Attention, on tient déjà là sans aucun doute le meilleur film de 2019. Ce film de Hu Bo, disons-le tout de go, est un chef d’œuvre, le film de toute une génération sur la Chine contemporaine ; si le constat était jusqu’alors pas très optimiste vis-à-vis de la société chinoise, de la jeunesse chinoise et de son avenir, des lendemains qui chantent, il est aujourd’hui, par cette œuvre magistrale, définitif : la vie d’aujourd’hui est terriblement merdique et on peut se rassurer avec une seule certitude, elle ne changera pas… Tous les personnages principaux s’enfoncent dans la panade et semblent n’avoir absolument aucune échappatoire : comme le martèle le retraité, c’est partout pareil et l’avenir ne peut laisser place à aucun espoir… Aucun espoir ? Reste certes ce mystérieux éléphant du titre et le cirque où il se produit… Une porte de secours ? Plutôt, une voie sans issue serait-on tenté de dire. Les personnages principaux entament une sorte de voyage au bout de la nuit, un voyage jusqu’à ce qu’on pourrait appeler un cimetière des éléphants où résonne encore un cri d’outre-tombe : comme si l’espoir n’était définitivement plus de ce monde…

Hu Bo entrelace une dizaine de personnages au sein de la même ville avec une intelligence narrative extraordinaire ; plus qu’un film choral, plus qu’un film finaud au niveau des hasards et coïncidences de l’existence, il dresse par ce biais le portrait de tous les problèmes de la Chine actuelle ; pour la faire courte, on ne citera ici qu’une dizaine d’éléments : dépression, suicide (et une défenestration, une), abandon des seniors, mouroir des maisons de retraite, absence de liens, de discussions, de respect entre les générations (autrement dit éclatement total de la cellule familiale), harcèlement scolaire, magouilles et corruption, individualisme exacerbé, gang de caïds à deux balles, violence sociale qui dérive vers la violence physique, rôle pathétique des animaux domestiques (comme le dernier rempart à l’absence d’affect de cette société…) et j’en passe et j’en passe… En s’intéressant principalement à trois ou quatre trajectoires d’individus, Hu Bo, en un lieu, sur vingt-quatre heures (grosso modo), livre la tragédie de tout un pays. Le constat est sanglant, noir, terrible, et douloureusement pertinent.

On pourrait évoquer en quelques mots le parcours de ces individus : un jeune garçon (dont les relations sont par ailleurs très tendues avec son père) qui, en voulant protéger son pote, blesse le caïd de l’école : problème ; une jeune fille (dont les relations sont par ailleurs très tendues avec sa mère) victime d’une vidéo (sur laquelle elle « s’affiche » avec un responsable de son bahut) qui circule sur les réseaux sociaux : problème ; un retraité qui se voit indiquer par sa propre famille la porte de sortie : problème ; un petit caïd, pas au mieux non plus avec sa famille ainsi qu’avec ses différentes « copines », qui se doit de venger son frère : problème. Tout ce petit monde se croise en ville dans une sorte de ballet incessant, se tourne autour, interagit, s’apprécie, se détruit. Cela pourrait paraître improbable, une telle concentration d’événements en si peu de temps, et pourtant, cet enchaînement dramatique paraît tout du long d’un réalisme absolu.

Hu Bo tresse un scénario plus malin que celui de Jia Zhang-ke pour A Touch of Sin (qui traitait séparément divers faits divers) et filme de façon aussi bluffante que Bi Gan : l’art des plans-séquences tout en mouvement n’a jamais été aussi maîtrisé et réussi qu’ici (exception faite des films de Béla Tarr, réserve acceptée) et ce sur toute la longueur du film (3h50, ce n’est pas rien). Le cinéaste reste collé à ses personnages, quelles que soient les circonstances, floutant quasi systématiquement les seconds ou troisièmes plans : là encore, le principe pourrait sembler un peu trop systématique et pourtant il fonctionne à merveille – il nous place constamment dans l’esprit du personnage que l’on suit, personnage dont l’avenir est d’un flou tout aussi abyssal que ses relations distordues avec ses proches.

On se dit qu’un tel discours, aussi radical, tient du petit effet, de l’amusement pour la galerie, du film pour festival international (les Européens sont tellement en joie face à l’auto-critique chinoise) – sinon, totalement réfléchi et assumé par son auteur, ce discours serait franchement intenable. Je vous rassure, ceci est bien le premier et l’ultime film de Hu Bo puisqu’il s’est suicidé dans la foulée à l’âge de 29 ans. Elle est peut-être là la véritable tragédie de ce pays-continent, cette incapacité même pour les artistes de pouvoir, honnêtement, lui survivre. En attendant, je ne peux que vous presser de découvrir ce film minimaliste dans ses effets, dans son filmage à hauteur d’homme, éléphantesque dans les thèmes qu’il brasse, dans sa vision sans concession de cette Chine toujours plus grise. Génialement lucide et noir. (Shang - 27/12/18)

J'ai attendu bêtement 3 ans avant de vérifier que mon camarade avait bon goût : je confirme ici qu'il a bien eu raison d'encenser ce film magistral à l'époque. En une minute de temps, Hu Bo trouve son style et vous hypnotise venimeusement pour ne plus vous lâcher d'une seconde. A l'aide de ces infiniment longs plans (pas que des plans-séquences, non, même s'ils sont nombreux), il vous ensevelit tout de go sous ses atmosphères lentes, chargées, presque fantomatiques, vous prenant très subtilement dans la toile d'araignée de sa trame et de ses personnages. On se demande bien comment, en quatre heures de métrage, il parvient ainsi à vous laisser happé par le film. C'est juste qu'il trouve le bon rythme et la bonne distance pour raconter son (ses) histoire(s) : à l'instar du chef d’œuvre de Van Sant dont il emprunte un peu le titre (Elephant), la caméra de Hu Bo colle aux basques de ses personnages, ne les lâchant jamais, quitte à décadrer bizarrement ou à flouter l'essentiel de l’écran. Portrait d'une génération désespérée, c'est ça : mais ce désespoir n'est induit que par la mise en scène, par ces plans en mouvement lent qui suivent des fantômes erratiques, par cette absence totale d'affect, par cette mort qui advient presque par ennui (un type se jette par la fenêtre, un autre se colle une balle dans la bouche, et ça ne porte pas beaucoup plus à conséquence) ; un petit côté baudelairien, oui, dans cette ambiance d'abandon total, dans cette façon de regarder la mort en égale, de condamner tout, amitié, amour, famille, relations humaines, à une même gabegie ; un côté beckettien aussi dans l'attente désespérée de ce train qui n'arrivera jamais, dans cet espoir presque surnaturel d'un éléphant fantasmé qui viendrait colorer un peu la vie de nos gusses. Mais malgré ces références très pesantes, le film trouve un ton extraordinairement personnel : voilà un vrai premier film tel qu'on est en droit de l'exiger, brûlant, fiévreux, tourmenté, urgent... Un petit chef-d’œuvre, au final, authentique et marquant : qu'il soit le dernier de son auteur ajoute encore à la sincérité de la chose. (Gols - 01/09/21)

An Elephant sitting still (Da xiang xi di er zuo) (2019) de Hu Bo

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