Le film a presque autant d'intérêt du point de vue de l'histoire de sa réalisation que de son résultat lui-même (voir le délicieux livre de Guillaume Guéraud pour plus de précision), mais on reste quoi qu'il en soit pantois devant la réussite de la chose. Le Sel de la Terre raconte deux luttes : celle d'un groupe de mineurs mexicains entrant dans une grève désespérée pour obtenir des conditions de sécurité et de salaire humaines ; et celles de leurs épouses, qui décident que le combat syndical n'est pas que masculin, et qui se heurtent à leurs maris pour faire valoir leurs droits (en gros, elles sont les égales des hommes, non mais on rêve). D'un scénario "classique" au départ, fait d'espoirs et de déceptions, de coups bas des autorités et de coups de force des ouvriers, on glisse doucement vers un pamphlet féministe de la plus vibrante eau. Et on est scié de voir, à cette époque, un discours aussi moderniste sur les femmes, qui en ont marre de repriser les chaussettes pendant que leurs maris rêvent de lendemains qui chantent au bistrot du coin.

Pour sa démonstration, Biberman s'appuie sur des comédiens en grande partie amateurs, mais qu'on a du mal à distinguer des pros : les acteurs sont parfaits, le gars est allé chercher les gueules adéquates directement dans les mines du Nouveau-Mexique et les filme souvent en plans larges très dignes, ou par "portraits immobiles" dignes d'un Eisenstein. A la tête du casting, l'épatante Rosaura Revueltas, capable d'être banale comme une ménagère de base et magnifique quand elle se dresse enfin face à l'adversité, emmène le film : il faut la voir revenir rayonnante de son séjour au poste de police, où ses consoeurs et elle ont suffisamment fait chier leurs geôliers pour qu'ils les relâchent par lassitude. Toute la misère du monde, et tous ses espoirs aussi, passent sur son visage, et Biberman, manifestement amoureux, lui octroie des gros plans mystiques proches des icônes religieuses qui marquent des points. On suit certes le quotidien pragmatique de cette bande de gueux pris dans les difficultés de la grève, mais on suit aussi le cheminement intérieur d'une femme, qui se découvre dans la lutte, et apprend qu'elle eput être mère, épouse et, bon sang de bois, femme aussi. On a envie de lever le poing avec ces gens qui tournent en rond devant la porte de la mine en brandissant des panneaux dérisoires, qui s'organisent pour la caisse commune, qui rigolent, et chantent et se battent en vrais hommes dignes, on a envie de mettre une droite à ces capitalistes blancs et à leurs sbires, le film est vraiment empathique. Même à titre documentaire, on en apprend beaucoup sur cette triste période de l'histoire, et sur les modalités de la grève (certains devraient prendre exemple, suivez mon regard).

Bien sûr, Le Sel de la Terre est immondément communiste, ce qui lui a valu les problèmes qu'on sait. Il prône, le coquin, l'égalité entre tous, blancs et basanés, pauvres et riches, hommes et femmes, et le fait avec une insolence totale, riant avec nous des astuces déployées pour maintenir les piquets de grève et pour survivre en temps de crise. Les fâcheux sont clairement désignés, mais le film n'est pourtant pas manichéen : même les policiers au service des nantis ont leur caractère, et on est tout aussi perplexes qu'eux devant l'aspect buté de ceux qui leur font face. Bref, en 1h30 on a un aperçu crédible, poignant et enlevé de ce que ça voulait dire, d'arrêter le travail quand on était Mexicain, ou femme, dans les années 50. Biberman est un grand, dommage qu'il n'ait guère fait carrière sorti de ce film (qui a dû lui laisser certes quelques marques, et l'a même mené en prison). Magnifique et nécessaire.

Le Sel de la Terre (Salt of the Earth) de Herbert J. Biberman - 1954

Partager cet article