Au Coeur de la Nuit (Dead of Night) (1945) d’A. Cavalcanti, C. Crichton, B. Dearden et R. Hamer
Un fil conducteur réalisé par Dearden et cinq histoires « étonnantes » - on est quand même loin du film d’horreur… au mieux fantastique, ou tout bêtement « intrigantes » ou mystérieuses - réalisées par ses camarades et lui-même. Le fil conducteur est basé sur l’idée de déjà vuuuu - à l’anglaise - avec un homme qui se rend dans une demeure à la campagne et qui est persuadé que les gens qu’ils rencontrent alors sont ceux qu’il croise chaque nuit dans ses rêves… Un rêve qui se transforme généralement en cauchemar mais avant d’en arriver là, chacun va y aller de sa petite anecdote étrange : un homme qui après un accident de voiture va avoir la vision de sa propre mort (belle et impressionnante apparition de cet attelage « funéraire » - quasi buñuelien avant l’heure…) ; un type qui voit dans le miroir un décor qui n’est pas le sien et qui va finir par péter un plomb - comme l’ancien propriétaire du miroir qui a assassiné sa femme (très longuet et bien peu de frisson, si ce n’est ce regard effrayé - mais classique - de cette femme qui voit son gentil mari devenir incontrôlable) ; deux potes, joueurs invétérés de golf, qui jouent une fille sur un parcours (la classe) - le perdant se sabordera en allant recta dans un lac mais tentera de se venger de son ami tricheur (le golfeur golfé en quelque sorte… adapté, un peu platement, d’une nouvelle de Wells), une histoire de cache-cache qui tourne bizarrement (une jeune fille découvre dans sa chambre un ptit garçon censé avoir été assassiné des années auparavant… absolument pas inquiétant de bout en bout…) et enfin l’histoire d’un ventriloque (je déteste autant les ventriloques que mon camarade blogueur les clowns… c’est comme ça…) dont la marionnette se montre terriblement rebelle (un cas classique de schizophrénie, une maladie souvent fatale chez ces cons de ventriloques - pardon je dérape et refermons cette trentième parenthèse) : guère original…
La mise en scène est fluide, c’est souvent bien propret dans la réalisation, honnêtement joué (à l’anglaise…)… le seul problème c’est qu’on ne vibre pas un seul instant et qu’on finit même par méchamment trépigner d’impatience… Une fois qu’on a compris qu’on est à dix mille lieues d’un film gore, on est prêt à accepter ces gentilles historiettes contées avec cette indéniable english touch (so curious and so strange, ohohoh). Malheureusement, plus les récits s’enchaînent, plus on a du mal à s’imprégner de leur atmosphère. Si, à la limite, la première histoire (de Dearden d’ailleurs) laisse flotter un petit parfum d’étrangeté - la tronche de ce croque-mort/employé de bus ! -, on reste relativement frustré par la suite : aucune peur ni frisson, guère d’inquiétude, mais plutôt une certaine lassitude qui finit par nous gagner… Malgré un final qui se doit d’être un point « culminant » (belle idée que ce héros qui retraverse les cinq histoires… avant le retour infernal à la case départ… open your eyes, open your eyes…), on reste franchement un peu morose devant ce film à sketches qui fout jamais les boules… On regretterait presque de ne pas s’être plutôt repenché sur certains vieux épisodes de Hitch présente ou de Twilight Zone ; au moins parfois le suspense était haletant, le mystère prenant. Déçu, d’autant que ce ne sont pas des manches aux manettes. Peu troublé... (Shang - 26/01/13)
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Oh, injuste, très injuste, mon gars Shang, sur ce coup-là ; il devait être dans un mauvais jour pour ne pas voir la somme de petits trésors qui émanent de ce film très singulier, qui aborde chacune des histoires, a priori classiques, avec un ton qui n'appartient qu'à elles. La mise en scène, le jeu des acteurs, l'écriture, tout est sans cesse gentiment surprenant, et on est sans cesse en porte-à-faux, éprouvant très agréablement un trouble étrange à la vue de ces histoires fantastiques du meilleur effet. Prenez le sketch réalisé par Charles Crichton, sur les deux joueurs de golf rivaux en amour : au milieu d'un film assez sérieux, qui se pique de nous inquiéter, voilà que la comédie macabre s'invite et qu'elle ne jure pas du tout avec l'ensemble. Éminemment anglaise dans son ton et sa réalisation, cette partie a d'autre part l'immense intérêt de nous faire retrouver le duo de A Lady vanishes, Basil Radford et Naunton Wayne, et de tricoter des scènes drolatiques au bord du non sens : ce type qui s'enfonce doucement dans l'eau sous les yeux de son acolyte, ce fantôme qui accompagne son pote à l'autel du mariage, cette résolution phallocrate et poilante : vous m'en montrerez, des films qui savent aussi bien cultiver la rupture de ton et le contrepoint.
Ce n'est pourtant qu'une des mille petites qualités de la chose. Si on excepte le sketch réalisé par Cavalcanti sur le petit fantôme, effectivement fade, tous ont leur intérêt. Le fil rouge (réalisé par Dearden), avec cette construction très originale en boucle, avec cette scène qui continue sur le générique de fin, comme un cauchemar, avec cette ambiance façon Agatha Christie, avec ces personnages gentiment caricaturaux à la Cluedo, ravit ; ce cocher de corbillard (Dearden également), qui va faire un tour vers le surréalisme, vers un onirisme fantastique à deux doigts du burlesque, là aussi étonne par son changement d'ambiance, par ses images fortes. Mais ce sont les deux autres histoires qui emportent vraiment l'adhésion. Cavalcanti renouvelle les histoires de ventriloque avec cet homme hanté et dépassé par sa marionnette, sorte de prolongation de son surmoi bien entamé : elle balance des horreurs, affiche la virilité qu'il n'a plus, négocie sa carrière, alors que le marionnettiste (excellent Michael Redgrave, lui aussi issu de A Lady vanishes) est un loser introverti et faible. Cette histoire va ouvrir la voie à tous ces films psys sur les rapports entre créateur et créature, une vraie réussite.
Enfin, la meilleure partie selon moi : l'histoire du miroir hanté, réalisée par Robert Hamer. Non pas tant par ce qu'elle raconte que par l'extraordinaire façon qu'a le réalisateur de jongler avec les points de vue. On est tantôt dans le regard du mec envouté, qui voit dans le miroir un autre décor que le sien, tantôt dans celui de sa femme, qui le voit s'enfoncer dans la folie, tantôt dans celui d'un narrateur omniscient, sans que jamais on ne soit gêné par ces allers-retours, tant le film est d'une fluidité magique. Magnifique plans alternés entre le couple devant le miroir et le reflet vu par l'homme, lui seul, la voix de sa femme se faisant entendre comme extérieure au décor. Une école de mise en scène. Qu'on ne tremble pas devant ces histoires est évident, a-t-on sincèrement peur devant un film depuis qu'on a quitté l'adolescence, a fortiori devant un film des années 40 ? Moi, j'ai trouvé ce petit film merveilleux. (Gols - 23/04/24)