lui) est ici effacé par l'aspect concret, trivial, des faits. Terrasses est donc parfaitement réussi, parce qu'il traite le sujet par son biais le plus direct : l'émotion qu'il dégage. Écrit avant tout pour les survivants, comme une tentative de consolation par les mots, il se change peu à peu en manifeste humaniste pour une société résiliente, qui se relève malgré tout et continue à boire, à danser, à rire et à se rencontrer. Certaines réflexions du livre sont bouleversantes, et on sent que le bougre s'est bien renseigné avant d'écrire ces lignes ; d'autres montrent un écrivain très ancré dans le monde contemporain, et on se rappelle de Eldorado, de Danser les ombres ou de La porte des enfers dans cet aspect presque documentaire des choses. Mais c'est surtout la profonde empathie qu'il a pour ses "frères humains" qui finit par emporter complètement l'adhésion. Un très beau texte d'une brûlante nécessité. (Gols 25/04/24)

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"L'Histoire fera le récit des faits.

Qui fera le récit des âmes ?"

 

C'est par ces quelques mots préliminaires que l'on ouvre ce dernier Gaudé et faut reconnaître qu'il est fort, le Laurent, pour évoquer ces âmes mortes, comme les vivantes d'ailleurs (blessées, meurtries), qu'il se révèle à la fois le roi de la prosopopée et de l'épopée des gens de bien. Plutôt que de faire le simple récit, précis, d'une ou deux ou trois personnes, il préfère, lorsqu'il évoque ces personnes aux terrasses des cafés, celles au Bataclan, ces médecins, ces policiers, rester plus ou moins dans le vague comme si finalement, même si chacun est unique, ces personnes, ces prénoms étaient presque interchangeables - tant ils font partie du même peuple, le peuple des gens qui aiment, le peuple des gens qui boivent un verre pour le plaisir, le peuple des gens qui dansent, le peuple des gens qui aiment vivre. De l'autre côté, à peine quelques mots pour évoquer ces êtres du sinistre, de l'horreur, de la sauvagerie. Il est préférable de s'intéresser, de rendre hommage à toutes ces personnes qui se sont retrouvés au mauvais endroit au mauvais moment ; car cela aurait pu tout aussi bien être nous, car ces personnes sont et resteront une partie de nous, en nous : des gens qui étaient du côté des vivants, de la vie et que ce putain de hasard dans la main de barbares est venu faucher sans véritable raison. Gaudé trouve les mots justes pour nous conter ces derniers instants avant l'horreur, puis pendant, puis après, trouvant le ton pour évoquer avec pudeur et respect tous ces êtres touchés, détruits à jamais ; il nous troue le cœur à l'occasion en évoquant en quelques mots, en quelques paragraphes, cette Julie mourante, ce Mathieu consolant, deux personnes qui ne s'étaient jamais croisées avant, reliées par le plus grand des hasards dans la mort, soudées pour toujours. Il ne cherche point par ailleurs à surjouer les émotions mais c'est ému que nous quittons cet ouvrage bourré d'humanité, sensible, sensé. Terrassant mais joliment pudique. Praise the Gaudé. (Shang 04/05/24)

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