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Shangols

REALISATEURS
GODARD Jean-Luc 1 2
 
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
13 novembre 2024

La Folle Histoire de Roxie Hart (Roxie Hart) de William A. Wellman - 1942

Quand votre carrière de danseuse de music-hall décline, quoi de mieux que d'assassiner un type ? C'est ce que dit la pétaradante Roxie Hart, artiste vulgaire et pas finaude de spectacles olé-olé : à la faveur d'un meurtre commis par son (non moins imbécile de) mari, elle décide d'endosser le crime pour relancer sa carrière, sachant que les femmes sont rarement condamnées lourdement pour meurtre. Une fois ce postulat planté, Wellman va s'en donner à cœur joie dans la critique du système judiciaire, des médias, des masses populaires, pointant avec pas mal d'acidité le goût du public pour le sensationnel, la corruption de la justice et l'appel du scandale chez une presse friande de gambettes et de sang. Bon, c'est un petit film, hein, on ne va pas se le cacher, mais un film fort divertissant et qui comporte sa dose de causticité. Le plus du film, c'est Ginger Rogers, pétulante, hystérique, vulgairissime, qui fait une composition vraiment formidable de cette fille ordinaire devenant une véritable escroc au contact des hommes qui manipulent son image. En plus des passages dansés obligatoires, où elle fait bien sûr merveille, il faut la voir aguicher les jurés ou relever sa jupe un peu plus haut qu'il n'est décent pour obtenir les faveurs d'un juge ou d'un gardien de prison : elle fait l'essentiel de la drôlerie et de l'impertinence du film, qui flirte avec les lois de la censure avec un bien bel esprit frondeur. Complètement dépourvue de morale, par sottise plus que par malignité, Roxie se laisse porter par les conseils de son avocat, qui, lui, utilise la morale comme arme de guerre, en pleine conscience. Si bien que le film se teinte d'un peu de profondeur : c'est une femme manipulée par les hommes, et les manipulant en retour, eux par leur cynisme, elle par ses charmes. Elle poussera le bouchon jusqu'à se renier elle-même dès qu'une rivale un peu plus jolie, un peu plus nouvelle, pointera son museau. Le tout se terminera par une tripotée d'enfants, ouf, la morale est sauve quand même. Wellman ne cesse ainsi de défoncer (gentiment) les barrières de la censure puis de rentrer dans le rang, dans un numéro d'équilibriste assez délicieux : on aime rien tant que voir des cinéastes critiquer le système en faisant semblant de lui obéir. Une jolie comédie dynamique et malpolie, moi je dis, on prend.

 

12 novembre 2024

Les Pirates du métro (The Taking of Pelham One Two Three) de Joseph Sargent - 1974

Scié par ce thriller qui ne promettait sur le papier que divertissement démodé et délassement éphémère : il y a dans Les Pirates du métro un savoir-faire impressionnant, c'est à se demander pourquoi Joseph Sargent a eu une aussi piètre carrière. A vrai dire, ce n'est pas que grâce à lui que le film est excellent : c'est la convergence de plein de compétences à tous les postes, et l'adjonction d'un scénario parfait, qui fabrique la magie. Tout est bien : la photo granuleuse immédiatement reconnaissable dès lors que vous vous piquez de filmer New-York dans ces années-là ; la musique jazzy à souhait (David Shire à la baguette) ; le montage parfait, vraie plus-value de la chose, qui alterne avec une extraordinaire fluidité les deux décors/atmosphères filmés, et fait se rencontrer des registres pas forcément copains (thriller et comédie) ; les seconds rôles, qui ont tous leur petite part de truc à jouer, leur petite réplique marquante, leur part du gâteau ; les acteurs géniaux, au jeu bien de leur époque (blagues misogynes comprises), c'est-à-dire compétents et pas ramenards... Que du bien à dire, vraiment.

Comme je l'ai dit, c'est avant tout le scénario qui est bouclé de façon diaboliquement efficace. Dans un huis-clos très angoissant, rompu uniquement par des allers-retours dans le poste de commande du métro new-yorkais, on assiste à un braquage de train. Quatre hommes (qui s'appellent par des noms de couleur, Mr Brown, Mr White, oui, ça rappelle quelque chose) s'emparent en effet d'une rame, avec les otages qui vont avec, et menacent de tuer un otage par minute s'ils n’obtiennent pas une rançon d'un million de dollars. Ils vont négocier à distance avec le lieutenant de police du métro, Garner (Walter Matthau, impeccable). Aussi bien du bon côté du manche (les flics, les otages) que du mauvais (les truands), tous les personnages ont leur personnalité, leur épaisseur. Pourtant le film se désintéresse complètement de leur biographie ; à peine entend-on quelques allusions à leur passé, mais si discrètement amené que ce n'est même pas la peine d'en parler. On est dans le temps présent, en temps réel, et le comportement de chacun est guidé uniquement par la situation. Ce qui n'empêche pas chacun d'avoir son moment de bravoure, son mot à dire. La plus grande qualité du truc, c'est l'alternance entre la comédie franche et le drame qui se mélangent souvent en quelques secondes. Dans ce contexte, les scènes de violence tombent très brutalement, on ne s'y attend vraiment pas.

Ce casse montre une ville rongée par le crime et la violence, complètement lâchée par ses édiles (les scènes avec le maire sont d'une causticité terrible), où les flics sont envoyés comme de la chair à canon au combat, qui a encore tout à devoir au western (les deux flics envoyés dans le tunnel du métro se comparent aux gusses de OK Corral, d'ailleurs), où la vie de la poignée d'otages ne pèse pas bien lourd dans la balance (surtout quand il s'agit de Noirs ou de femmes...), où eux-mêmes semblent assez peu concernés par ce qui leur arrive (une ivrogne dort même pendant tout le braquage). Bref, c'est noir, très noir, mais ça ne sombre jamais dans le désespoir, par ce ton miraculeusement léger qui se dégage de tout ça. Sargent préfère l'action, le suspense, les personnages, au discours, aussi amer soit-il, et nous offre un polar magnifique, divertissant en diable, un trésor de savoir-faire à découvrir de toute urgence.

 

12 novembre 2024

LIVRE : "Vous êtes l'amour malheureux du Führer" de Jean-Noël Orengo - 2024

Grandeur et décadence d'un adepte du IIIème Reich. Albert Speer est un mec sympa, érudit, ambitieux, qui a des vues sur l'architecture moderne, qui sait ce que c'est qu'un volume, une forme, une matière, qui voit grand et vaste, qui connait la valeur du symbole et de la mythologie contemporaine. Bref, un architecte doué, et qui plus est sociable, élégant, poli et intelligent. Son seul défaut : avoir mis tout ça au service d'une idéologie pas nette-nette : Speer fut en effet le grand architecte d'Hitler, celui qui a conçu les pharaoniques projets du discours de Nuremberg ou du Reichstag, celui qui devait faire de Berlin la capitale du monde (une sorte de Megalopolis assez effrayante), le fameux à qui Hitler, à la fin, ordonna de détruire Paris et qui s'y refusa. Fasciné par le personnage (et il y a de quoi), Orengo construit ce "roman" où tout est vrai qui restitue toutes les faces de notre homme, depuis son amitié (amour ? ah c'est ambigu, à un moment) avec le Führer jusqu'à son poste de Ministre de l'Armement pendant la guerre, de son emprisonnement jusqu'à sa "réhabilitation" à l'occasion de la publication auréolée de succès de ses mémoires. Dans celles-ci, il s'accroche désespérément à un fait : il ignorait tout de la Solution Finale. Un mensonge qui a peut-être poussé Orengo à entreprendre ce livre, pour montrer comment l'intelligence, le talent, la beauté, l'ambition peuvent se mettre au service de l'horreur pure, comment le déni peut bâtir une existence, combien de concession on peut faire avec la réalité quand on veut parvenir au sommet.

 

Ce n'est pas par l'écriture que ce livre est intéressant, inutile de le préciser. Non pas qu'il soit mal écrit, mais Orengo y montre un style fonctionnel, efficace bien qu'assez délicat, pour rendre le mieux possible les faits, qui n'ont pas besoin d'acrobaties littéraires pour être édifiants. C'est à peine si on remarque une construction assez sophistiquée (Speer change d'appellations en fonction de ses différents statuts) ou une jolie façon d'alterner grands faits et petites anecdotes, de faire le focus sur des petits détails de la vie de notre homme pour survoler des pans entiers, une manière de faire le focus en quelque sorte sur certains événements saillants de la vie de Speer tout en nous faisant croire qu'on est au plus près de lui. L'écriture, nette, précise, développe une certaine intimité avec cet homme pourtant secret, et on a l'impression "d'y être". Dans la trame, on est à notre tour fasciné par les ambivalences de ce personnage diabolique, par ses contradictions, par son aveuglement aussi : proche d'Hitler plus que quiconque, il ne pouvait ignorer la fond de la pensée nazie, la part de monstruosité de son idole, mais le succès, l'ivresse du pouvoir, et surtout la possibilité de refaçonner le monde avec ses projets architecturaux hyper-vastes ont réussi à lui fermer sa bouche et à le faire obéir à l'idéologie. Encore plus passionnante est la deuxième partie de sa vie, et du livre : emprisonné, conspué, frôlant la mort, notre homme va tout de même réussir à s'en sortir, et par la grande porte qui plus est, grâce à ce tissu de dénégation(nisme) que sont ses mémoires, et pour lesquelles il est accueilli pour des séminaires partout dans le monde. Un personnage captivant et parfaitement rendu par Orengo, qui en profite aussi pour nous faire croiser quelques grandes figures du nazisme, de Hitler à Eva Braun, de Goebbels à Leni Riefenstahl : une leçon d'histoire.

12 novembre 2024

Music by John Williams de Laurent Bouzereau - 2024

"Tam, tam, tam, ta-dadam ta-dadam", "Tin tindin tiiiin, tin tin diiiiin", "Ta laaaaa tidadidadilaaaaaaa", aaaah ces airs immortels qu'on a dans la tête depuis notre tendre enfance, et qui déclenchent toujours des souvenirs nostalgiques sitôt qu'ils se font entendre ! Pour peu que vous ayez vu Star Wars, E.T. ou Indiana Jones à l'âge adéquat, nul doute que les B.O. de ces films sont devenues des hymnes pour vous. On les doit à un brave homme, que ce film modeste tente de nous faire connaître un peu plus : John Williams, pianiste de jazz à l'ancienne, adepte des partitions écrites à la main, petit artisan de l'ombre qui eut l'heur de croiser au début des années 70 Steven Spielberg. Touché par l'enthousiasme du garçon, il lui écrit la musique de Sugarland Express, et c'est parti pour la carrière qu'on lui connait, jonchée de tubes et de grandes envolées symphoniques, abonnée aux énormes succès comme aux expériences plus secrètes, dans le sillage de Spielberg, donc, mais aussi de Lucas, de Richard Donner (Superman), d'Oliver Stone (Né un 4 juillet) ou de Chris Columbus (Harry Potter).

Ce qui frappe dans ce film de facture hyper-classique et trop sage, c'est la normalité du bonhomme : pas de forfanterie, pas de pose, pas de caprices de génie chez cet homme tout entier consacré à la musique, sincèrement admiratif du talent de ces jeunes gens. Un homme sans caractère, pourrait-on dire, si sa vie n'avait pas été marquée par un ou deux événements qui sortent un peu de l'ordinaire, la mort prématurée de sa femme ou une brouille tenace avec l'orchestre symphonique de Boston. Mais un homme vraiment à l'ancienne, qui n'a que très peu utilisé d'instruments électroniques, qui leur a toujours préféré les instruments traditionnels, dans la tradition de son amour du jazz (qui s'exprime génialement dans la musique de Catch me if you can, si je peux me permettre). Ce côté "petit vieux en pantoufles avec ses partitions" est très touchant : on a l'impression d'un John Williams accessible, assez loin du génie perché qu'est le Morricone de Tornatore. Contrairement au maître italien, on a l'impression en voyant ce film que Wiliams n'a pas la même envergure, qu'il n'a pas une palette aussi étendue : sa musique est toujours très lyrique, à quelques exceptions près (les deux notes anxiogènes de Jaws), très américaine et mélodramatique. Malgré tout il a réussi quelques B.O. très émouvantes, sentiment que semble partager Spielberg, qui a une grande place forcément dans le film : on découvre le moment où il entend pour la première fois le thème de E.T., ou celui où il est bouleversé par la musique de Schindler's List, et son enthousiasme est communicatif. Hors cette collaboration et celle avec Lucas, il faut reconnaitre que le bougre n'a pas croisé que des génies, et le documentaire peine à nous intéresser aux témoignages de Columbus ou de Ron Howard. Comme il est également peu généreux pour ce qui concerne la carrière symphonique, orchestrale de Williams, survolée, on a un peu le sentiment que tout son travail s'est concentré sur cette poignée de tubes. Heureusement, il y a de bien belles images d'archive (il faut le voir se marrer avec Yo-Yo Ma ou faire un combat de sabre avec un grand chef d'orchestre), et la sincérité discrète du bonhomme, ce qui suffit à notre bonheur.

 

11 novembre 2024

Les Arnaqueurs (The Grifters) (1990) de Stephen Frears

Il avait toujours été à craindre que les films de Frears vieillissent aussi rapidement que la moumoute de son auteur. C'est malheureusement chose qui se vérifie avec The Grifters, film noir quelque peu dénervé déjà en son temps qui prend trente ans plus tard des allures de simple chiffe molle... Il fut certes de bon ton, encore, en ce début des années 90, de se placer sous l'influence d'un Kubrick ou d'un Palma (un sympathique petit split screen pour présenter le trio principal), voire d'un Hitch (ces deux femmes qui, malgré leur différence d'âge, par leur silhouette effilée, pourraient presque paraître interchangeable), mais cette œuvre, produite par l'infatigable Scorsese, ne laisse dorénavant l'impression que d'une simple petite flaque d'huile. On comprend assez rapidement l'idée de Frears : cultiver les liaisons dangereuses entre ces trois principaux protagonistes ; à ma droite, un John Cusack un peu neuneu et gagne-petit qui, avec son arnaque à deux balles (ou plutôt à 20 balles), permet malgré tout de mettre de côté une coquette somme ; à ma gauche, sa copine, Annette Bening, une aguicheuse qui n'aime rien tant que séduire et plumer avec son petit air concon de pédants richards ; au centre, la sculpturale Anjelica Huston, la mère de Cusack, qui, en détournant l'argent de bookmakers, amasse, dangereusement, une certaine somme dans son coffre de bagnole. Trois arnaqueurs mais surtout trois personnes obsédées par l'argent à tout prix... Un petit joueur méfiant, une gonze peu farouche habituée aux gros coups, une mother sans foi ni loi et une question qui plane dans cette œuvre qui pose dès le départ son principe de base : qui finira par arnaquer les deux autres ?

On s'attend à des tours pendables, à des twists infernaux, mais on se rend rapidement compte que la déception sera au rendez-vous à ce niveau-là : les agissements de Huston (faire baisser la côte de certains chevaux) sont aussi passionnants qu'une discussion dans un PMU, la petite arnaque de Cusack est aussi ringarde qu'un jeu de bonneteau, le "grand coup" de Bening est évoqué lors d'un flash-back qui rompt avec toute idée de suspense, cassant le rythme même de notre fil narratif - qui n'avait d'ailleurs pas besoin de cela pour qu'on décroche encore plus... Alors, oui, certes, on peut apprécier les rapports un peu tordus entre Cusack et la chafouine Bening (du sexe pur ou de l'intérêt brut ?), et ceux encore plus torves entre Cusack et sa mère (nous gratifiant d'une scène enfin un peu tendue des plus malaisantes) mais les maigres rebondissements de l'histoire sont aussi saignants qu'un coup de pic à glace dans une éponge (une scène de morgue très prévisible, un ultime rebondissement aussi crédible que la présence d'un requin marteau à la fête de l'Huma...). Le générique tombe mollement sur un récit qui a permis sans doute à l'Anjelica d'incarner un personnage trouble et vénéneux mais dans un écrin de ouate chloroformée. Presque une arnaque en soi.

 

11 novembre 2024

Juré n°2 (Juror #2) de Clint Eastwood - 2024

On n'y croyait pas, tant notre Eastwood approche l'âge canonique et tant ses derniers films étaient ratés ; c'est donc un miracle : revoilà notre Clint adoré, celui qu'on aime, le classique, le droit dans ses bottes, le classieux Clint, le Clint tourbé. A 94 ans, il nous offre un film d'une élégance supérieure, un de ces petits trucs à la True Crime, à la Blood Work, qui nous donne immédiatement envie d'épouser le gusse. Oui, il est bien là, avec ses qualités et ses défauts, et on retrouve le compère avec un plaisir total, ravi de son conservatisme formel autant que de son moralisme 100% américain. Possédant la grammaire classique du cinéma sur le bout des doigts, Eastwood ne s'amuse pas à en faire étalage : on sent bien qu'il n'use que de trois ou quatre figures de style, toujours les mêmes, et qu'elles sont plutôt portées sur le champ-contrechamp ou le léger recadrage discret que sur la pyrotechnie ou l'acrobatie. Ici, un montage parallèle entre deux plaidoiries contradictoires semble être le grand max qu'il s'accorde. Il rougirait presque de son audace quand il part pour un petit travelling ou quand il se permet une coupe inattendue. Mais c'est ce qu'on aime chez lui : son absence de formalisme est une élégance, et on aime ce côté fordesque dans son filmage, cette sobriété qui le raccroche aux grands cinéastes On pourrait penser que le film est fade, mais au contraire : il montre un gars au sommet de sa maîtrise, n'ayant plus rien à prouver en ce qui concerne le savoir-faire, un cinéaste au service de l'histoire et des acteurs. Le film est parfaitement géré par ses techniciens : même si les grands qui ont accompagné Clint dans sa carrière sont tous en EHPAD, il s'entoure de solides gaillards qui excellent dans leurs catégories, photo, musique, décor : on est devant Juré n° 2 comme devant sa cheminée avec un bon plaid, prêt à se laisser raconter une histoire.

Et une histoire, il en a une excellente. Bon, pas très vraisemblable, certes ; mais une fois que vous passez la barrière du "what the fuck" et que vous acceptez le postulat, vous partez pour deux heures haletantes, pleines de suspense, et comportant leur dose de questionnement éthique et de dilemmes moraux. Un juré pense devoir assister au procès d'un féminicide ; il se rend compte qu'il est lui-même impliqué dans le meurtre. Tout simplement diabolique. Car alors il lui reste peu de choix : soit se dénoncer et perdre tout ce qui fait sa vie ; soit accepter de condamner un innocent à la prison. Il va trouver une troisième voie : tenter de tout faire pour innocenter l'accusé tout en restant blanc comme neige. Commence alors la partie Twelve angry men du film, dans une écriture fine et passionnante qui nous renvoie à notre propre sens de la justice : que ferait-on à sa place ? Eastwood, bien aidé par son scénariste, excelle à augmenter la pression sur le gusse : impatience de ses collègues jurés, remises en cause de sa femme, impuissance de son pote avocat (le seul à être dans la confidence), et surtout  suspicion grandissante de l'autre grand personnage du film : Faith Killebrew, procureure pugnace qu'on pense d'abord prête à tout pour gagner son procès, mais qui peu à peu va intéresser à notre pauvre garçon. Fait extraordinaire : une femme joue bien dans un Eastwood. Ça n'arrive qu'avec quelques rares grandes comédiennes : en choisissant Toni Collette, il a trouvé une actrice remarquable, capable de dépasser même le personnage principal, joliment interprété par Nicholas Hoult. Dans un montage précis, qui culmine avec une dernière scène géniale découpée au taquet, Clint raconte son histoire, visiblement autant amusé que tourmenté par les choix cornéliens qu'il fait reposer sur son anti-héros. A la fois polar haletant, film de procès bien documenté, mélodrame touchant et portrait de personnages forts, Juré n°2 se suit passionnément, sans aucun temps mort (si on oublie les scènes avec Kiefer Sutherland, vraiment inutiles), et on est sidéré de découvrir que Clint avait encore ça sous la pédale. Il montre un gars absolument pétri de justice, passionné par l’égalité entre les hommes, mené par une morale sans faille : un très beau Eastwood digne et sentimental, moi je dis vivement le prochain. (Gols 07/11/24)

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Clint Eastwood aurait-il un problème freudien avec les ponts, ces zones intermédiaires ? Il ne s'agit point ici d'un drôle d'endroit pour une rencontre mais d'un putain endroit pour trouver la mort... Le responsable de cet "accident" (la pluie, la nuit, l'esprit occupé...), notre fameux Juré no2, va donc se retrouver entre deux rives : être lâche et laisser un innocent être inculpé ou se dénoncer et bousiller sa vie. Il va choisir, en effet, un éternel entre-deux qui ne peut contenter que lui-même... Gols a noté le peu d’esbroufe au niveau formel, la tempête sous le crâne qui s'empare aussi bien de notre personnage principal que de l'excellente Toni Collette en procureure ; on pourrait tout autant souligner l'absence de gras (l'histoire se concentre formidablement sur sa trame) ou celle de symboles (si ce n'est quelques plans sur cette balance de la justice qui n'a de cesse d'osciller dans le vent ou cette couleur verte (celle de la voiture) qui envahit (la porte, les vêtements...) ce dernier plan couperet - le vert, couleur de l'espoir ou de son contraire ?)

Tout est forcément ici question de conscience, sujet pas franchement spectaculaire en soi mais évoquée ici avec une immense rigueur par le maître Eastwood. Bien que notre héros ne se sente point coupable (un accident bien bêta tout de même...), le regard que les autres posent sur lui le rendent forcément fébrile - on comprend rapidement que le poids de son passé pèse aussi lourd que celui de l'accusé et que tout devrait pousser notre héros à ressentir de l'empathie envers lui... Mais peut-on se risquer à ruiner sa propre vie quand on a déjà été par le passé au bord du gouffre ?... Quant à notre procureure, bien qu'elle ait tout à gagner à voir l'accusé condamné, le regard que porte sur elle l'avocat de la défense finit forcément par la rendre tout autant quelque peu fébrile - on comprend rapidement que sa réussite personnelle est sa motivation première... Mais conscience sans bonne conscience (si je puis me permettre une petite déviation) est tout autant ruine de l'âme... C'est sobre, propre, mathématique, le "moraliste" Eastwood jouant ici en effet sur du velours : être juste, (et cela est valable pour tous les jurés... comme pour la procureure), n'est-ce pas être capable, avant tout, d'oublier ses a priori, ses propres convictions, et surtout, finalement, ses propres intérêts ?... Un cinéma carré, un cinéaste droit dans ses bottes d'ex cow-boy : une véritable sagesse d'ancêtre du cinéma.  (Shang 11/11/24)

All Clint is good, here

11 novembre 2024

Los días perdidos (1963) de Víctor Erice

Aujourd'hui papa est mort. Enfin c'était sûrement hier,  voire même avant vu que, lorsque l'héroïne retourne en ses terres à Madrid, le pater est déjà enterré. Victor Erice nous fait suivre les déambulation de son héroïne dans la capitale espagnole et celle-ci semble autant apprécier que votre serviteur venant faire un tour à Moulins (03) : voisins qui caquettent dans votre dos à votre passage, vieille amie aussi passionnante qu'un missel, ancien amant qui se fait lourdement entreprenant. Notre jeune femme, qui a fait sa vie à Paris avec son Jean-Pierre et un gosse, ne semble pas forcément mener une vie trépidante mais ce retour sonne définitivement le glas de son passé... Si elle finit par pleurer devant la tombe de son père, ce n'est point par émotion mais par simple compassion : comment a-t-elle pu l'abandonner à son sort en ces lieux ?... Il y a quelque chose d'un tantinet antonionesque dans cette errance urbaine avec son ex-amoureux, en particulier dans ces cadres (photogramme ci-dessous) qui isolent les êtres dans ce froid décor de pierre. Une vague tristesse filtre par tous les pores de ce moyen-métrage formateur, avec un retour aux sources aux allures de douche glaciale. Avant de songer à la lumière, le Victor semble s'être quelque peu complu dans une certaine grisaille. Bel essai triste.

 

11 novembre 2024

Lake Mungo de Joel Anderson - 2008

Intéressant petit film d'horreur, en cela que, contrairement à 99% de ses collègues, il est intelligent et sensible. Pas de volonté de spectaculaire à tout prix, pas de sursaut dans votre fauteuil, pas de tentatives d'explications ésotériques là-dedans : Lake Mungo préfère à l'éphémère jump-scare diffuser tranquillement son angoisse, et charger ses fantômes d'une certaine mélancolie, d'une certaine tristesse, renvoyant ainsi à une imagerie anglaise et baroque du thème. A priori on est dans un genre très balisé : le found-footage, en l'occurrence ici le vrai-faux documentaire, sensé nous raconter une histoire édifiante advenue à la famille Palmer. Leur fille se noie accidentellement dans un lac, mais son fantôme revient systématiquement hanter la famille, ni menaçant ni dangereux, simplement là, omniprésent. Ses apparitions sont documentées dans un mélange impressionnants de sources : films amateur familiaux, photos, images de caméra surveillance, entretiens face caméra, enregistrements au téléphone portable... Tous les moyens sont bons pour livrer des images la plupart du temps bien crasseuses, où, au détour d'un mouvement de caméra, à la faveur d'un recadrage, on voit apparaître notre Alice, figée et seule dans un couloir de la maison ou sur la rive du lac. A la fois effrayant et doucement touchant, ce fantôme est en fait l'expression du mal-être familial, qui va se révéler peu à peu, le symbole de l'impossibilité du deuil ; mais aussi peut-être aussi représente-t-il une critique des fake news, de la manipulation des images, voire de notre propension à croire au paranormal, à nous faire peur.

Pas rien, donc. Anderson creuse vraiment le thème du fantôme dans toutes ses dimensions, mythologiques, historiques, sociales, et réussit un film à la fois relativement profond et assez flippant. Comme certains de ses illustres prédécesseurs (on pense beaucoup à Paranormal Activity, notamment), Lake Mungo joue sur la suggestion. On n'y voit pas grand chose, mais notre imagination fabrique un film effrayant pour compenser la mauvaise qualité des images : est-ce bien un fantôme que j'ai aperçu pendant une demi-seconde dans un coin de l'écran ? C'est moi, où le rideau a bougé ? Le film témoigne d'une bonne intelligence du genre, qui sait que rien n'est plus terrifiant que de croire avoir vu quelque chose, l'imagination du spectateur étant dix fois plus puissante que toute image horrifique qu'on nous donnerait à bouffer. Pris tel quel, il est assez quelconque, voire même ennuyeux ; mais nos fantasmes l'habillent d'horreur, c'est très malin. Dommage que la mise en scène du film et la direction d'acteurs ne parviennent pas toujours à entretenir l'illusion du vrai. Parfois la main est un peu lourde (toute la fin avec son explication moisie), la répétition des effets devient un peu lassante, et les acteurs sont parfois un trop faux pour qu'on croit réellement à cette histoire. Mais il y a un vrai amour du genre là-dedans, et une belle intelligence dans l'exécution, qui tendent à prouver que si le cinéma australien est la plupart du temps horrible, les cinéastes nationaux ne sont pas mauvais dans le registre de l'horreur (The Descent vient aussi de ces contrées).

 

10 novembre 2024

La Cité sous la mer (City Beneath the Sea) de Budd Boetticher - 1953

Vrai plaisir démodé que de se laisser aller à l'un de ces petits films d'aventure sans ambition mais solidement fabriqués, qui vous emmènent de risques zépoustouflants en amourettes glamourissimes. Boetticher est votre homme si vous avez décidé de passer les 77 prochaines minutes dans une atmosphère ensoleillée (Kingston, sa chaleur, ses jolies filles dévêtues, ses rites vaudous), et sans trop vous prendre la tête côté style. On a en effet connu le bougre plus affuté dans les ambiances et les personnages, notamment dans ses westerns ; mais il y a bien encore quelques traces de personnalité dans ce divertissement de dimanche soir, et même quelques traces de western dans ce scénario. Enlevez les chapeaux et les chevaux, changez-les pour des scaphandres et des rafiots, et c'est la même chose : deux potes plongeurs sont engagés pour retrouver un bateau qui a coulé au large de la Jamaïque, avec à son bord un million de dollars en or. Ce qu'ils ignorent, c'est que le bateau en question ne repose pas du tout à l'endroit indiqué par le plan ; le capitaine l'a fait couler ailleurs, dans l'intention de le retrouver plus tard et d'empocher le magot. D'abord solidaires et copains comme cochons, nos deux héros vont se séparer quelque peu face à deux plans opposés : l'un (Robert Ryan, droit et fier, viril et pas tout à fait à l'aise semble-t-il dans son scaphandre) est honnête et veut restituer le trésor à l'armateur, puis épouser la gorette sage comme une image rencontrée à l'occasion ; l'autre (Anthony Queen, rigolard et bagarreur, hédoniste et beaucoup plus convaincant) veut bien fricoter avec les voyous et tirer tout ce qu'il peut de ce trésor inespéré. Ajoutez à ça que le bateau repose en pleine cité engloutie, que celle-ci a la réputation d'être hantée, et que les autochtones ne rigolent pas avec les croyances. Un trésor, deux mercenaires, des bandits, une cité-fantôme : pas très différent du western, n'est-il ?

On suit la chose avec un plaisir total, enchanté par ces scènes subaquatiques aux trucages délicieusement démodés : on voit même des poissons rouges, visiblement pris dans un aquarium, mais grossis comme des cachalots pour les rendre plus fascinants. Derrière eux s'agitent avec la lenteur des profondeurs nos deux acteurs : les scènes d'action sont joliment freinés par l'eau, et deviennent très mystérieuses, quand la cité maudite se réveille, notamment, et que des pierres tombent au ralenti sur nos héros. A la surface, Boetticher développe de mignonnes histoires d'amour et de bagarre : si le duo Ryan-Mala Powers fonctionne moyen, celui composé de Quinn et la splendide Suzan Ball est très drôle, avec ces clichés bon enfant sur le couple (lui fuit le mariage, elle veut lui mettre le grappin dessus). Le scénario, bien construit, ne laisse aucun temps mort, regorge de scènes d'action et de moments de tension, mais malgré ça on voit se développer une intéressante relation entre les deux héros, faite d'amitié indéfectible, de complicité, de goût pour l'action, de bienveillance, même quand ils s'engueulent. C'est le petit plus qu'a toujours Boetticher, ce goût pour l'humain qui transparait même dans des films de commande un peu impersonnels comme celui-là : on voit toujours des caractères, des petits traits de personnalité, des détails psychologiques discrets, une observation amoureuse des détails (qui passe ici dans la façon de fumer de Quinn, par exemple, ou dans le petit signe qu'ils se font l'un l'autre au moment de plonger). Il y a même une petite chanson très sexy, une bagarre dans un bar, quelques répliques sympathiques ("Et moi, je fais quoi ?", demande une pimbêche à Ryan qui la délaisse ; "Continue à parler, ça chasse la fumée", répond-il avec beaucoup d'élégance), des bananes et des transparences vintage, c'est du bonheur.

 

10 novembre 2024

Les Feux sauvages (Feng liu yi dai) (2024) de Jia Zhang-ke

Rassembler différentes images, différentes chutes de tournage sur vingt ans pour livrer le portrait d'une héroïne, pour évoquer l'histoire d'un couple dans cette Chine en pleine mutation, ne serait-ce pas un projet digne de Lelouch ? Rassurez-vous tout de go, il s'agit bien là d'une oeuvre (mutante) de Jia Zhang-ke qui utilise une matière filmique protéiforme pour évoquer, comme d'habitude au passage, aussi bien les strates du temps que cette Chine en perpétuelle mutation. Qui pouvait mieux que Tao Zhao incarner ce personnage, un personnage taiseux, mutique, au petit sourire taquin et aux yeux éternellement pétillants même dans les instants de tristesse ? A travers cette véritable odyssée où l'on reconnaît les personnages incarnés par Tao Zhao et Zhubin Li et les ambiances pop du début des années 2000 de Plaisirs inconnus, où l'on traverse de façon fantomatique les décors de Still Life promis à l'engloutissement en raison du barrage des Trois Gorges, où l'on évoque A Touch of Sin ou Les Eternels avant de conclure par la période du Covid (Jia tournant pour la peine un segment inédit), période durant laquelle nos deux héros, vieillis, bâillonnés par leur masque, échangent, plus par leur regard que par la parole, un ultime signe de "reconnaissance", on a l'impression de traverser en accéléré (...) toute la filmographie du cinéaste.

Un cinéaste, encore et toujours, de peu de mots, un cinéaste de peu de trame (un couple se déchire, les deux personnages se séparent, faisant leur vie, faisant leur deal, puis se recroisent des regrets et des doutes plein les yeux) qui s'évertue comme d'habitude à montrer les évolutions technologiques de son temps (du téléphone de base à Tik Tok - quant à ce petit robot aussi mignon qu'un peu courge, dans la dernière partie, il semble symboliser à lui seul tout le désarroi d'une époque en voie de déshumanisation covidaire), à mettre en scène de nombreuses parties toutes en chansons (des podium cheap au karaoké) et en danse (ces grands espaces sans âme où les vieux viennent nostalgiquement valser...). S'il n'est pas si évident de pénétrer dans cette atmosphère (on oscille, dès le départ entre documentaire et fiction), on finit par se laisser porter par ce flux du temps comme notre héroïne esseulée remontant le Yangtsé au milieu de ces paysages et de ces bâtisses promis à la noyade. On oublie donc cette trame pour mieux se perdre dans les yeux d'une Zhao de plus en plus perdue, dans cette fuite en avant où les certitudes comme les repères sont voués à disparaître : seule la technologie semble, elle, progresser, seules les chansons semblent, elles, évoluer ; nos deux individus pleins d'énergie au départ se sont comme heurtés à des murs, comme heurtés l'un à l'autre (la scène répétitive et dure, dans le bus, quand notre héroïne tente d'en sortir et se retrouve systématiquement remise à sa place initiale par son mec), ont tenté de fuir, de trouver un second souffle avant de revenir à zéro, le moral au même niveau. Un voyage à la fois cinématographique, géographique et temporel entrepris par deux êtres qui errent dans ces couloirs du temps et récoltent au passage plus de rides que d'instants de joie. Un film somme (un peu sieste aussi), du Jia, plein comme un œuf, où la coquille humaine se fendille au fil de l'eau, au fil du temps.

Tout Jia, danke

9 novembre 2024

LIVRE : Histoires de Fantômes (Night Side of the River) de Jeanette Winterson - 2023

Très adepte d'histoires fantastiques et de spectres, je me régalai d'avance de découvrir ce livre qui promettait pas moins de 16 nouvelles autour du sujet. Je dois bien avouer une petite déception à la fin de la lecture. Tout commence très bien avec cette préface intelligente : Winterson semble avoir parfaitement compris son thème, et nous explique qu'elle va tenter de donner 12 approches très différentes du fantômes (les 4 autres textes sont des témoignages de fais vécus par elle, et sont un peu à part dans le livre). Elle choisit 4 grands axes, tous intéressants : Appareils (des possibilités pour le fantôme d'en passer par les nouvelles technologies, ma partie préférée), Lieux (des maisons hantées et autres bâtiments emblématiques), Gens (des "médiums" capables soit d'être hantés, soit de transmettre la malédiction) et Apparitions (du concept philosophique du fantôme). C'est pertinent, c'est présenté avec dynamisme et passion, on plonge dans ces histoires tête baissée.

 

Remarquable travail, il faut le dire, que d'user de tant d'approches et de styles  différents au gré de ces nouvelles. Tantôt drôle, tantôt inquiétante, tantôt profonde, tantôt légère, l'écriture de Winterson, est variée et on change de registre avec plaisir au gré de ces petits contes horrifiques ou simplement divertissants. Les références vont de Wilde à King, et la dame excelle dans chaque genre, passant d'un conte à la Dickens à une nouvelle presque cyber-punk à la Nakata. Dans les sujets même, on se promène dans tout ce que la littérature fantastique a pu donner quand elle s'est intéressée aux fantômes, et le livre est une belle traversée de la richesse du sujet. Belle tentative donc, mais qui bute assez rapidement sur le manque de puissance de ces textes. A chaque fois qu'une bonne idée se laisse entrevoir, Winterson la désamorce par une construction très surfaite, par un twist attendu, par un effet de manche un peu bourrin. Est-ce d'avoir trop lu et vu des histoires de ce type ? il m'a semblé qu'elles étaient toutes très classiques, et que l'autrice n'arrivait jamais à renouveler le genre, à lui donner son style propre. Du coup, c'est fatal, on s'ennuie un peu, certains textes trainent méchamment en longueur, et la tentative de réhabiliter le romantisme gothique du thème du fantôme accuse elle-même quelques rides. C'est dommage, Winterson a raté l'occasion de donner un aspect moderne à son thème. Certaines histoires, heureusement, relancent la lecture à intervalles réguliers, notamment dans la première et dernière partie, consacrées l'une aux nouvelles technologies (un côté Black Mirror dans cet homme qui continue à parler (et à harceler) à sa femme après sa mort via une IA), l'autre à une sorte de poétisation du thème (la dernière nouvelle, courte et fulgurante, montre que Winterson a pourtant très bien compris son sujet). Pas si mal, allez, mais pas assez fort pour l'amateur de frissons.

9 novembre 2024

Riddle of Fire (2024) de Weston Razooli

Rien de mieux qu'un film Kodak 16mm pour redonner à une image un peu de vie et de souffle vintage ! Razooli, par ce biais, nous replonge dans le film d'enfants, de bande d'enfants, (d'enfance ?) et il le fait avec un certain brio, une véritable vivacité... Si le prétexte de départ à toutes ces aventures est un peu tarte (trois gamins n'ont plus le mot de passe de la télé pour jouer aux jeux vidéo : leur mère, malade, leur annonce qu'elle leur donnera en échange d'une tarte aux myrtilles ; voici donc nos bambins à la recherche de tous les ingrédients pour ladite "pie", dont un fameux œuf moucheté...), il s'en suivra d'improbables périples assez goûtus, périples durant lesquelles nos trois gaziers devront faire preuve d'un solide sens de la solidarité et de prises d'initiative pertinentes... Sur leur mini moto de compète (tout évolue) et armés de guns chargés en balles de peinture, ils vont notamment devoir traquer une bande d'écolo un rien défenestrée pour récupérer le fameux œuf-graal ; des petits larcins en cascades, de la biture, du suspense, du braquage, de la danse, ils vont devoir se mettre en trois (puis en quatre) pour parvenir à leurs fins...

Razooli filme à hauteur d'enfants et l'on est très vite embarqué dans cette folle escapade d'un jour : des dialogues roublards, de l'intrépidité - notamment chez la gamine qui s'impose vite cheffe de bande -, un grain de folie douce, on est vite séduits par ce trio fonceur même si, parfois, la direction est un peu lâche (pour jouer un gamin bourré, il faut une certaine expérience quand même... mais bon...) ; si nos gamins sont souvent un peu border-line (voler, c'est jouer, n'est-il ?), que dire de ces adultes généralement peu reluisants : une gourou totalement azimutée aussi écolo que je suis végétarien, des aides de camp plus barjots les uns que les autres, des patrons de boite sans parole, on tremble plus souvent qu'à notre tour pour ces bambins qui s'enfoncent de plus en plus dans la nuit et dans les dangers... Le film Kodak fait merveille pour rendre toutes les couleurs éclatantes de ces paysages de l'Utah et pour donner aux scènes nocturnes ce grain aussi somptueux qu'inquiétant. Bref, on ne s'ennuie pas une minute devant cette œuvre aussi trépidante que fun. Enfin un bon (premier) film de gamins - revendez votre VHS des Goonies (je dis ça).   (Shang - 21/10/24)

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Absolument craquante, oui, cette odyssée sur 2 kilomètres-carrés qui transforme un territoire entier en une aventure trépidante, pleine de dangers et de surprises pour ces trois mômes frondeurs. Il en faut peu pour changer un tout petit film mignon en beau moment de style : Razooli y parvient en donnant à son film un aspect médiéval, récit de chevalerie, avec poèmes en iambes classiques et musique de luths, avec princesse à sauver, dragons monstrueux, ogres velus et tournois plein de bravoure. Dès le départ (le braquage d'une console de jeu génialement racontée), on est surpris par ce mélange des genres, par cette façon de moderniser le récit de quête moyenâgeux avec des motifs purement pop et modernes : pistolets de paint-ball, motos, saloons crasseux, boites de nuit louches... Comme de bien entendu, l'essentiel se concentre sur ce petit bout de forêt, où agit troublement un groupe d'activistes dont on ignore les activités exactes, il faut bien un tel décor dans n'importe quel récit de chevalerie ; et la magie viendra se mêler à l'aventure de notre petit Club des Cinq à trois,  sous la forme d'une petite fille à la robe blanche, il fallait bien une mie pour rendre la récompense encore plus belle.

Le pire, c'est que derrière ces pendables péripéties qui n'ont l'air de rien se cache un monde réellement plein de dangers : les rapports entre cette secte et la "Famille Manson" sont évidents, la mafia croisée dans la boîte de nuit est bien réelle, et l'abandon des parents est un fait (la mère se réveille après trois jours de rhume, sans s'être rendue compte que ses gosses frôlaient la mort). Même si le film ne s'attarde pas sur le contexte social, ne cherche pas autre chose que l'amusement et l'anecdote (ce en quoi on pourra lui reprocher d'être un peu superficiel), il n'occulte pas pour autant l'aspect noir du conte. Bon, tout ça est charmant, est filmé dans un habillage vintage absolument charmant, et malgré toutes les réserves que je partage avec mon confrère (c'est pas toujours joué nickel, c'est trop long, ça ne pisse pas très loin), j'ai passé un doux moment de régression enfantine devant cette petite chose très joliment troussée.  (Gols - 09/11/24)

 

9 novembre 2024

Pris au Piège (Caught) (1949) de Max Ophüls

Pauvre Barbara Bel Geddes qui, avant de devenir la pomme toute ridée de la cruelle famille Ewing, a dû se coltiner un Robert Ryan tyrannique - un personnage clairement inspiré du gars Howard Hugues qui a dû en avaler sa chique. C'est bien beau de vouloir épouser un milliardaire, encore ne faut-il point devenir son esclave... Barbara va en faire la triste expérience, elle, simple petite aspirante mannequin qui va tomber dans les rets du capricieux Robert. Le pire c'est qu'elle tombe vraiment amoureuse du bonhomme jusqu'à ce qu'elle se rende compte qu'il se sert d'elle comme d'une potiche. Faut dire, on était en droit d'attendre le pire, vu que le gars, après une simple engueulade avec son psy, avait décidé sur un coup de tête de se marier avec la dernière gonzesse croisée. La lune de miel ne va pas durer longtemps, et Barbara de reprendre son destin en main en décidant de quitter la luxurieuse maison du Robert et de trouver un petit taff. Simple assistante de deux docteurs, elle va vite creuser son trou en bossant comme une tarée. Comme l'un des docteurs n'est autre que le fringant James Mason, on sent venir de loin le coup fourré : il y aura forcément de la romance dans l'air... Petite complication toutefois au bazar, Barbara est enceinte de son mari et ce dernier, conquérant sur tous les terrains, est bien décidé à remettre le grappin sur elle. Barbara est aux abois, wouf.

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Trois personnages parfaitement dessinés - Robert Ryan, mâchoire plus fermée qu'un pitbull sur une espadrille qui traîne, Barbara Bel Geddes en jeune femme charmante un peu trop tendre au départ qui va faire preuve d'une belle combattivité pour ne pas se faire phagocyter, et James Mason, dont le sourire m'a toujours foutu les boules (même quand il est heureux, on croit qu'il a la colique) en docteur séducteur bien décidé à ne rien lâcher. La confrontation entre le Robert et le James est un véritable duel de western - les deux discutant de part et d'autre d'un immense comptoir, chacun campé à une extrémité (on ne caught_posserait pas surpris d'en voir un soudainement dégainer) avant de se retrouver ensuite face à face, en présence de la pauvre Barbara qui ne cesse d'aller et venir - son cœur balance entre la sécurité (qui a un prix...) et le véritable amour. Max Ophüls excelle d'ailleurs, lorsqu'il s'agit de donner un mouvement de balancier à sa caméra, l'une des plus belles séquences étant une discussion entre les deux docteurs : Mason annonce à son pote (le Dr Hoffman) qu'il a demandé la main de Barbara, l'autre, au courant qu'elle est enceinte, ne sait pas trop comment lui annoncer que cette union est loin d'être gagnée d'avance, et la caméra, avant de se fixer tour à tour sur l'un et l'autre, de cadrer le bureau du Dr Hoffman sur lequel, devine-t-on, se trouvent les résultats des analyses de Barbara. Une mise en scène d'une grande fluidité qui ajoute une bonne dose de suspense à cette petite discussion. Ce n'est d'ailleurs pas une surprise de voir Ophüls toujours au taquet dans sa mise en scène - cette caméra notamment qui passe littéralement à travers les murs lorsqu'une première fois Ryan vient chercher Barbara dans son petit appart pour la ramener illico chez lui : rien ne résiste à la tempête Robert ; ou encore ce magnifique plan sur un Ryan assis au premier plan et la pauvre chtite Barbara à l'autre bout de l'écran, en haut des escaliers, petit point qui ne pèse pas lourd face à l'irascible Robert. Beaucoup aimé également ce plan sur un Robert, victime d'une crise cardiaque, écrasé par son flipper : à vouloir trop jouer avec le feu (et avec les individus), on risque de se faire écraser par la lourdeur de sa propre suffisance. Jusqu'au bout on craint le pire pour la chtite Barbara, totalement cloîtrée dans sa chambre et rongée par le remord, qui risque, en ayant simplement voulu s'échapper des griffes du Robert, de sombrer dans la folie douce...

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Ophüls décanille le rêve américain (l'argent, le pouvoir... connerie, ouais - toujours dit que je préférais être pauvre, moi - ben si...) à travers cette histoire d'une Cendrillon qui tombe sur un gros enfoiré de prince charmant. Une histoire solide, parfaitement menée et interprétée, une œuvre du Max de qualité, sans que ce soit la peine d'en rajouter.  (Shang - 12/11/10)

 

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Bah tout est dit par mon compère Shang (aka "The spoiler-man", lui qui raconte le film jusqu'à la dernière seconde de la dernière bobine, enfoiré). Ce n'est pas le film le plus marquant de son auteur, encore trop impersonnel dans l'histoire, encore un peu timide dans la mise en scène, et on aura du mal à y repérer les effets habituels d'Ophüls. Néanmoins, on a là une mise en scène certes plus discrète que dans ses futures productions, mais d'une élégance et d'une subtilité totales. Notamment, oui, dans les plans larges qui montrent par le simple placement des acteurs les rapports de force (tout le sujet du film) entre eux. Ces personnages sont déjà d'une très belle complexité, et j'ai particulièrement aimé celui de Barbara Bel Geddes, qui a droit, c'est rare, à un regard très ironique de la part de Ophüls : certes, elle est douce et simple, et c'est la vraie victime sacrificielle de ces deux façons d'être masculin que représentent Mason et Ryan ; mais ses rêves de midinette, trop sucrés, trop naïfs, montrent en se heurtant à la réalité de la vie une vision très caustique du réalisateur, débarrassé ici de tout romantisme et de toute grandeur humaine. Bref, un petit film modeste, mais supérieurement fabriqué, modeste et parfaitement joué.  (Gols - 09/11/24)

 

8 novembre 2024

Le Cinéma de Jean-Pierre Léaud de Cyril Leuthy - 2024

Comment rendre compte de la complexité, de la folie, de la singularité d'un acteur comme Jean-Pierre Léaud ?, s'est demandé Cyril Leuthy à l'heure de démarrer son film sur la star. Pas simple, et disons que le cinéaste y répond d'une manière qui ne convainc qu'à moitié : il confie à un Michel Faux un peu interloqué le soin "d'interpréter Léaud", c'est-à-dire de lire ses lettres, interviews et autres écrits, puis il demande à deux jeunes comédiens de reproduire quelques phrases et postures mythiques de l'acteur au cinéma ; pensant sans doute qu'avec cet artifice, il arrivera à restituer l'aspect de Léaud qui lui tient le plus à cœur et qui court tout le long du film : il serait un pur être de cinéma, donc de fiction, n'existerait pas en-dehors des personnages extravagants, magiques, étranges qu'il a créés à l'écran. Bon, le procédé dure peu de temps, et Leuthy se rabat vite sur le portrait relativement classique. Et il fait bien : en abandonnant les peu convaincantes tentatives de ces messieurs, il revient à l'os, et ne perd rien pour autant de la profonde singularité de l'acteur. Ses images d'archive et ses rencontres avec quelques grands cinéastes qui ont travaillé avec notre homme sont suffisamment éloquentes pour remplir son film, sans qu'il ait besoin de ces petites coquetteries.

Approcher le mystère Léaud : ce film est parfait pour appréhender l'étrangeté du comédien, d'autant qu'il ne s'intéresse pas que à Antoine Doinel et Godard, mais sait aussi aller dénicher des plans chez Balasko, Assayas, Suwa, Lvovsky ou Bonnello qui en disent autant que chez les grands de la Nouvelle Vague. Bien sûr les liens avec Truffaut sont longuement évoqués (poignante interview juste après la mort du cinéaste, qui montre un Léaud dévasté, et entamant du coup sa longue traversée du désert), bien sûr la singularité de son jeu dans La Chinoise est scruté. Mais Leuthy préfère presque tenter de percer le mystère de ces gestes, de ce jeu, de ces mimiques complètement faux et complètement vraies : qu'est-ce qui fait que ce jeu est magnifique, comment l'obtient-il techniquement ? C'est une très belle partie que celle qui s'intéresse à ça, et on voit des extraits d'un Léaud hyper concentré (le fameux cri qu'il pousse avant chaque prise), inventif (la bouteille de Coca planquée dans le décor d'Irma Vep), tentant des trucs, et parfois perdant le fragile équilibre entre justesse et grand-Guignol (son jeu en roue libre dans le film de Balasko). S'y dessine un "être de pellicule", dont la vie a été construite et rendue viable par le cinéma et par lui seul, un être qui n’existe pas en-dehors des plateaux ; et s'y dessine aussi l'esquisse de notre propre cinéphilie, marquée par ce trublion triste et mélancolique qui a traversé les époques et grandement contribué à fabriquer le cinéma français moderne. Quelques images rares de Léaud, un portrait très intime et fasciné : très beau film.

Le Roi Léaud

8 novembre 2024

Orlando, ma Biographie politique (2023) de Paul B. Preciado

Voilà ce qu'on pourrait littéralement appeler un film de genre (je pourrais d'ailleurs m'arrêter là, ne pouvant ensuite faire mieux dans le jeu de mots minable). De genre ou de nouveau genre puisqu'il est ici question de personnes qui, non, ne passent pas de femme à homme ou d'homme à femme mais qui "voyagent en terre inconnue", navigant dirais-je entre deux états, un genre de trans-port pour devenir trans-genre si on veut, refusant, pour être clair, d'être "binaire". Moi, simple binaire si je puis dire (je ne pensais pas un jour écrire ce genre de phrase mathématiquement paradoxale), je suis, dois-je l'avouer, un peu loin de ce monde-là et suis donc tout ouïe devant ce qu'il se dit ici. Paul B. Preciado, partant de l'Orlando de Virginia Woolf, organise une sorte de casting pour trouver son Orlando, ses Orlando. Chacun des participants évoque sa propre histoire (ainsi que Paul B. Preciado), tout en racontant l'histoire d'Orlando, citant des passages, rejouant des situations, récitant des dialogues... Une façon de rendre hommage à ce texte audacieux de Woolf datant de 1928 tout en évoquant, par la bande, sa propre transformation personnelle ; on apprend ainsi notamment qu'une des Orlando, dès l'âge de onze ans, a décidé de "bloquer sa puberté" pour ne pas voir son corps se transformer en femme et pouvoir "en amont" intervenir sur son corps. Si l'on peut être quelque peu étonné, nous pauvre binaires, de la précocité de ce choix, il semble s'agir d'une telle évidence pour la personne concernée qu'on ne peut qu'être convaincu de sa décision...

Preciado, entre deux scènes, entre deux Orlando, évoque également quelques incontournables du "genre", le passage par le psy, le passage par la table d'opération, ou encore la difficulté à pouvoir changer ses papiers d'identité (heureusement, Virginie Despentes herself, jouant au juge, viendra sur le fil apporter son soutien à ces différents Orlando). Un véritable parcours du combattant à l'image de cet Orlando du siècle passé qui ne fut, lors de son retour en Angleterre, après être devenue femme, plus reconnue, plus "admise" que par son chien. Même si chacun des acteurs est plus ou moins à l'aise avec son texte, si quelques baisses de tension sont à noter à mi-parcours, Preciado laisse à chacun du temps pour définir d'abord ce qu'il est, pour raconter son propre parcours (les diverses difficultés rencontrées comme le soulagement de pouvoir vivre son identité propre dans cette société terriblement normative) puis pour "jouer son rôle". Des témoignages "mis en scène" avec un certain naturel, sans fard, permettant à chacun de faire entendre sa voix. Woolf, woolf, genre ?  (Shang - 18/04/24)

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Vous me trouvez à peu près dans le même état que mon camarade : ce qu'on nous donne à voir dans ce film est tellement éloigné de ce que je connais que je ne peux que regarder et me taire, muet face à ces destins hyper-singuliers. Et on en apprend, dans cette traversée poétique, sur cet étrange état d'entre-deux, sur ces êtres qui sont comme dans les limbes de l'identité, ni garçon ni fille, et s'en sortent plus ou moins bien vaille que vaille. Preciado est lui-même doté d'un regard hyper original pour filmer ce statut et ses difficultés, fabriquant un film hybride qui semble puiser dans l'état de ses sujets : ni documentaire ni fiction, Orlando ma Biographie politique oscille dans un univers flou, expérimental, un monde à cheval entre Lewis Carroll (pour l'imagerie naïve) et Pierre & Gilles (d'ailleurs convoqués pour un petit caméo). Malgré la présence de ces derniers, et de tout un tas de personnalités queer, le film ne tombe jamais dans les clichés homo ou dans la revendication identitaire : il s'agit de mettre des mots sur un état, sur une sensation, celle de ne pas appartenir aux genres tels qu'on les définit, pas de fournir un manifeste politique ou de réclamer quoi que ce soit. En ce sens, le film est très beau, réussissant une plongée dans un monde sans frontière, la réalité pénètrant la fiction, le rêve  allant de paire avec le théâtre, la littérature côtoyant la peinture, Virginia Woolf rencontrant les drag-queens. Preciado arrive à évoquer la sensation d'être entre deux mondes, d'être pas à sa place, et en tire un constat à la fois malheureux (difficile de vivre dans un monde qui veut à tout prix nous étiqueter) et gai (beaucoup de beaux sentiments dans ce film). Ce n'était pas facile de mettre ces images exactes sur un sentiment, sur un statut un peu abstrait, en évitant les clichés LGBT, et avec tant de sensibilité : c'est réussi et on ressort du truc un peu moins con et un peu plus ouvert.  (Gols - 08/11/24)

 

6 novembre 2024

LIVRE : Vivarium de Tanguy Viel - 2024

"Rien ne me retient jamais autant, quand j'ouvre la Recherche, que cette sérénité narrative par laquelle Marcel semble se promener si calmement, si innocemment, dans le monde, comme assis sur un tapis volant - tapis qu'il ne fait pourtant que tisser lui-même au fil des pages mais qui l'absente discrètement de chaque scène, comme si tout ce qu'il racontait se passait à quelques mètres en dessous de lui ou mieux encore, derrière une glace sans tain".

 

Notre ami Tanguy (on peut se permettre, dorénavant : la preuve en image) s'essaie à l'essai, au recueil de pensées et si cela ne nous offre point son recueil le plus divertissant, cela permet de le découvrir sous un autre angle, comme un être proche de la nature (on oserait presque dire, au vu de certains passages, gionesquement panthéiste), proche de ses frères littérateurs (moult citations viennent émailler ces pages, des classiques (Épictète, Pétrarque, Aristote...) aux contemporains (Ponge, Rilke, Benjamin...) en passant par Dickens ou Woolf...), comme un être disert sur son rapport à l'écriture ou encore sensible aux particularités de chaque endroit visité...

 

Viel, on le sent, s'applique à tisser de longues phrases qui suivent le flux de ses pensées, s'applique à définir généralement en un paragraphe nourri, une idée, une impression, un sentiment, un éclair... On peine un peu au début à rentrer dans cette œuvre puis, de fil en aiguille, découvrant parfois justement un fil ténu, un thème commun entre chaque pensée minutieusement classée, on se laisse bercer par ces descriptions précises d'un paysage de bord de Loire ou par ce sentiment qui l'habite lorsqu'il se retrouve à Brest, entre terre et mer. Si l'on perd parfois, aussi, un peu le fil de ses réflexions, notamment sur son rapport à l'écriture (on sent bien qu'il s'agit ici d'une sorte d’œuvre de transition : retournera-t-il à la fiction ou se contentera-t-il, à partir de maintenant, de ce genre de recueil plus en phase avec son humeur du jour, d'un jour ?), on apprécie tout aussi pleinement cette capacité à décrire ses impressions lorsqu'il découvre un paysage à travers les vitres d'un train  (Nabokov eut apprécié) ou à nous parler avec passion de ses écrivains, de ses penseurs de référence (intelligent passage comparatif sur Proust et sur Kafka pour n'en citer qu'un). Un vivarium dans lequel on prend plaisir à aller la pêche aux idées, quitte à rater quelques réflexions, et dans lequel on prend plaisir quelques minutes, de ci de là, à se plonger en apnée littéraire. Vaille que Viel.

5 novembre 2024

Sur la Terre (Chijo) (1957) de Kōzaburō Yoshimura

Je crois qu'il n'y a pas à tortiller, il faut se rendre à l'évidence : je demeure un fan absolu du cinéma nippon des fifties (et des forties, des thirties et des sixties, oui, c'est vrai aussi). Rien que la couleur verte de ce tramway (aussi inimitable que celui des oiseaux de Magritte - je sais de quoi je parle, bordel, je reviens de Bruxelles) m'a tout simplement mis en extase ; quant aux scènes nocturnes, mettant en scène nos deux amoureux fuyant la chiennerie de la vie, je ne m'en remettrai proprement jamais... Mais revenons peut-être à la trame : derrière ce titre français on ne peut plus terre-à-terre, se cache l'histoire des amours (contrariées) d'un jeune homme ; c'est toujours les mêmes problèmes : il y a la femme qu'on aime, mais qui demeure inaccessible (d'un point de vue sociale, ici, l'amour sentimental étant, lui, partagé) et les femmes qui vous aiment (plus ou moins en secret) mais que l'on ne remarque point (ou trop tard) parce qu'ils sont justement secrets, par trop timides, ou tout simplement parce que l'on est resté trop focalisé sur ce putain d'amour impossible... Oka, c'est son nom, jeune étudiant sans le sous, sans père, tombe amoureux de la riche héritière de l'usine de poterie (superbe Hitomi Nozoe avec ses yeux de biche)... Seulement voilà, en ces temps-là (l'ère Taisho... (1912-1926) bande d'incultes !) (mais est-ce que cela a bien changé ?), il est inconcevable que deux classes aussi opposées puissent s'allier... sauf à tenter la fuite... tout autant inconcevable... Un amour, donc, voué à l'échec, à être coupé à la racine... Les temps, pourtant, sont tumultueux, la colère gronde (notamment dans cette usine de poterie, justement, où les syndicats s'organisent), mais peut-on vraiment, dans ce Japon sclérosé, attendre un quelconque changement, une révolution ? On n'est point en Russie, bonnes gens, et les traditions (familiales ou sociales) ont encore de beaux jours devant eux...

Oka, et c'est peut-être là aussi drame, pourrait voir l'amour que lui portent une jeune Geisha ou encore la sœur d'un camarade... Mais, foin, rien n'y fait, dans cette œuvre où les individus semblent prêts à sacrifier leur bonheur : soit heureuse ou heureux sans moi... alors même que ce bonheur ne pouvait résolument être obtenu que dans cette vie à deux... Enfoiré de grand architecte de ce monde qui semble se complaire à faire se rencontrer des individus qui s'aiment avant de dresser des barrières idiotes sur leur chemin... Si la liesse sentimentale n'est point au rendez-vous, cela nous donne bienheureusement quelques magnifiques scènes amoureuses : scène de rencontre où la timidité des jeunes amants les empêche de se regarder dans les yeux alors même que tout crie cet amour partagé (nos deux jeunes gens, filmés séparément, de dos, laissant entrevoir, chez elle, uniquement les pointes de ses cils - c'est juste sublime) ; scène de retrouvailles, où les mains s'effleurent, puis se touchent, puis les lèvres, de même ; scène de séparation où, pire que le quai d'une gare (grand classique) on se retrouve à courir après un train qui traverse la campagne à pleine vitesse (scène déchirante qui m'a fait mordre mon oreiller et m'a couvert de plumes d'oie). Si, avouons-le, ces multiples histoires d'amour peinent à se mettre en place, si le round d'observation est parfois un peu long, lorsque ces amours éclatent en plein jour, on se retrouvent cueilli comme une cerise trop mûre... Des histoires avortées, une révolution mâtée, des espoirs ruinés mais malgré tout des images fugaces d'un bonheur suspendu qui restent gravés, en chacun des personnages, mais aussi en nous, à jamais. Il est définitivement bien beau ce cinéma japonais. Kōzaburō Yoshimura, un nouveau combat s'annonce... pour découvrir ses multiples œuvres.

 

5 novembre 2024

Hope de Boris Lojkine - 2014

Avant que Souleymane ne subisse la pression de la société du travail précaire français dans L'Histoire de Souleymane, Boris Lojkine avait déjà renseigné le triste destin l'ayant conduit en Europe, avec ce premier film (de fiction) mouvementé et effrayant sur les conditions de vie de ceux qui tentent la grande traversée. Ce n'est pas le premier film sur l'immigration et le parcours du combattant que l'exil suppose, mais Lojkine a cette particularité de posséder un sens du documentaire impeccable et surtout de savoir densifier son récit par quelques pointes "mythologiques" qui l'éloigne des rivages trop arpentés par ses collègues. On suit le parcours d'une jeune fille, prise dans le voyage qui doit la conduire dans cette Europe fantasmée : dents serrées, obsessionnelle, Hope est une Nigériane fragile que prend sous son aile un autre candidat à l'exil, le Camerounais Leonard. Leur relation va se développer au gré de la monstruosité totale de leur aventure, et peu à peu déboucher sur un véritable amour. Hope raconte avant tout ça : comment deux êtres apprennent à s'aimer au milieu du tumulte, de l'épreuve, de la misère. Lojkine évite justement le "film sur l'immigration", qui ne passe finalement qu'au second plan. Le parcours de nos deux héros s'arrête d'ailleurs avant sa conclusion. Mais le cinéaste, en restant dans cette relation de bric et de broc, improvisant au gré des rencontres et des coups du sort, choisit de se mettre du côté de l'humain dans tout ce qu'il a de plus cru : nul angélisme chez Leonard ou Hope, nulle mièvrerie. Ils peuvent se trahir, se séparer, faire passer leur survie avant celle de l'autre ; mais ils s'aiment vraiment, et le film enregistre avec justesse et force cet amour qui se construit peu à peu.

Le monde qui nous est donné à voir est un véritable enfer. Soigneusement séparé en communautés, en ethnies, où chacun doit piétiner l'autre pour survivre, il paraît un condensé d'épreuves toutes plus horribles les unes que les autres pour parvenir enfin à ce but inaccessible. Les deux amoureux devront renier pas mal de leurs convictions, de leurs rêves, de leur moralité pour s'en sortir ; par-delà leur portrait à eux, c'est le portrait, grâce aux multiples seconds rôles, de tout un monde qui tente de s'en sortir. Il le fait la plupart du temps par la violence, par la domination, par l'intimidation, et nos deux amis trouveront rarement la solidarité sur leur chemin. L'histoire se teinte parfois d'élans presque magiques, grâce aux récits de ceux qui "y sont allés" (le Mur qui va les conduire en Europe, monstre mythique qui n'existe que par le récit qu'on en en fait), grâce à quelques personnages bigger than life (un chef de bande tenté par le vaudou, une sorte de "fou du roi" rencontré par hasard), grâce à la mise en scène de Lojkine qui n'aime rien tant que la nuit, les petits quartiers interlopes, les lieux étranges (déserts, friches, postes frontières proches du western). Le film, volontiers stagnant, volontiers rêveur (et volontiers cauchemardeux le plus souvent) aime les moments suspendus, retenir la violence le plus longtemps possible pour la lâcher dans toute son horreur par la suite. On ressort de cette odyssée assez lessivé et effrayé, comme pour Souleymane, mais curieusement touché par cette petite histoire d'amour qui ressort plus fort que le récit d'immigration. Lojkine, en tout cas, nous donne à ressentir concrètement l'effroi de cette expérience, et nous sert un nouveau film immersif et éprouvant dans notre monde contemporain.

 

5 novembre 2024

Jo Jo Dancer, your Life is calling (1986) de Richard Pryor

Criterion continue d'explorer pour nous the bright (and the dark) side du cinéma black outre-atlantique et à défaut de découvrir quelques perles (noires), force est de constater qu'ils abordent des œuvres qui constituent malgré tout des pierres blanches dans le genre. Richard Pryor (mais si, vous savez, le black à moustache qui a fait... oui, bon, je l'ai sur le bout de la langue...) est ici devant et derrière la caméra pour nous livrer un portrait sans réelle concession sur son "ascension" en tant que comique de one-man-show et surtout sur sa chute... Suite à un "accident" grave qui le laisse comme quasi-mort, notre Richard va revoir sa vie en quelques étapes clés : une enfance passée dans un bordel (merci maman), une engueulade avec sa famille recomposée qui le pousse sur les routes, des débuts timides sur scène puis, enfin, le succès, les femmes, ah les femmes et l'irrémédiable chute : adultère, alcool & drogue, le parfait combo pour finir au bout du rouleau... La vie vaut-elle encore d'être vécue quand on a touché le fond - ceux de la bouteille, de la seringue et du trou ?

Si l'on est pas forcément fan des blaguounettes du sieur et de ses tendances mimesques exacerbées (Pryor vous mime une naissance avec une certaine lourdeur dans le doigté), il faut tout de même reconnaître que le type (devant un public de plus en plus mixte) sait prendre à bras le corps les problèmes de "différences ethniques" : s'engageant, aussi bien dans sa vie privée d'ailleurs que dans ses sketches, dans l'étude des relations que l'on nommait alors "inter-raciales", Pryor balance à tout va sur les tares des uns et des autres - et cela semble avoir un effet relativement libérateur aussi bien pour les ying que pour les yang... Quant à sa vie personnelle (on sent le vécu), le Pryor se montre sous un angle qui est franchement loin d'être glorieux pour sa pomme... Des femmes qu'il tombe, généralement, puis qu'il trompe et qui le laissent exsangue : on assiste parallèlement à sa réussite à une véritable plongée de plus en plus destructrice dans le booze et la coke qui vont isoler de plus en plus notre homme. Jusqu'à finir par en crever, par ne même plus avoir envie de monter sur le ring ? Même si cinématographiquement, dirons-nous, on est loin d'être ébaubi devant la chose, on reconnaît à l'artiste un certain courage à affronter (et à exhiber - Pryor se met au besoin littéralement à nu) aussi bien ce passé que ses démons. Au final, une œuvre pas totalement gé-géniale mais une mention honorable dans cette façon de traiter aussi bien des turpitudes communautaires que celles de la vie d'artiste. 

 

5 novembre 2024

La Mission du capitaine Benson (7th Cavalry) de Joseph H. Lewis - 1956

Sale temps pour le capitaine Benson. Il s'absente du fort deux minutes pour aller chercher sa fiancée, et quand il revient l'intégralité ou presque du régiment s'est fait décimer par les Sioux et les Cheyennes lors de la célèbre bataille de Little Big Horn dirigée par Custer. Il n'en faut pas plus pour faire peser sur lui des suspicions bien lourdes, comme quoi il aurait été au courant de l'attaque et se serait enfui comme un lâche. D'autant qu'il défend la tactique de Custer à l'encontre de tout le monde. Dès les très belles premières séquences, on est mis dans le bain de ce beau western académique mais original : il s'agit d'utiliser un fait historique réel, et d'en faire découler une situation délicieusement tendue. Du coup, d'une pierre deux coups : on est édifié au niveau du cours d'histoire, et on en a pour son argent en matière de glamour. Très vexé par sa réputation de couard, Benson accepte une mission quasiment suicidaire : aller récupérer les cadavres de ses compatriotes (dont celui de Custer) sur le champ de bataille pour leur donner une sépulture décente. Sachant que le terrain est en plein territoire indien, et qu'il choisit pour l'aider tous les bras-cassés, soudards et alcoolos du régiment, on ne donne pas très cher du scalp de notre héros, qui va effectivement traverser moult épreuves avant de se refaire sa réputation : attaques d'Indiens, dissensions dans son groupe, tentatives de meurtre, le seau de popcorns n'y suffira pas.

Le film démarre dans une impressionnante ambiance macabre, un fort vidé de ses habitants, uniquement occupé par quelques ivrognes, et tout à coup cette colonne de survivants qui déboule. Une fois cette spectaculaire ouverture passée, on a droit au procès de Little Big Horn, avec ce qu'il faut de réflexions morales et de conjectures tactiques. Puis c'est la partie action pure, avec notamment deux bagarres à mains nues bien impressionnantes : l'une contre un Indien qui doit être de Périgueux, l'autre avec un félon qui se rebelle contre Benton. Les coups de poing font vraiment mal, et la musique pompière mais efficace de Mischa Bakaleinikoff accompagne bien la chose. C'est enfin le moment de bravoure, moins réussi celui-là compte tenu de l'attente : la rencontre avec les Indiens, et leur tactique pour se débarrasser de ces blancs qui viennent déranger leur beau champ de bataille. La conclusion de tout ça laisse rêveur, certes, et on se dit que c'est vraiment prendre les Indiens pour des truffes ; mais on apprécie le vaste tableau coloré, l'ampleur de la vision, et la parfaite restitution de l'espace. Bref, il y a là de quoi se satisfaire, malgré la mise en scène sans invention, malgré les dialogues un peu patauds, malgré la déception de la fin. C'est l'immarcescible Randolph Scott et son balai dans le fondement qui interprètent le capitaine bafoué mais fier, raison de plus de donner un petit satisfecit à ce western de série, qui en plus d'être relativement palpitant, nous en apprend pas mal sur cette bataille légendaire, sur la hiérarchie des militaires américains et sur les tactiques de guerre des Indiens. Pas mal.

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