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Shangols

REALISATEURS
GODARD Jean-Luc 1 2
 
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
11 mai 2024

LIVRE : Dolorès ou Le Ventre des chiens d'Alexandre Civico - 2024

Assassinat de la gente masculine chapitre 2. Après Phallers, Alexandre Civico ajoute son grain de sel à l'épineuse question de savoir s'il faut vraiment éradiquer les hommes pour que les femmes aient la paix et cessent d'être violées. Sa réponse est un brin plus pondérée que celle de Delaume, mais il est quand même légèrement inquiétant de voir que cette solution est de plus en plus envisagée par les féministes les plus radicales. Bref : Civico, lui, apporte le contre-point nécessaire au débat, puisque pour s'opposer à la violence prônée par Dolorès, serial-killeuse sans drapeau s'adonnant au meurtre des hommes qui la harcèlent, il invente un personnage masculin tout aussi discutable (son cynisme total le rend assez antipathique) mais en tout cas fabriquant l'équilibre des idées.  Il faut dire cependant que Dolorès ne revendique aucune idée, aucun symbole, aucune appartenance à un quelconque "isme" : son premier meurtre a été commis sur un homme qui essayait de la violer, et elle y a pris en quelque sorte goût. Elle a assassiné ainsi une bonne dizaine de gaillards avant d'être chopée par la police, moment qui ouvre le roman. On suit alors en parallèle son expérience en prison ainsi que le récit de son passé, et les pensées et gestes d'Antoine Petit, psy envoyé pour dresser le portrait de cette femme insaisissable. On pense que le roman va nous emmener vers une compréhension de l'une par l'autre, vers une reconnaissance du caractère nuisible des hommes et vers un mea-culpa doloriste de l'homme vis-à-vis de la femme. Nib : le roman est bien trop noir et nihiliste pour ça, et renvoie gentiment tout le monde dos à dos, pointant la vanité de cette femme sans ambition et sans conviction autant que les relents virilistes et les comportements un peu ringards de Petit.

 

Sur le papier, le programme est donc sympa, et s'annonce presque comme une réponse masculine aux revendications féministes. Mais le talent de Civico semble s'être définitivement éteint depuis son premier beau roman (La Terre sous les ongles). En tout cas, il nous offre ici un thriller qui semble dater de Mathusalem avec ses personnages caricaturaux, son système usé jusqu'à la corde de chapitres croisés, son suspense sans intérêt et ses péripéties qu'on croirait tirées d'un vieux Jean-Pierre Melville. Mis à part l'intéressant débat sur le féminisme, on n'aura droit là qu'à des scènes déjà lues mille fois ailleurs et à des seconds rôles désespérément académiques, à commencer par ce vieil anar espagnol clicheteux à mort. Le fond déteint malheureusement sur la forme, elle aussi vieillotte en diable. Comme si Civico avait recherché quelque chose comme la quintessence du noir, et qu'il n'avais trouvé que des fonds de casserole. Dommage : les belles intentions du début son gâchées par le style.

11 mai 2024

Bushman de David Schickele - 1971

Au milieu de l'effervescence cinématographique du milieu des années 70 aux USA, il y avait un cinéaste secret qu'on ne découvre qu'aujourd'hui, avec un retard scandaleux : David Schickele n'a pas à rougir devant ses contemporains en renouveau indépendant, ni dans la forme ni dans le fond. Bushman allie avec une virtuosité discrète les deux en un seul film très beau, la lente errance dans un San Francisco magnifié façon Scorsese d'un immigré nigérian. La réalité de la politique d'accueil des étrangers en Amérique va peu à peu rattraper le film, qui devient sans qu'on l'ait vu venir un manifeste, alors qu'on était plutôt parti sur un film poétique et jazzy à la Basquiat. Et c'est peut-être ça le sujet du film : comment la rude réalité vient interférer avec les rêves romantiques d'un gars, et comment quoi qu'il advienne la vie demeure une chienne pour le brave prolo, d'autant plus s'il est black. En tout cas, Schikele nous donne une des plus beles démonstrations de "cinéma-vérité" qui puisse se concevoir, et plonge les deux pieds joints dans le cinéma indépendant le plus classe.

Gabriel est donc un gusse qui a fui la guerre au Nigeria et a atterri aux États-Unis. Cultivé et intégré, prof à la fac, il est pourtant sans arrêt renvoyé à son identité africaine, victime d'un racisme larvé qu'il ne parvient à oublier qu'en trainant dans les rues et en draguant gentiment la bombe du coin (la plus belle séquence : une scène de danse dans un bar désert, aux cadrages sublimes et aux détails sexy en diable). Ces promenades sans but prennent la forme de déambulations oniriques dans une ville à la fois secrète et populeuse : le noir et blanc est sublime, le montage parfaitement dans l'air du temps, l'ambiance un peu pop un peu glauque, et le personnage très attachant. le jeu réaliste et loin des clichés de Paul Eyam Nzie Okpokam y est pour beaucoup, avec son air désabusé et cool, son visage très expressif et sa grande silhouette. En cours de route, le réel s'invite dans le rêve : l'acteur lui-même est expulsé et doit interrompre le tournage pour retournr au Nigeria. Schickele intègre cette nouvelle donnée dans son film, transformant son conte jarmuschien en manifeste politique. La politique s'était déjà annoncée dans le film avec ses allusions à Martin Luther King ou ses flash-back documentaires sur la guerre au Nigeria ; elle fabrique dorénavant la matière même de Bushman. Cette incursion du réel dans un film dont le programme était de le fuir fait toute la saveur du truc, et on quitte la salle aussi émerveillé par la splendide forme du film que par sa violence finale. Très bel objet.

 

11 mai 2024

LIVRE : Le Témoin de Joy Sorman - 2024

Le Témoin est un texte passionnant sur le rouages de la justice exercée au quotidien. Passionnant mais bien triste : Sorman y montre l'injustice de la justice, et renvoie l'image dorée de l’institution aux orties. Selon que vous serez puissant ou misérable, selon que le juge sera en pleine digestion ou non, selon le sens du vent et les caprices de la vie, vous pouvez tout aussi bien, pour la même faute, vous retrouver relaxé ou jeté en prison pendant 5 ans. C'est le constat amer que tire la romancière de ses longues heures  assise sur les bancs des prétoires, assistant à des affaires allant de la plus anodine (un vol de portable) à la plus grave (soupçons de terrorisme). A chaque fois, ce sont des destins qui risquent de se briser, des biographies remplies de fêlures et d'accidents, des psychologies fragiles à prendre en compte, des problèmes complexes à démêler ; ce que la justice n'a absolument pas le temps de faire. Du coup, l'aspect hasardeux tout autant que réglé comme du papier à musique de ses jugements (un acte = une peine) saute aux yeux ; et les victimes, tout autant que les accusés, semblent pris dans un engrenage judiciaire auquel il ne comprennent rien, et les verdicts semblent tomber au petit bonheur. Bien effrayant constat, donc, que Sorman décrit avec beaucoup d'acuité et d'humanité. Son livre est éminemment politique et alarmiste, n'hésitant pas à se révolter quand les faits sont vraiment trop scandaleux. Plutôt qu'un long essai rébarbatif, elle préfère proposer un roman, qui s'appuie certes sur des cas très documentés, mais qui restent quand même du côté de la fiction grâce à une sous-trame inventée.

 

Ça dynamise le livre, certes, mais ça en pointe aussi les limites. Pour densifier sa trame, elle invente un petit personnage, témoin-tampon de tous ces destins qui se brisent aux tribunaux.  Bart (dont le nom est emprunté au Bartleby de Melville, et on comprendra à la fin pourquoi) est un mec sans envergure qui décide un jour de quitter domicile et boulot pour passer clandestinement sa vie au palais de justice. Il s'y aménage une cachette, organise ses repas et ses lessives, et passe ses journées entières sur le banc des témoins à regarder la justice se faire. Pourquoi pas ? Mais cet ajout de fiction ne réussit pas tellement bien à Sorman qui se perd (et nous avec) dans une sous-trame inutile, qui ne lui sert pas à grand-chose et au contraire "déréalise" la partie documentaire. Quand elle s'intéresse à son personnage Fictif, l'auteur se monte bien moins crédible que quand elle "se contente" de la vérité, montrant par là qu'elle est plus habile dans l'observation de la vérité que dans l'imagination. Voilà qui appauvrit un livre qui, sans cet ajout, aurait été vraiment captivant.

10 mai 2024

LIVRE : Phallers de Chloé Delaume - 2024

Chloé Delaume a pu me ravir autrefois avec ses attaques féministes joyeuses et décomplexées ; mais en se radicalisant, elle est devenue un bien triste personnage, et ses livres deviennent des purs crachats de haine contre les hommes, constituant non seulement des attaques inutiles, mais ajoutant en plus de l'huile sur le feu d'un combat qui n'en a pas besoin. On dit souvent que la littérature est de gauche ; mais Delaume prouve qu'elle peut aussi faire de l'activisme de droite, voire d'extrême-droite dans sa conception de la justice : faire exploser la bite des hommes semble être sa solution ultime au viol, comme la peine de mort semble être la seule réponse aux maux de la société pour les réacs. De l'effet dissuasif de la destruction des bites : on peut avoir d'autres idées avant ?

 

C'est donc sur les traces de Solanas que marche ici Delaume, qui n'a pas du saisir l'aspect farcesque de l'auteur de Scum Manifesto. Elle imagine une femme prenant soudain conscience de son pouvoir : en se concentrant elle arrive à faire exploser la teub des messieurs qui la harcèlent. Elle va peu à peu intégrer une communauté de "sœurs", les "phallers", dotées des mêmes pouvoirs, et organiser un énorme massacre de prédateurs : une soirée rock'n roll où seraient invités tous les violeurs (et présumés, pas de dentelle ici) et où les bites voleraient façon boucherie. Toutes les femmes ont l'air de trouver ça super malin, à commencer par Delaume elle-même, très fière de sa trouvaille. Moi aussi j'ai envie de faire exploser les musiciens de rue, mais je sais me comporter en société. Bon, en tout cas, la soirée aura bien lieu, occasion pour l'auteur de donner à lire les textes de ses propres chansons (elle œuvre aussi dans ce domaine), et pourquoi pas, de vendre quelques albums, les références se trouvant bien entendu en fin d'ouvrage (et même un QR-code pour les plus gourmands). Et massacre il y aura dans les formes, dans un joyeux foutoir très Pussy-riotesque. Ca pourrait être jouissif et fun; c'est d'un triste absolu. Parce que Delaume veut tellement en être, veut tellement être une punk plus punk que les punks, veut tellement prouver qu'elle est la plus radicale de toutes dans sa défense de ses contemporaines, qu'elle finit par produire un livre vraiment stupide, con comme un film d'action des années 80, binaire et énervant. Pour elle tous les hommes méritent la mort, point, et elle a beau tenter de nuancer un peu, son ton ironique quand elle le fait ne cache rien. Je comprends la révolte, hein, je comprends le ras-le-bol, je comprends l'urgence de réagir ; encore faudrait-il savoir mettre de la mesure en écrivant, et ne pas s'arrêter à la violence et pis c'est tout. Mal écrit (et trop vite écrit), jamais drôle, très roublard, facile dans son fond et creux dans sa forme, le livre approche le nul et, comme je le disais, pourrait ressembler à ce que serait le féminisme 3.0, terroriste, manichéen et armé, en un mot fasciste.

10 mai 2024

Marie-Chantal contre Dr Kha de Claude Chabrol - 1965

Les années 63-66 ne sont pas les meilleures chez Chabrol, qui semblait se chercher une nouvelle reconnaissance dans le cinéma populaire parodique. Marie-Chantal contre Dr Kha, pastiche de polar mâtiné d'espionnage très à la mode à l'époque, aurait pu être sympathique et distrayant, mais le laisser-aller total de Chabrol à la mise en scène, le côté roue libre des comédiens, le manque d'ambition évident, la grosse paresse en bref du cinéaste, en font un moment trop longuet, pas assez drôle ni assez divertissant. On ne sait trop sur quel pied danser, s'il s'agit véritablement d'une parodie, d'un amusement (et dans ce cas-là, il n'est pas assez poussé pour convaincre), ou s'il s'agit d'un hommage au genre (et dans ce cas-là, il est trop léger). J'ai plutôt l'impression qu'on attrape ici le compère en pleine sieste, même si, ça et là, restent quelques traces de talent.

Marie-Chantal (Marie Laforêt, énervante et délicieuse comme une fille des années 60), jeune fille légère et désabusée, croise dans le train pour la Suisse un jeune gangster qui lui confie une mission : conserver par-devers elle un bijou, et ce par tous les moyens. Or, ce bijou est convoité de bien des façons, à la fois par un espion américain (campé avec distance mais amusement par un Charles Denner tout en accent), par un agent russe (curieux choix que celui de Reggiani et sa tronche de cocker), par la vénéneuse espionne Olga (Stephane Audran plus éclatante que jamais), par l'agent secret Castillo (Francisco Rabal, le beau gosse de service) et par le mythique Docteur Kha, en train de fomenter un attentat mondial et qui a besoin du joyau pour arriver à ses fins. Au milieu de ce nid d'espions, notre écervelée parviendra-t-elle à échapper aux tentatives d'assassinat, aux entourloupes et manœuvres des espions internationaux, et à enfin convoler avec le beau gosse ? On mettra longtemps, très longtemps à avoir le fin mot de l'histoire, et entre temps Chabrol et sa bande auront eu maintes occasion de se grimer et de fabriquer des personnages gentiment caricaturaux. Quelle rigolade !, en tout cas, si ça vous fait rire de voir Denner avec une moustache ou Reggiani surjouer les barbouzes.

Bien de son temps, Chabrol paye ses dettes avec cette minuscule pochade sans envergure, qui s'offre quelques acteurs bankables du moment pour une gentille satire du petit monde des services secrets confronté à une Bécassine pop. De temps en temps, on retrouve durant quelques secondes le talent de Chabrol : lors d'une course-poursuite dans le souk marocain, par exemple, tournée avec soin et dynamisme ; dans le personnage tragique de Stéphane Audran, qui amène une touche de sérieux à la petite comédie ; ou dans les multiples allusions au cinéma d'Hitchcock période L'Homme qui en savait trop ou La Main au collet. Il y a des plans qu'on dirait réellement piqués à Bouddha, comme lors de cette bagarre dans un palais marocain ou dans la légèreté teintée d'inquiétude de la station suisse. A défaut de se fouler, le bon Chabrol s'offre quelques clins d’œil taquins au cinéma qu'il aime, il faudra se contenter de ça pour le coup.

10 mai 2024

LIVRE : Disparition inquiétante d'une femme de 56 ans d'Anne Plantagenet - 2024

Vie et œuvre de Letizia Storti (1966-2022). Ce nom ne vous dit rien ? Normal, et c'est même là le sujet du livre de Anne Plantagenet : redonner voix à un de ces millions d'anonymes broyés par la machine capitaliste du rendement à tout prix.  Storti était une brave employée modèle d'une entreprise pharmaceutique, toujours ponctuelle et travailleuse, activiste de Force Ouvrière certes, mais équitable et juste, discrète et dévouée. Transparente, quoi, et n'eusse été cette occasion qu'elle a eue de jouer dans En Guerre de Stéphane Brizé, et donc de côtoyer durant quelques mois les paillettes et les stars (elle va même monter les marches du festival de Cannes), elle serait passée totalement inaperçue, une vie ignorée de plus. Plantagenet la croise sur le tournage, se prend d'affection pour cette femme, devient son amie (un peu lointaine) ; mais en 2022, Storti disparait, après une série d'accidents du travail, d'humiliations, de tentatives de suicide, de dépression qui laisse présager le pire. L'auteur s'empare donc de sa plus belle plume pour retracer la vie sans esclandre de cette femme modeste, tenter de comprendre en quoi elle a pu être victime du système, en quoi le monde du travail peut broyer un destin, en quoi ce passage éphémère dans le monde du cinéma a pu être à la fois un bien et un mal pour cet être peu accoutumée à la bienveillance et à la gratification.

 

Il y a quelque chose du geste d'excuse chez Plantagenet, tourmentée par le fait qu'elle ait un peu laissé tomber Letizia après le tournage avec Brizé. Elle tente  de combler son absence de renseignements par des hypothèses et des supputations pour tenter de redonner vie quelques instants à ce personnage attachant. Ca donne un texte douloureux, qui décrit minutieusement la somme de renoncements et d'humiliations subies par Storti, opposé à ces heures de joie passées sur le tournage d'un film qui lui a donné enfin une justification à ses combats syndicaux. Ces quelques jours de tournage ont correspondu en fait au seul moment où elle a enfin été reconnue pour ce qu'elle était : une femme de justice et de dévouement. A part ça, c'est bien triste qu'on referme ce livre-tombeau qui met en évidence le peu d'importance qu'accorde le Système à nos petites vies. Disparition inquiétante d'une femme de 56 ans manque clairement d'écriture, de personnalité, de style, mais parvient pourtant à être intéressant dans cet aspect, dans cette tentative de faire la biographie d'une femme normale. C'est suffisamment court et suffisamment droit pour mériter notre attention : jolie petite chose.

10 mai 2024

Le Mal n'existe pas (Aku wa sonzai shinai) (2024) de Ryûsuke Hamaguchi

Relativement intrigant (surtout dans son final) cette nouvelle œuvre de Hamaguchi qui fait la part belle à cette nature superbement mise en musique (plutôt que de faire un simple clip sur la musique somptueuse d'Eiko Ishibashi, Hamaguchi a fait un film et bien lui en a pris). On rentre dans cette œuvre avec un long travelling et une caméra en contre-plongée sur le sommet des arbres, et l'on se fait vite happer, avec ces notes à la fois apaisantes et rugueuses du violoncelle, dans l'antre de cette forêt... La tronçonneuse de notre héros viendra rompre l'aspect paisible des lieux qui, là encore, avec l’ajout de cette musique grave, semble éventuellement receler quelques menaces, quelques mystères éventuels... La première partie se concentre sur les rapports idylliques entre cet homme des bois et sa fille et l'on se laisse quelque peu bercer par cette sérénité malgré les notes sombres... La seconde partie sera beaucoup plus bavarde avec l'arrivée de ces deux clampins qui viennent faire la promotion de leur glamping (du camping pour les glands, enfin tout comme...). Levée de bouclier de la population qui voit d'un sale œil l'installation de ces campeurs du dimanche (sans surveillance durant la nuit - bonjour les feux de forêt) ainsi que celle d'une fosse septique sur ledit terrain (une fosse à la taille limitée qui pourrait conduire à polluer l'eau si limpide du coin...). Scepticisme donc versus tourisme plus tourné vers le profit que vers le respect des lieux... Hamaguchi décide dès lors de suivre nos deux quidams quelque peu secoués par les vives réactions de la population locale : face à leurs boss (quelque peu caricaturaux) auxquels ils tentent d'expliquer la situation, ils sont néanmoins totalement démunis ; ils reviennent ensuite sur le terrain pour tenter de convertir l'homme des bois à leur projet... ou vice versa... Une soudaine disparition va quelque peu troubler ce trio directement confronté à cette belle et sombre nature...

Une troisième partie beaucoup plus troublante durant laquelle, sans vouloir chercher à évoquer la fin ou à donner des clés sur ce dénouement, la nature semble quelque peu reprendre ses droits... Le Mal n'existe pas dans le monde animal ou naturel mais les conséquences des actes humains y trouvent, eux, une répercussion directe... Thème, certes, dans l'air du temps, mais qu'Hamaguchi traite avec une belle finesse (tout le film semble être parsemé d'indices qui trouvent leur sens sur la fin) et avec un vrai sens du suspense, le dénouement mêlant avec une belle réussite et une grande force onirisme et réalisme, violence et douceur, étrangeté et naturalisme... On se fait cueillir par cette ambiance si paisible au premier abord tout comme les deux glandus de la ville rapidement charmés par la nature, prenant fait et cause pour cet homme des bois "intégré" qui est pourtant loin d'être parfait - quelques trous sur son passé (pourquoi ne boit-il pas ? Qu'en est-il de sa femme ?) ; par ailleurs, il ne se remet guère en question, au début de l'histoire (ce qui donnera lieu au plus beau plan du film : travelling + ellipse "magique"), lorsqu'il est en retard pour aller chercher sa fille... Bref, ces deux mondes, urbain et rural, se confrontent, se jaugent, se domptent plus ou moins avant que la nature prenne, en un sens, le dessus... Une fin, disais-je, troublante, qui illustre à la perfection l'atmosphère générale de ce film qui joue aussi bien sur la beauté que sur l'imprévisibilité de cette nature (contrariée).  Hypnotique et magnifiquement brumeux.  (Shang- 12/04/24)

 

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Le cinéma d'Hamaguchi est indéfinissable, et le charme qui s'en dégage assez indicible. Mais le fait est : on sort de Le Mal n'existe pas très agréablement charmé et dérangé dans notre confort. Sans avoir bien tout tout compris, certes, hein, je ne dis pas ; mais indubitablement touché par ces rythmes lents, par le mystère qui se dégage de ces séquences naturalistes, par l'humour discret qui ressort de ces réunions houleuses entre locaux et investisseurs vénaux, par les petites pointes de fantastique qui viennent ponctuer la chose sans du tout en briser la tranquillité. Le tout en gardant une cohérence parfaite : malgré la diffusion des idées, des genres même, le film semble fait d'un seul mouvement, chaque scène appelant la suivante dans un emboîtement parfait (grandeur du scénario) tout en ménageant de grosses surprises : qui aurait pu croire, à la découverte des premières scènes presque abstraites, qu'on allait partir ensuite sur une lutte écologiste, puis sur un quasi-thriller ? Qui aurait pu penser que les deux personnages un peu losers des employés au front pour défendre le projet de "glamping" deviendraient les personnages principaux du film ? Du coup, on ne sait pas trop comment attraper le film, comment le regarder, mais ce trouble est vraiment délicieux, et on se laisse porter par une histoire imprévisible et qui laisse de grandes portes béantes.

Il y a un côté Dersou Ouzala dans ce petit personnage pas commode qui vit dans la nature et se contente de ce qu'il a, confronté à une civilisation galopante qui le menace (menace concrétisée par la disparition de sa fillette). Comme dans le chef-d’œuvre de Kurosawa, Hamaguchi se laisse volontiers aller à la simple contemplation des choses (ces plans d'ouverture magnifique sur les arbres en contre-plongée, les très lentes séquences de coupage de bois ou de remplissage de bonbonnes d'eau), tout en conservant une histoire très tenue, ici légèrement politique : c'est la forme même du film qui se trouve menacée par l'arrivée du capitalisme pur et dur dans le paradis champêtre de la première partie du film ; mais on peut aussi lire l'ensemble comme une mise en parallèle des dangers de la civilisation moderne et ceux de la nature, les deux étant finalement peut-être aussi gros. En tout cas, le mystère de ces plans (et pas seulement les derniers) reste en tête. Une fois de plus, Hamaguchi respecte le spectateur jusqu'au bout, et connaît les vertus du cinéma quand il s'agit de fabriquer des interrogations et de faire dans la subtilité.  (Gols - 10/05/24)

 

9 mai 2024

La Ferme des Bertrand (2024) de Gilles Perret

Ah ce "bonheur" d'être un travailleur des champs, d'être paysan, de passer sa vie à travailler sans avoir le temps de s'amuser, puis un jour, enfin, de prendre sa retraite... et de mourir dans la foulée... Lorsque même le repos, après l'absence quasi totale de loisirs tout au long d'une vie, se refuse à toi... Oui, on pourrait garder du film une certaine vision pessimiste de cette vie agricole, notamment par rapport à la vie de ces trois frères célibataires qui ont travaillé toute leur vie comme des dingues, pour "améliorer leur condition de travail", modernisant leur outil, construisant des bâtisses : une vie dévouée au travail pour garantir une certaine pérennité dans leur exploitation (démentielle - ils ont la moitié de la Savoie, les gars, j'exagère à peine...). Traire les vaches, faucher, planter, semer, sortir les vaches, c'est un travail de titan et ces trois frères y ont consacré leur vie... Avec des regrets ? Oui, celui d'avoir mis le doigt dans un engrenage du travail dont il était ensuite devenu impossible de s'extraire... Certes, la nouvelle génération (un neveu et son associé, la trentaine fringante) avec des engins plus perfectionnés, ont un peu plus de temps libre (ils finissent leur travail souvent avant la nuit, les glandeurs...), de temps à consacrer leur famille, mais cela reste partie congrue, malgré tout... Donc disais-je, on pourrait garder de ce reportage (qui s'étale sur 50 ans), que le côté sombre, une image un peu cruelle et guère reluisante de cette vie de forcené...

Heureusement, on sent aussi parfois dans cet attachement à la terre, dans ce goût du travail bien fait, dans cette solidarité entre les membres de cette famille, comme une sorte "d'enracinement" salutaire : c'est un sacerdoce, c'est un sacrifice, c'est un dévouement aveugle mais cette famille continue de vivre de cette terre et de la faire vivre dans une sorte de symbiose évidente... C'est une vie de peu (le seul écart, semble-t-il, étant de s'octroyer une bonne rasade de gnôle dans le café ou deux-trois ptits verres de cidre bus cul-sec : on peut enfin s'identifier quelques secondes avec nos hommes de la terre...), conduisant généralement à une mort soudaine et prématurée (pour au moins trois d'entre eux) ; une sorte de vie en auto-suffisance loin du brouhaha du monde qui, on l'espère, a tout de même ses bons côtés - ne serait-ce que dans la fierté de respecter ce paysage de carte postale... C'est dur, mais pur... Des aspects que le doc illustre avec une belle pudeur, en laissant ici ou là parole à ces hommes (ou cette femme) où filtrent certes des regrets mais où l'on sent un attachement extrême au lieu (que faire d'autre, même quand la vieillesse vous gagne ?).  Question chiffre d'affaire, facteur polluant, avenir économique, le cinéaste semble rester volontairement dans le flou sur ces sujets-là - comme pour mieux souligner cette vie à en suer, ou cette vision un peu idéalisée de la transmission pleine de respect entre génération. C'est sûrement la limite de ce projet filmique qui se contente (mais ce n'est tout de même pas rien) de donner une image très fidèle de cette vie paysanne en constante évolution grâce notamment aux innovations technologiques et à la dévotion de ces forçats de la terre. Un vrai bol d'air et d'amertume.  (Shang - 29/04/24)

 

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Voilà un film sur l'agriculture qui ne parle d'aucuns des sujets habituels du genre : pas de considérations sur l'écologie, pas de réflexions sur la rude économie du métier, pas de funestes prédictions sur l'avenir de la paysannerie. Ce ne sont pas ces thèmes-là qui intéresse Perret, qui ne les abordent qu'incidemment, en évoquant ici le goût des Bertrand pour les nouvelles technologies (un brin polluantes), là le dénuement financier dans lequel ils se trouvent (même s'ils se déclarent satisfaits du prix du lait), ailleurs les doutes des anciens sur la passion de leurs enfants pour ce labeur. Agréable donc d'aborder la chose par un autre angle : celui de la transmission, de ce qui reste et s'efface d'une génération à l'autre. s'appuyant sur des films réalisés (par lui ou d'autres) durant cinquante ans dans cette même famille, Perret a tout loisir de montrer en quoi ces trois frères rudes et timides cassant trois cailloux sur un pauvre champ ont pu transmettre peu à peu à leurs descendants une gigantesque ferme florissante. Ca n'a pas été sans effort certes, puisque les bougres le disent sans filtre : ils bossent jour et nuit, n'ont jamais quitté leur petit territoire, ont des plaisirs "simples" (en gros, dès qu'on a le temps de souffler, n plante des patates ou on traie les vaches), et regardent les vacances ou le loisir avec circonspection. Des vies de forçat, oui, on peut le dire, mais que les bougres passent dans la satisfaction du devoir accompli, en plein air et dans l'amour de leurs bestiaux : il faut voir la joie du grand-père le jour où il ouvre l'étable où les vaches étaient enfermées après un long hiver, on dirait un môme.

Beaucoup de tendresse et d'amour donc, dans ce film qui ne sa cache pas d'être un brin vieux jeu dans sa déification de la valeur travail et du respect des anciens. Au-delà du fond, le film est impeccablement monté entre images des années passées et contemporanéité, ça permet de suivre le destin de cette famille tout en construisant de solides personnages attachants et forts. Mon seul regret est de ne trouver dans le film aucun vrai questionnement, aucune piste de réflexion ; c'est un film sentimental et émotionnel, point, et j'aurais aimé un peu plus de contre-point dans la vision un peu énamourée de cette famille construite sur le labeur. Pas grave : ça reste très doux et apaisant, et on se marre bien finalement devant ces bougres à accent, pleins de bon sens ("Bah p'têt ben que si j'y avais fait autrement, ça y aurait été différent, mais bon, c'est comme ça que ça y est, pis c'est pas plus mal"), ayant consacré à l'ancienne leur existence à leur boulot, et en ayant extirpé un amour de la nature, des animaux, de la famille qui transparait à chaque plan. Bien bien.  (Gols - 09/05/24)

 

9 mai 2024

Drive-Away Dolls d'Ethan Coen - 2024

Il fait pas bon vieillir, moi je dis : le jadis malicieux Ethan Coen, auteur de quelques films joyeusement délurés, revient aujourd'hui, débarrassé de son frère, pour nous proposer une farce de papy désespérante. Désireux de s'inscrire dans le monde contemporain, qu'il comprend comme je comprends les chansons de Jul, il décide d'écrire une comédie lesbienne, histoire de satisfaire roublardement les femmes d'aujourd'hui et de se dédouaner à peu de frais. Le problème, c'est qu'il regarde l'homosexualité féminine (et le sexe en général) comme un petit vieux, et que l'enfilade de clichés de mauvais goût joue complètement en sa défaveur : là où il croit être brillamment moderne, il se tire une balle dans le pied en balançant des gags d'une lourdeur affligeante sur les femmes entre elles, réduites à des perruches hystériques obsédées par les godemichés et le cunnilingus. On sait que le compère, avec son frangin, n'a jamais brillé par la finesse de ses personnages ; mais jusqu'à maintenant, ces gros traits étaient au service de la comédie caricaturale, et on s'amusait de ces clichés. Ici, les stéréotypes deviennent vraiment gênants, et on a mal pour Coen de tenter ainsi à tout prix d'être de son temps et d'afficher en même temps une telle ringardise dans sa vision du sexe.

Le pire est que ces gros traits de stabilo sont effectués au sein d'un film tellement coenien qu'il est lui-même un cliché. Tout y est de ce qui fait leur univers habituel : les tueurs sans pitié, l'action joyeuse, les loseurs confrontés à une situation exceptionnelle, les petites villes américaines peuplés de freaks, les dialogues délurés, le portrait en coupe du pays montré dans coins les plus reculés, les motels crasseux... On dirait un remake de Fargo, d'Arizona Junior ou de O'Brother. Coen nous raconte le road-trip de deux femmes très différentes, une obsédée du sexe très libérée et une austère oie blanche en quête de tranquillité, qui mettent par hasard la main sur une mallette au contenu mystérieux convoitée par des tueurs. Gags en mousse, dialogues vulgarissimes, lumière pubesque dégueulasse, et seconds rôles à la truelle vont émailler leur périple, le but de tout cela étant de nous faire patienter entre deux fines allusions au cul entre femmes, sujet qui semble passionner notre homme jusqu'à la fixation. Coen veut être queer, il n'est que vieux cuir passé : on est affligé devant les obsessions priapiques de ce film qui semble fait sous influence viagra et qui tente de nous démontrer que toutes les femmes sont des nymphomanes vénales et hystériques, tout en se cachant bien sûr derrière ses doigts dès qu'il s'agit de se frotter réellement à des scènes de sexe, et tout en brandissant un féminisme binaire très gavant. On ne sourit strictement jamais devant cet exercice poussif et gênant.

 

7 mai 2024

LIVRE : Lettres à l'amant d'Emma Goldman - 1896-1926

Découverte de la grande Emma Goldman à travers quelques petits textes épars concernant l’amour, le sexe, le mariage, l'émancipation féminine, la liberté... et découverte passionnée : voilà, dès la fin du XIXème siècle, un caractère fascinant, libre, provocateur, qui pourrait largement en remontrer aux féministes d'aujourd'hui, y compris dans sa façon de calmer le jeu de la guerre des sexes, de réfléchir posément aux choses. Henry Miller avait été happé par une conférence de Goldman, et on comprend pourquoi : ses réflexions, d'une modernité totale, sont des coups de bélier assénés contre la bien-pensance américaine et les atavismes. Le recueil s'ouvre sur ces quelques lettres adressées dans les années 1908-1909 à un amant, aussi magique physiquement (il lui fait positivement découvrir son corps) qu'indifférent aux convictions anarchistes d'Emma Goldman. Peut-elle réellement rester avec un homme aussi peu concerné par le monde ? Avec un courage, une lucidité et une sagesse redoutables, elle affirme ses idées, pèse le pour et le contre, dans des lettres à la prose fiévreuse, affirmant d'ores et déjà sa grande indépendance d'idée et de corps. On rentre dans l'univers goldmanien par une porte intime et secrète, mais ces lettres donnent immédiatement le ton de l'ensemble : pas de concession, la lutte est constante, les convictions ne souffrent d'aucune nuance, mais tout doit être énoncé dans le calme et la lucidité, le respect de l'autre et la mesure.

 

Les textes qui suivent seront dans le même ton. Foncièrement hostile à tout ce qui peut entraver le bonheur et la liberté, à savoir le mariage, l'obligation d'enfanter, la morale, Goldman dresse dans un style d'une admirable dynamique un portrait de la nature féminine au début du XXème siècle, qui surprend sans cesse. Elle ne se déclare pour autant jamais en guerre contre les hommes, ce qui fait du bien ; elle va même jusqu'à remettre en cause des choses qui ont mis les sexes à égalité, comme le droit de vote des femmes par exemple, qu'en bonne anarchiste elle refuse. Son seul mot d'ordre : la liberté, et tout ce qui peut y faire obstacle, elle est contre. Cette déclaration d'amour à la jouissance fait sacrément du bien, et la bougresse parle aussi librement du sexe que de la politique, avec tout autant de verve et d'enthousiasme. Pour une femme de cette époque, ça force le respect, non ? Les meilleurs textes, ceux sur les suffragettes ou sur le contrôle des naissances, sont en tout cas de véritables skuds assénées contre un masculinisme ancestral et contre le capitalisme qui cherche coûte que coûte à fabriquer de braves petits travailleurs consentants : la domination, le travail, le labeur, Goldman vous envoie tout ça aux orties, avec la politesse d'une écriture très calme, très tenue (mais qui n’exclut pas une tonicité revigorante), bien loin de la morgue habituelle de ce type d'essai. Bénie soit Emma.

7 mai 2024

LIVRE : Le Couteau : Réflexions suite à une Tentative d'Assassinat (Knife) de Salman Rushdie - 2024

Un petit Salman Rushdie, cela ne peut pas vraiment faire de mal pour mettre le feu en ces colonnes. Sans vouloir donner l'impression de me mettre en avant, j'avais moi-même l'idée d'écrire un opuscule intitulé Le Marteau (l'histoire de mes relations avec le marteau à travers les siècles) ; mais brisons-là, Rushdie semble beaucoup plus à même que moi de parler d'agression et de littérature... Il revient donc ici, sans surprise, sur le barjot quelque peu inculte (il a dû lire 2 pages maximum des Versets sataniques) qui, lors d'une conférence du Salman, débarqua en courant sur la scène pour lui asséner une quinzaine de coups de couteau (dans la main, la gorge, l'oeil... un Vandale, un massacre) ; Salman devait logiquement mourir à l'âge avancé qu'il avait mais ce diablotin de trompe-la-mort va ressusciter quatre jours plus tard en ôtant son respirateur artificiel. Les assassins illuminés ne pourront jamais venir à bout d'un artiste, alléluia.  

 

Dans cet ouvrage, si Salman nous contera par le menu le long processus de guérison (pas ragoutant cet œil mort qui pend sur sa joue, definitely), il sera aussi et surtout question d'amour, de ses proches, de ses amis et de son rapport, forcément, à l'écriture... Certes, il ne peut faire l'impasse sur ces sataniques versets qui continuent encore et encore à le poursuivre, ni même sur l'évocation de ce tueur imbécile avec lequel il imagine un dialogue apaisé, mais il essaie surtout, en lisant, en écrivant, d'affirmer sa volonté de continuer sa route, d'homme libre, d'écrivain. Un coup (voire quinze) lui fut porté mais Rushdie n'est pas homme à plier, à renoncer, à s'avouer vaincu. Avec un romantisme certain (on saura tout de sa rencontre avec sa nouvelle compagne poétesse... un homme à femmes, ce Salman, avant d'être un homme à flammes, de l'enfer), il rend  hommage à celle qui l'a tout du long de cette épreuve porté ; avec une ironie évidente, il revient aussi sur toutes les "attaques" et autres critiques qu'il avait dû subir depuis cette maudite fatwa ; mais enfin, et surtout, avec un sens du combat et de l'implication auprès de ses pairs inattaquable (les dessinateurs de Charlie Hebdo en tête), il tient à démontrer qu'il restera fidèle à ses principes, libre penseur défendant corps et âme la liberté d'expression... Sans jouer ici avec des références obscures ou sibyllines (je vous conseille notamment ce petit poème de E.E. Cummings I carry your heart with me de la plus belle eau), il n'a de cesse de s'appuyer sur des écrits pour montrer son attachement à toute forme de littérature et de littérateurs. Une petite tendance à se mettre parfois un peu en avant ? Mouais, c'est une réserve sans doute un peu facile alors même qu'il se voyait déjà cendre. Un récit aiguisé et piquant ? Allez, on prend.

7 mai 2024

Ceddo (1977) de Ousmane Sembene

Comme le cinéma africain semble perdre de plus en plus voix au chapitre, il est bon de revenir aux films du gars Ousmane dont les visions historico-poétiques valent toujours le détour. On se retrouve ici dans un village où le kidnapping de la fille du roi va provoquer bien des émois et des tensions... Des tensions au sein du clan du roi (un roi récemment converti à la religion musulmane) entre les héritiers éventuels (son fils, son neveu, le petit imam tout nerveux mais charismatique venu de l'extérieur ?) et des tensions entre ces mêmes musulmans et les Ceddo, des animistes, qui composent la grande majorité des habitants du village ; c'est l'un des leurs, d'ailleurs, qui a enlevé la fille du roi pour revendiquer une certaine indépendance des siens... A noter, pour faire le tour du village, la présence d'un prêtre français aussi muet qu'anodin et d'un bon vieux commerçant colonialiste qui échange ses biens contre des esclaves - des observateurs peu reluisants qui ne joueront pas vraiment un grand rôle dans l'histoire (si ce n'est en distribuant des armes à feu pour exacerber les tensions...).

Si différents "héros" vont se targuer de vouloir libérer la fille (et revenir les pieds devant), petites scènes d'action assez lapidaires en soi, il sera surtout question ici de palabres entre les habitants du village : d'un côté les animistes tentent de calmer la situation, de trouver des solutions, d'aller vers le respect mutuel ; de l'autre, sous la houlette de ce petit imam qui ne lâche rien, un clan sûr de son fait qui, prônant la loi de la charia, est plus à même de vouloir s'imposer par la force que discuter... Nos Ceddo, un peu naïfs et guère organisés, perdront progressivement des plumes dans la bataille (leurs cheveux, leurs habits, jusqu'à leur nom...) et auront bien du mal à se sortir de l'influence de cet imam de plus en plus puissant... Face à ces hommes qui se battent pour le pouvoir et ces Ceddos un peu dépassés par les enjeux, seule une femme, la fille du roi, semble capable de prendre les choses en main... Outre la très belle scène où cette dernière, fièrement, vient donner de l'eau à son preneur d’otage au charme duquel elle ne semble pas être insensible (faut dire que ses autres prétendants se sont quelque peu ridiculisés auparavant...), elle semble la seule à pouvoir sonner la révolte... Une œuvre avec de longues plages de discours un peu plombantes mais qui sait aussi faire la part belle à quelques moments suspendus, tout en musique (Manu Dibango, incontournable) : de la vision hallucinée du prêtre à la mise à sac nocturne du village en passant par ces instants d'observation tendus dans le camp du preneur d'otage, Ousmane Sembene prouve, qu'au-delà du traitement de ce fond très politique et sans pincette (le film sera d'ailleurs interdit au Sénégal), il sait parfaitement traduire en quelques plans (en filmant notamment les simples regards souvent inquiets de ses personnages) toute la poésie qui peut émaner de son peuple. C'est cadeau.

 

6 mai 2024

Toute la Beauté et le Sang versé (All the Beauty and the Bloodshed) (2022) de Laura Poitras

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Pas d'Oscar la nuit dernière pour saluer ce remarquable travail de Poitras sur la photographe Nan Goldin et c'est bien dommage tant la chose recèle de pistes intelligemment entremêlées : il est en effet question ici à la fois de la vie familiale de Goldin (et le suicide de sa très jeune sœur rebelle et lesbienne), de la carrière de Goldin (photographe très en marge dès le début de sa carrière qui porta notamment un regard sur le monde LGBT) ainsi que de ses propres mésaventures sentimentales et, enfin, de son combat contre l'Empire Sackler, une famille qui sut se faire une réputation mondiale comme mécène des Arts auprès des musées... après avoir construit sa fortune sur les opioïdes (du Valium à l'Oxycontin) causant pas moins d'un demi-million de morts... On suit, par grandes plages séquentielles, cette amitié avec cette grande sœur protectrice et le deuil (impossible - et traumatisant) qu'il fallut tenter de faire, les débuts de Goldin photographe dans le milieu gay et lesbien des seventies (avec le gars Waters en figure de proue et son actrice Cookie), sa participation au mouvement artistique new-yorkais en pleine effervescence dans le quartier du Bowery, les terribles années SIDA et ses camarades qui tombent les uns après les autres, puis donc enfin, en fil rouge, ces manifs dans les plus grands musées du monde pour que les musées refusent l'argent des Sackler et pour espérer voir un jour leur nom disparaître de ces lieux... Des combats, des aventures, qui semblent disparates au départ mais dont Poitras fait peu à peu ressortir les points communs... La passivité (et la responsabilité) des parents de Goldin dans la mort de sa sœur (considérée alors par eux comme une personne atteinte de troubles mentaux), la passivité des pouvoirs publics face à cet empire constitué par les Sackler qui rincent à tour de bras les musées dans le monde tout en refourguant en toute impunité leur came mortelle, mais aussi, quelque part, ce fait, en tant que femme, d'avoir eu à subir la violence de ce mâle lambda (un partenaire, jaloux, qui chercha à lui défoncer les yeux... tout un symbole glauquissime)...

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Goldin, marginale parmi les marginaux, sut au cours de ces dernières années, faire entendre sa voix, dans les milieux artistiques, dans le milieu judiciaire par l'intermédiaire de la création de son association PAIN mais aussi dans ce milieu familial où elle parvint, après un long combat, à savoir toute la vérité sur sa sœur. Marginale, oui, mais ultra combattive sur tous les fronts telle un David au féminin. Poitras, par le biais d'un montage très efficace, sachant passer d'une expo photo à une journée d'action, d'extraits de films à un doc sur les parents de Goldin, en donnant toujours la parole en off à Nan qui se confie avec une grande lucidité et avec une vraie dignité sur les difficiles instants (nombreux) traversés au cours de sa vie, parvient à nous faire revivre à la fois toute une époque artistique et tout l'engagement de Goldin pour faire bouger les frontières... Il n'y a qu'à voir la tête confite des Sackler lors de cette visio-conférence judiciaire tendue (en offrant un dédommagement aux victimes, ils échappèrent à toute poursuite pénale, les enfoirés) pour se convaincre que sa foi, à défaut de faire tomber ces pignoufs, a permis de les faire sortir de leur petit confort moral merdique - avant une autre victoire toute symbolique. Un beau combat sur tous les fronts (belle partie, très touchante, que celle sur les multiples victimes du SIDA) que Poitras une nouvelle fois intelligemment "documente".  (Shang - 12/03/23)

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Intéressant documentaire, oui oui, qui m'a pour ma part fait découvrir une photographe que je connaissais mal. Goldin a traversé toute la période des années 60-70-80, celle propice à tous les excès, celle du punk et des clubs, de la drogue et de la libération sexuelle à tout va, celle du "no future" et de la contestation, mais aussi et surtout celle de la mort, du sida, de l'auto-destruction. Elle documente tout ça par des photos à la fois hyper-naturelles et puissantes, et sans avoir vécu ces années-là, on se retrouve grâce à ce film immergé en plein dans l'ambiance : couples interlopes habillés comme l'as de pique, énergie du rock, jeunes drogués jusqu'aux cheveux, individus transgenres joliment bizarres, et également hommes mourant sur leur lit d'hôpital ou déchéance physique, la dame photographie tout, sans fard, sans filtre, comme ça vient sous son objectif. Le film de Poitras fonctionne d'abord sur ce témoignage, qui fait la plus belle partie du film : on découvre ce travail d'une énergie incroyable en se replongeant dans ce bouillonnement artistique si inspirant, et le catalogue des photos de la dame ne cesse de nous émerveiller. La mise en parallèle avec la propre biographie de Goldin est du coup très pertinente, puisque sa vie chaotique est une porte d'entrée pour la compréhension de son univers artistique. On comprend, en découvrant cette sœur, en apprenant la teneur de ses rapports avec ses parents, en suivant ses péripéties avec ses amants, la part de douleur que Goldin devait exorciser, ce qu'elle a fait dans ses photos. Très bien monté pour éclairer une partie (le travail artistique) avec l'autre (la biographie) et vice-versa, le film opère d'excellents ponts et mises en perspective.

Moins convaincu, je l'avoue, par la partie contemporaine, celle où la photographe lutte pour mettre à bas les funestes Sackler. Cette partie prend beaucoup trop de place dans le film, et est beaucoup moins intéressante dans le sens où elle ne dit rien de plus sur le travail de Goldin, sur ses inspirations, sur son univers. C'est juste un autre film, sur le combat d'une femme pour faire reconnaitre le caractère néfaste d'un médicament sur la santé ; que cette femme soit artiste ou non n'importe pas. On suit mollement intéressé cette suite de happenings et de manifs devant les grands musées du monde, et on se dit que c'est peut-être bien Goldin elle-même qui a imposé à Poitras d'inclure cette partie au film déjà très dense qui existait. Elle est en tout cas hors-sujet selon moi. Sur deux heures de métrage, vous avez bien une heure de passionnante, ce qui est déjà très bien.  (Gols - 06/05/24)

 

5 mai 2024

LIVRE : Mikio Naruse : Les Temps incertains de Jean Narboni - 2006

"Il s'agissait d'abord [dans cet ouvrage] de dissiper la brume de clichés sur la musicalité grêle, la fatalité doloriste et la beauté un peu terne et souffreteuse de ce cinéma, pour en souligner au contraire la netteté du trait, la fermeté du récit, la puissance du continu qui y insiste et les vertus d'endurance et de courage qu'il n'a eu de cesse de prôner et de manifester."

 

Pas facile, de prime abord, d'aborder ce cinéma narusien, de ne pas tomber dans la comparaison systématique avec Ozu, un cinéma presque hors du temps, hors des modes et de la politique, un cinéma qui se "contenterait" simplement de s'intéresser aux destins banals des individus, avec leur lot de malheurs, certes, de vie déceptive, mais avec aussi l'envie de montrer des instants de grâce, dans les relations, dans le rapport avec les arts, dans la capacité de jouer, de prendre la vie avec légèreté...  Rien de morne ni de particulièrement spectaculaire chez Naruse, mais une capacité à narrer des histoires très fluides, avec des tournants parfois surprenants, de créer des personnages (de femmes en particulier) attachants, résilients ou combattants. C'est un cinéaste aux traits, au style peut-être moins marqués qu'un Ozu (et merde, c'est reparti : l'ornière...), moins facile sans doute à caractériser, mais dont les films possèdent toujours une âme, un charme qui s'infuse peu à peu dans l'esprit du spectateur. Narboni (difficile ici de revenir sur tous les aspects qu'il évoque, synthétisons au max) évoque avec une grande justesse aussi bien l'art du montage, que celui de la longueur millimétrée des plans du cinéaste, que ces scènes (incontournables quand on a vu tous les films encore existant du sieur) de marche (autant de séquences cruciales dans ses films, des moments où la parole généralement se libère) ou encore ces scènes (nombreuses) d'hôpital des plus signifiantes (comme chez Borzage ? Je ne vous fais pas dire, nom de Dieu). Il est question dans ce livre aussi bien de ses rapports plus ou moins tendus  avec la Shochiku (studio qu'il finit par quitter pour P.C.L puis la Toho), de sa fidélité envers l'écrivaine Fumiko Hayashi (dont il adapta pas moins de six de ses œuvres et ce sans jamais vraiment la rencontrer), ou envers l'actrice Hideko Takamine à l'affiche de dix-sept de ses films, de sa finesse à capter les élans du cœur (souvent meurtri), ou encore de ces personnages féminins si finement ciselés et parfois même difficiles à totalement cernés... Il y a tout cela et beaucoup plus dans ce livre très complet sur l’œuvre narusienne, une œuvre que le gars Narboni semble posséder sur le bout des doigts, faisant des analogies remarquables entre ses films pour en souligner un maximum de caractéristiques marquantes, de traits dominants. Naruse, peintre de la vie courante, un long fleuve jamais tout à fait tranquille ni réellement apaisé, des aléas sentimentaux, portraitiste de femmes où la volonté d'indépendance le dispute aux doutes. Narboni nous ruse et nous fait découvrir tous les boni (subtiles) que l'on pourrait tirer de la vision des films de Naruse. Bien bel ouvrage-hommage tout en analyses pointues entre gris clair et gris foncé.

4 mai 2024

Anselm : le Bruit du Temps (Anselm - Das Rauschen der Zeit) (2023) de Wim Wenders

Vous avez envie de découvrir un artiste contemporain assez fun, qui vous met la patate, provoque en vous des petits rires nerveux ? Passez votre chemin : Anselm Kiefer, artiste contemporain allemand aux œuvres aussi démesurées que "plombantes" (il coule des métaux sur ses toiles, c'est pas franchement un aquarelliste du dimanche... Un type qui fignole ses toiles avec un chalumeau à la main n'est jamais à prendre à la légère), livre une réflexion artistique sur la Mémoire qui vous fait sentir aussi futile qu'une petite plume d'édredon... Affrontant frontalement l'histoire de son pays, n'hésitant pas notamment par le passé (1968-1969) à se mettre en scène dans l'habit de la Wehrmacht du pater en faisant un salut nazi en divers endroits d'Europe (histoire de bien enfoncer le clou sur cette période historique au cas où certains viendraient à la négliger... c'est un peu plus lourd qu'un prépuce, vous en conviendrez), Kiefer livre des œuvres monumentales qui font diablement résonner certaines horreurs humaines dans les couloirs du temps : avions à taille réelle totalement pétrifiés, bibliothèque gigantesque occupée par des livres énormes dans lesquels figurent des images de la Terre vue du ciel, toiles plus grandes que nature traversée par une ligne de chemin de fer terriblement évocatrice, paysages de neige ou de forêt à jamais hantés, travaux rendant hommage au poète roumain d'origine juive Paul Celan, on découvre les yeux grand-ouvert ces œuvres d'art qui s'inspirent aussi bien de l'histoire que de la mythologie...

Wenders nous fait découvrir les divers ateliers de Kiefer au cours de sa carrière avant que l'on ne voie errer l'Anselm dans son domaine impressionnant de Barjac (dans le sud de la France, mais oui) au milieu de ses réalisations. Si l'on goûte sa façon d'aborder la propre histoire de son pays en flirtant plus souvent qu'à son tour avec un poil (de moustache) de provocation, si l'on apprécie ces installations démesurées et ces mises en scène wendersiennes bigger than life (le voir se balader à vélo dans ses locaux est déjà toute une odyssée en soi, le tout étant filmé très classieusement par une caméra avec tout plein de pixels), Wenders n'évite pas non plus parfois quelques petits passages métaphoriques un peu pesants et des scènes de reconstitution (sur l'enfance du sieur) pas toujours probantes.  Avouons tout de même que cet objet filmique permet de donner une certaine ampleur à ces œuvres contemporaines habitées, ce qui n'est pas la moindre des qualités. Prêt pour un voyage pictural dans les affres du temps ? An-selm ! (...)

 

4 mai 2024

LIVRE : Terrasses ou Notre long baiser si longtemps retardé de Laurent Gaudé - 2024

S'il y avait bien un auteur capable de restituer l'émotion drainée par les attentats du 13 novembre 2015 à Paris, c'était bien Laurent Gaudé. Cette édition arrive donc presque comme une évidence : sa prose profondément humaine, très émouvante, restitue avec beaucoup de profondeur les mille et une sensations qu'ont dû vivre les protagonistes de ces événements ce jour-là. Tous, victimes, médecins, sauveteurs, flics, témoins, familles des victimes, ont leur place, et tous sont emportés dans une écriture magnifique et dans un flot continu et unique. Gaudé choisit en effet le roman choral pour tenter de démêler le flot d'émotions diffuses. Son texte, qui adopte le point de vue global de "ceux qui y étaient", sans narrateur, sans personnage défini, est d'une maîtrise bluffante. On croirait, à lire cette sorte de kaddish, que c'est "l'humanité" qui parle d'une seule voix, cette part en nous qui reste bonne, courageuse, empathique, digne face à la monstruosité. Seul Gaudé pouvait oser le truc, et seul lui pouvait le réussir : faire parler non des personnages, mais une entité, qu'on pourrait appeler la dignité humaine. Le texte n'est pourtant jamais abstrait ou bêtement poétique. Au plus près des événements, il raconte avec précision l'émotion d'être en terrasse d'un café ce soir-là, alors que tout allait bien, alors qu'on avait peut-être rendez-vous avec son amoureuse, alors que deux sœurs pouvaient peut-être se retrouver, alors qu'une dispute avec un conjoint nous avait peut-être emmenée là ; la sensation de peur ou d'incompréhension des coups de feu dans une salle de concert bondé ; la douleur physique et psychique de prendre une balle ou de perdre un amour, un être cher, un parent, un ami ; la lente résilience et ce qui restera d’ineffaçable en nous ; enfin la force qui nous pousse à ressortir malgré tout, à recommencer la vie.

 

Tout ça pourrait être au choix : 1 / cucul, mais Gaudé est si près des gens qui ont vécu ces choses que jamais il n'est pris à tomber dans la mièvrerie, toujours juste quand il s'agit de mettre des mots sur les sensations ; 2 / de l'appropriation culturelle, mais tout est tellement senti qu'on ne peut que voir que tout est vrai, que les protagonistes ont réellement éprouvé ces choses, et que Gaudé ne parle pas "à la place" des témoins de ces drames mais en tant qu'être humain sensible ; 3 / trop lyrique, mais ce défaut (un peu habituel chez lui) est ici effacé par l'aspect concret, trivial, des faits. Terrasses est donc parfaitement réussi, parce qu'il traite le sujet par son biais le plus direct : l'émotion qu'il dégage. Écrit avant tout pour les survivants, comme une tentative de consolation par les mots, il se change peu à peu en manifeste humaniste pour une société résiliente, qui se relève malgré tout et continue à boire, à danser, à rire et à se rencontrer. Certaines réflexions du livre sont bouleversantes, et on sent que le bougre s'est bien renseigné avant d'écrire ces lignes ; d'autres montrent un écrivain très ancré dans le monde contemporain, et on se rappelle de Eldorado, de Danser les ombres ou de La porte des enfers dans cet aspect presque documentaire des choses. Mais c'est surtout la profonde empathie qu'il a pour ses "frères humains" qui finit par emporter complètement l'adhésion. Un très beau texte d'une brûlante nécessité. (Gols 25/04/24)

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"L'Histoire fera le récit des faits.

Qui fera le récit des âmes ?"

 

C'est par ces quelques mots préliminaires que l'on ouvre ce dernier Gaudé et faut reconnaître qu'il est fort, le Laurent, pour évoquer ces âmes mortes, comme les vivantes d'ailleurs (blessées, meurtries), qu'il se révèle à la fois le roi de la prosopopée et de l'épopée des gens de bien. Plutôt que de faire le simple récit, précis, d'une ou deux ou trois personnes, il préfère, lorsqu'il évoque ces personnes aux terrasses des cafés, celles au Bataclan, ces médecins, ces policiers, rester plus ou moins dans le vague comme si finalement, même si chacun est unique, ces personnes, ces prénoms étaient presque interchangeables - tant ils font partie du même peuple, le peuple des gens qui aiment, le peuple des gens qui boivent un verre pour le plaisir, le peuple des gens qui dansent, le peuple des gens qui aiment vivre. De l'autre côté, à peine quelques mots pour évoquer ces êtres du sinistre, de l'horreur, de la sauvagerie. Il est préférable de s'intéresser, de rendre hommage à toutes ces personnes qui se sont retrouvés au mauvais endroit au mauvais moment ; car cela aurait pu tout aussi bien être nous, car ces personnes sont et resteront une partie de nous, en nous : des gens qui étaient du côté des vivants, de la vie et que ce putain de hasard dans la main de barbares est venu faucher sans véritable raison. Gaudé trouve les mots justes pour nous conter ces derniers instants avant l'horreur, puis pendant, puis après, trouvant le ton pour évoquer avec pudeur et respect tous ces êtres touchés, détruits à jamais ; il nous troue le cœur à l'occasion en évoquant en quelques mots, en quelques paragraphes, cette Julie mourante, ce Mathieu consolant, deux personnes qui ne s'étaient jamais croisées avant, reliées par le plus grand des hasards dans la mort, soudées pour toujours. Il ne cherche point par ailleurs à surjouer les émotions mais c'est ému que nous quittons cet ouvrage bourré d'humanité, sensible, sensé. Terrassant mais joliment pudique. Praise the Gaudé. (Shang 04/05/24)

3 mai 2024

LIVRE : Les Tourmentés de Lucas Belvaux - 2022

On reste dans les polars relativement captivants, allez, disons-le, avec ce premier essai littéraire assez réussi de l'ami Belvaux. On pourrait tenter de résumer l'histoire en deux lignes :  un ex-mercenaire, Max, au service d'une jeune femme richissime, Madame, va aller chercher dans la rue un ancien camarade de mission impossible, un certain Skender ; Madame, en mal d'aventures et au passé trouble, va proposer 3 millions à Skender pour participer à une chasse à l'homme dont il sera la proie - une aubaine pour ce dernier qui aimerait se racheter aux yeux de son ex-femme et de ses deux gosses. Et c'est parti pour une histoire où, à chaque chapitre, on change de narrateur : Max entraîne Madame pour le jour J (sur un territoire donné en Roumanie, elle a trente jours pour retrouver Skender et le tuer ; s'il survit après ces trente jours, il sera libre), Madame entraîne ses deux chiens , Skender se rapproche des siens et reprend la forme pour être pour ce combat "ultime", suicidaire... Un challenge physique avec la mort en point de mire... Avant ce mois fatidique, chacun tente de donner le meilleur de lui-même : Skender se rend enfin disponible auprès de son ex petite famille, Max, fidèle servant, et Madame, boss intouchable, se découvrent une certaine complicité... Avant la chasse à l'homme, une sorte de chasse sentimentale est lancée. Pour le meilleur ou pour le pire ?

 

Alors oui, je sais, le problème avec ce concept de narrateur différent est de trouver pour chacun un style différent - Belvaux échoue quelque peu à ce niveau-là (il faut ainsi plusieurs lignes, bon dieu, parfois, pour savoir qui a la parole ; de plus, il démultiplie en chemin les narrateurs en donnant la parole à l'ex compagne de Skender et à l'un de ses gamins (n'est-ce pas un peu en trop ?)). Ces quelques réserves émises, avouons que l'on se prend rapidement au jeu de ce challenge morbide, salivant d'avance devant cette chasse zaroffienne tant promise et qui s'annonce sanglante (elle sera armée, pas lui, mais aura l'opportunité, le cas échéant, de la détruire de ses mains...) Même si, même si, Belvaux se fait un malin plaisir à prendre tout son temps pour nous montrer à quel point ces trois êtres si tourmentés et au passé si traumatique tentent, en attendant cet événement crucial, de reprendre pied, voire de reprendre goût à la vie... Nos âmes qui semblaient perdues d'avance nouent des relations amicales, sentimentales avec le commun des mortels et remettent quelque peu en cause, progressivement, leur tendance maladive à l'auto-destruction... C'est assez bien tenu, jusqu'au bout, et on se mettrait presque à croire, malgré ces circonstances de départ on ne peut plus glauques, à un éventuel miracle où chacun pourrait trouver en quelque sorte sa rédemption... Mais le noir n'est-il pas plus fort que tout ? A voir... Quoiqu'il en soit, Belvaux montre au passage une belle capacité à hameçonner son lecteur et à le ferrer jusqu'à l'épuisement. Qui part à la chasse ?

2 mai 2024

Vermines de Sébastien Vaniček - 2023

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Journée "araignées" chapitre 2. Que ça fait du bien de voir un premier film ambitieux, qui impose d’entrée de jeu un style, un regard, une façon de faire, une marque. Ce Sébastien Vaniček arrive vraiment d'une contrée qu'on n'attendait plus sous nos latitudes, celle du film-catastrophe mêlée d'horreur, et apporte une preuve éclatante que le cinéma de genre se porte très bien en France. Le genre, il y est en plein : Vermines s'intéresse à un groupe enfermé dans un immeuble et sujet à une menace de plus en plus grandissante : l'un d'eux à laissé s'échapper une araignée venimeuse, et celle-ci n'est pas prête à se laisser écraser comme un vulgaire faucheux. Se multipliant façon lapin de garenne, elle donne naissance à des araignées de plus en plus nombreuses et grosses, qui se mettent à pulluler dans les cages d'escaliers ou celles, thoraciques, de leurs victimes humaines. Des bestioles parfaitement dégueu que devront affronter en particulier trois garçons et deux filles terrifiés.

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Le décor est une banlieue urbaine classique, avec accent, petits trafics et disputes qui partent au quart de tour. Ce contexte est utilisé, les jeunes acteurs, tous franchement bluffants, rivalisant de coups de gueule et de "ouech" vigoureux. Mais Vaniček n'exploite qu'à peine la symbolique trop facile de la vermine bouffée par la vermine. C'est à peine si on sent la charge anti-flics et l'ostracisation de la jeunesse de banlieue. Vermines n'est pas un film à thèse, n'est pas un film de Kassovitz, n'est pas un film réservé aux jeunes. Mais en lieu et place, on a droit à la mise en scène impressionnante de la terreur, qui confine plus souvent qu'à son tour à la virtuosité. L'utilisation du son, par exemple, est géniale : les araignées se déplacent avec une sorte de petit feulement très discret qui vous rentre dans l'oreille, et leur arrivée est soulignée par une musique anxiogène au possible (le violon et le film d'horreur, tout un poème). Dans des plans souvent longs, qui ne cherchent pas à vous faire prendre des vessies pour des lanternes et du montage cut pour du rythme, il multiplie les moments de bravoure avec un premier degré qui laisse bouche bée : la scène de traversée d'un couloir sous-éclairé rempli de toiles d'araignée, la séquence sadique et hitchcockienne de nettoyage de la tuyauterie par une employée, la longue scène de chaos final, sont autant de grands moments dans lesquels Vaniček nous immerge corps et bien. Les effets spéciaux au taquet (mis à part ce gros monstre final, qui ressemble plutôt à une grosse peluche), les jeunes comédiens crédibles à mort (ma préférence à Jérôme Niel, vraie gueule et diction très originale), le sens inné des situations, le goût pour les effets bien dégueu (le corps de cette vieille femme qui craque sous les attaques des araignées qu'elle renferme), tout ça force le respect : on avait pas été aussi tenu depuis bien longtemps. 

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Par-dessus tout ça, le film dessine une solidarité entre habitants de l'immeuble, une sorte de communauté parallèle qui vit loin de la société, et parle habilement et positivement du monde de la banlieue. Le danger vient plus de l'extérieur que des petites disputes sans conséquences qui se déroulent à l'intérieur : la jolie séquence d'ouverture nous emmène au Moyen-Orient (clin d'oeil à L'Exorciste ?) et déclenchera la réelle menace, l'araignée, donc ; et l'autre ennemi sera les flics, qui préfèrent confiner les victimes des arachnées plutôt que tenter de les sauver. Alors certes, les dialogues ne sont pas tout droit sortis de Shakespeare, certes ça gueule beaucoup, certes Vaniček abuse un peu des morceaux de rap à tue-tête ; mais tout ça n'y fait rien : voilà un vrai grand film d'horreur français, on s'incline avec respect. (Gols 10/01/24)

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Oui, bon forcément, il fallait que je mette ma petite patte, histoire de calmer toute euphorie golienne devant la chose... Ce montage ultra-cut donnant des scènes où l'on perd tout repère dans l'espace, ces dialogues trop dans le genre (téma le cetru ! Wesh non, trop te pas !), cet effet de crécelle à chaque fois qu'une araignée gigote (toutes ces putains d'araignées du désert ont bouffé un morceau de ladite crécelle), ces types qui hurlent dès qu'un petit truc galope sur leur main (moi qui ai une vrai phobie des araignées, cela me faisait surtout marrer, diable ! - eh putain, crie moins fort, c'est juste un insecte), cette musique assommante... Pfiou, il fallait bien que je sois à moitié dans le coma pour pouvoir supporter la chose jusqu'au bout... Et pourtant, croyez-moi, je n'ai pas cessé d'essayer de piocher des petits trucs en creux (c'est toujours bien, les trucs en creux, dans les films d'horreur, cela permet de se dire qu'on perd pas complétement son temps) : plongée dans la bonne vieille époque du confinement où chacun, finalement, se méfiant même du voisin (alors qu'un certain élan solidaire semblait pouvoir régner au départ), finit par tenter de penser avant tout à sa petite survie cloisonnée..., évocation d'une véritable "jungle" des banlieues où l'araignée devant survivre dans des conditions encore plus dures que dans le désert (putain, une chanson de Jul, ta mère !) en arrive à se démultiplier et à grossir à vitesse grand V, dézingage en bonne et due forme des flics qui, bien que cherchant à jouer aux sauveurs, déciment la moitié des gens par leur attentisme et leur manque de courage, critique du petit personnel asiatique en charge de la propreté (mais incapable de bien nettoyer dans les coins, bombant à tout va comme des brutes du ménage)... On ne peut pas dire qu'il manque d'éventuelles pistes à explorer en sous-main... Malheureusement, aucune n'est vraiment creusée et on doit souvent se contenter de frémir plus que de réfléchir... C'est surtout là que la bât blesse : après des débuts prometteurs (où est cette putain d'araignée ? l'absence, toujours le meilleur moyen pour foutre les chocottes), on sort la grosse artillerie d'araignées virtuels et les effets spéciaux sont franchement méchamment too much (on se croirait sur un circuit de formule 1)... Même cette traversée du couloir m'a semblé longuette (tu dois juste courir en te penchant, frère, si tu veux t'en sortir, mais cesse de lambiner bordel). Bien tenté, moui, pas convaincu... En fait, c'est surtout les scolos qui me... (Shang 02/05/24)

 

29 avril 2024

Le Squelette de Madame Morales (El esqueleto de la señora Morales) (1960) de Rogelio A. González

Le noir va bien au teint du Mexicain, pour preuve, s'il en fallait encore une, ce magnifique petit récit d'un craquage au sein d'un couple... D'entrée de jeu, et par les temps qui court, on pourrait avoir une certaine tendance à voir en cette histoire un portrait guère flatteur des femmes... Dépassons cela tout de suite, si vous le voulez bien, en annonçant clairement la couleur : notre héros est mariée avec une chieuse intégrale, un poison absolue et l'on pourrait tout aussi bien voir les rôles s'inverser... Même quand l'homme semble vouloir prendre quelque liberté envers sa femme en la poussant un brin pour avoir un rapport conjugal, il finit par être vaincu par la chienlit, les remarques désagréables de sa compagne et se retirer en silence - coupons donc là sur ce thème pour en arriver à l'essentiel : Gonzalez livre avant tout ici un portrait guère reluisant de ses contemporains, se révélant aussi acerbe envers la société cul-bénite, les bourgeois donneurs de leçon qu'envers finalement ces buveurs invétérés dont les propos tournent affreusement en rond... Mais venons-en au fait principal : notre héros, le Dr Morales, décide, après une ultime vexation, de supprimer sa femme ; taxidermiste émérite, dans son laboratoire habité par d'étranges créatures, il a sous la main tous les produits pour 1) la tuer 2) la faire disparaître... Aimant au besoin à discourir sur le crime parfait, il se dit qu'il a peut-être trouvé le meilleur biais pour y parvenir, tout en gardant en tête que le moindre petit oubli pourrait être fatal (en italique, cela s'impose ici).

C'est noir oui, c'est surtout délicieusement caustique tant le portrait de cette humanité ressemble, tout comme ces créatures empaillées, à un petit musée des horreurs : prêtre vénal, prêcheuses opportunistes et incontinentes (pour ne pas dire pisse-froid), bourgeois ultra-moralistes, fêtards invétérés, le Dr Morales passerait presque pour l'être le plus sain au milieu de ses comparses... Il a certes des envies de meurtre (ce qui est mal,  rappelons-le) mais avouons que sa femme fait tout pour le pousser à bout, le manipuler, l'humilier, le frustrer... Lorsqu'il décide de passer à l'acte, ce n'est pas sans avoir un petit rictus malsain de plaisir au bord des lèvres et je me serais presque surpris à ressentir une certaine l'empathie pour le bougre (ce qui est mal, too). Le plus remarquable, messieurs-dames, dans l'histoire, c'est que cela est filmé avec toute une petite grammaire cinématographique absolument gouleyante (plongée sur notre héros rabaissé et écrasé par son sort, contre-plongée troublante sur des personnages complotant, utilisation remarquable de la profondeur de champ pour donner toute sa place et son rôle à ce décor envoutant et inquiétant, noir et blanc superbe avec jeu "parcimonique" sur les ombres et la lumières aux moments opportuns). Gonzales réussit donc parfaitement au niveau du ton (entre drôlerie et cynisme) et de la forme (un huis-clos dans l'antre, dans le zoo malade du professeur où défile toute une faune d'individus peu recommandables...) à nous séduire - et ce jusqu'à ce final d'un noir d'outre-tombe(s). Un noir définitivement bien en chair. CQLT.

 

29 avril 2024

LIVRE : Je ne suis pas un héros (Cause for Alarm) de Eric Ambler - 1938

Petite lecture du gars Ambler (eh ouais, on lit les commentaires... et les conseils avisés) et découverte de ce polar qu'on imagine rapidement pouvoir intéresser un Reed ou un Hitch... Il y a ici divers éléments classiques du thriller : un type un peu naïf (représentant une firme anglaise, il part vendre en Italie (dans cette fin des années 30) des machines pour fabriquer des obus... son prédécesseur est mort prématurément (écrasé en pleine nuit par une voiture) mais rien ne lui met la puce à l'oreille...) va vite se retrouver entouré d'espions en tout genre : italiens, bien sûr, mais aussi yougos, ou allemands ou américains ou russes (le problème des espions, c'est qu'on ne sait jamais vraiment qui ils représentent...)... Des menaces qui se font de plus en plus précises autour de notre homme qui vont le conduire dans une traversée folle et dangereuse de l'Italie (dans tout plein de trains, forcément) jusqu'à la frontière suisse...

 

Oui, c'est assez palpitant, tant notre homme (jeune ingénieur sans le sou, gentil romantique amoureux d'une jeune fille qu'il a laissé derrière lui...), parti un peu la fleur au fusil, va vite voir la situation lui échapper ; alors même qu'il pense au départ uniquement faire son petit boulot sans trop se disperser avec des inconnus, il va se faire embringuer par des individus plus ou moins louches dans des aventures mettant sa vie en péril ; recherché par la police local comme un véritable ennemi public numéro un, notre petit Anglais va plus d'une fois trembler dans son caleçon en fil d'Ecosse à mesure que l'étau se resserre... Des marches forcés, un temps glacial, des individus dangereux, des trains de marchandises ou de voyageurs dont il faut s'extraire avec malice : on aura notre lot de minimes trépidations du cœur... Même si, sur la fin, cet épisode en Suisse paraît un peu "en trop", notamment au niveau du rythme (un  épisode pour dénoncer la paranoïa des hommes en ces temps troubles, la folie des scientifiques ? Peut-être, mais on sort malheureusement un peu platement de la tension mise jusque-là sur la tête de notre héros), on referme le livre déjà pret à se reprendre une petite dose d'Ambler à la moindre occasion. Je ne suis pas un héros : les faux pas finissent toujours par vous coller à la peau...

27 avril 2024

LIVRE : Lettres à la N.R.F. - Choix 1931-1961 de Louis Ferdinand Céline - 1991

"Le récit commence Place Clichy, au début de la guerre, et finit quinze ans plus tard à la fête de Clichy. 700 pages de voyages à travers le monde, les hommes et la nuit, et l'amour, l'amour surtout que je traque, abîme, et qui ressort de là, pénible, dégonflé, vaincu... Du crime, du délire, du dostoïevskysme, il y a de tout dans mon machin, pour s'instruire et pour s'amuser."

 

Quel beau résumé très concis du Voyage au Bout de la Nuit où on retrouve, en quelques mots délicatement choisis et avec ce phrasé et cette hargne inimitables tout Céline... Des lettres, donc, dans lesquelles on ne peut que reconnaître ce style hallucinant aussi flamboyant que noir mais où l'on voit aussi un homme terriblement aigri, chiant comme la pluie auprès de son éditeur, d'une mauvaise foi absolue (à côté, avec Gols on est définitivement des petits joueurs - on se voit ce week-end, comme une fois tous les dix ans, je prévois deux morts), et affreusement radoteur... Que ce soit ce pauvre Jean Paulhan (avec lequel il finit par se brouiller) ou Gaston Gallimard himself (un rock, inamovible, stoïque), il leur répète trois mille fois les mêmes choses (la parution de ses livres en poche, et surtout... dans la fameuse collection de la Pléiade, des avances, des augmentations...) jusqu'à la lie... Seul Roger Nimier se montrera apte jusqu'au bout à raisonner l'homme et à répondre un tant soit peu à ses demandes... Jusqu'au bout, on ne peut pas lui enlever, Céline se montre en colère, déçu, combattif, chieur, agressif, frustré. Le problème majeur, en quelque sorte, c'est que, s'il n'a rien perdu de sa verve littéraire, ses livres se vendent moins... Il est le premier à vouloir minimiser la publicité autour de ses livres pour ne pas avoir de problème avec le gouvernement et la justice, et le premier à ne pas comprendre qu'on n'essaie pas de faire... plus de battage autour de ses publications... Dieu sait que Paulhan et Gallimard prennent leur responsabilité en essayant de défendre Céline dans cet après-guerre qui ne lui est guère favorable... Au delà de tout intérêt personnel, ils font tout pour que l'écrivain continue d'être lu. Mais Céline n'est pas du genre à éprouver une quelconque empathie à leur égard (même s'il dédicace l'une de ses œuvres à Gaston Gallimard... cet hommage sera vite suivi de multiples noms d'oiseau à son encontre...). Céline, un homme en colère, putain, à vie.

 

A part ces petites querelles de clocher en rapport avec  le monde de l'édition, on peut tout de même parfois, ici ou là, rire des analyses fines que Céline fait de la littérature. Qui d'autre que lui à aussi bien parlé de Proust, et surtout en des termes aussi élogieux ! :  "Oh Proust, s'il n'avait pas été juif, personne n'en parlerait plus ! et enculé ! et hanté d'enculerie. Il n'écrit pas en français mais en franco yiddish tarabiscoté en dehors de toute tradition française. Il faut revenir aux mérovingiens pour trouver un galimatias aussi dégoûtant." Hein ? Oui, bon, ce n'est pas un bon exemple... Il n'a souvent que peu d'égard envers ses pairs contemporains... et les autres. En règle générale, d'ailleurs, on sent qu'il a toujours une petite dent envers les Juifs, les homos, les Gaullistes, les hommes, l'humanité, le cosmos, les trous noirs... Oui. Rares sont les remerciements et les louanges sous sa plume... Mais au niveau du sens de la formule, on se régale plus souvent qu'à son tour : "Ils vont enculer la mouche au vol pour me trouver criminel de je ne sais quel crime... mais ils vont y parvenir !" Enculer une mouche, c'est déjà ardu et pervers... mais en plein vol, avouons que c'est encore plus subtil... Bref. Des lettres qui dévoilent tout le caractère hargneux de cet écrivain aussi génial que (méchamment) provocateur, aussi inventif que mesquin.

26 avril 2024

La Marge de Walerian Borowczyk - 1976

C'est le printemps, les esprits s'émoussent, les extrémités rougeoient, il est temps d'envoyer un peu de film de boule. Mon choix s'est arrêté sur Walerian Borowczyk, dont j'avais entendu vanter les mérites, et qui promet, avec ce film affichant Sylvia Kristel et Joe Dallessandro en vedette, de m'en donner pour mon argent en terme d'érotisme bon enfant. Le bougre s'attaque à l'adaptation d'un livre de Pieyre de Mandiargues, dont je gardais un souvenir assez vénéneux d'une lecture adolescente.  Voici donc l'histoire édifiante de Sigismond, brave père de famille comblé, ayant juré fidélité à sa charmante épouse (dénudée plus souvent qu'à son tour), et qui se voit un jour contraint d'aller à Paris pour raisons professionnelles. Hop, au revoir bibiche, je reviens dans quelques mois continuer notre idylle sans nuage. C'est mal connaître la capitale, qui réserve dans ses bas-quartiers suffisamment de tentations illicites pour briser n'importe quel ménage. Celui de Sigismond va l'être par la présence envoutante de Diana, prostituée fatale qui met à bas toutes les promesses de notre homme. Avec elle il va vivre quelques folles journées toutes de chair offerte, avant de buter sur la triste réalité de la vie : c'est bien beau d'aller forniquer en oubliant femme et enfant, mais le karma se charge de vous rappeler à l'ordre, et le film se terminera dans la tragédie.

Grosse erreur de Borowczyk : avoir inversé l'ordre du roman. Chez Mandiargues, c'est la mort de la femme et de l'enfant de Sigismond qui le pousse à aller vivre cette histoire érotique, comme un chant du cygne, avant de se flinguer. Ici, la nouvelle n'arrivera qu'à la toute fin, et du coup les motivations de notre homme s'en trouvent bien moins glorieuses : il trompe juste son épouse. Ce n'est pourtant pas la seule erreur qu'on trouve là-dedans, la principale consistant surtout à laisser toute trace de rythme et de narration au vestiaire. Le film stagne comme c'est pas permis, ne racontant strictement rien pendant une bonne heure. On assiste simplement aux déambulations du héros dans les bas-fonds de Paris, zyeuté par des filles faciles qui lui font les yeux doux, et qui finissent la plupart du temps par exhiber leurs organes devant la caméra complaisante du cinéaste. Au premier rang desquels, donc, la volontaire Sylvia Kristel, que le cinéaste envisage dans sa seule moitié inférieure. Aucun trouble, aucune audace pourtant dans les scènes érotiques, nombreuses : Borowczyk se montre finalement bien prude dans leur abord, et filme sagement quelques culs nus et quelques poils pubiens sans autre invention. Ce qui fait qu'au final, on a un film tout de même bien chiant, qui ne raconte rien, et d'autre part assez mal monté et joué ; un film inutile en tout cas, si ce n'est pour refaire sa discographie, la somme d'inspirations que le gusse déploie dans la bande originale (de Pink Floyd à Charles Dumont) frôlant la schizophrénie.

 

25 avril 2024

LIVRE : Dead Stars de Benjamin Whitmer - 2024

Benjamin Whitmer, que l'on a toujours apprécié dans ces colonnes, nous revient avec une histoire de famille, forcément rugueuse, mais pas seulement. S'il sera, as usual pourrait-on oser, question de violence (violence du père, de ses deux fils aussi, héritiers malgré eux du principe quelque peu contestable où "la fin justifie les moyens"...), il sera aussi fait allusion, en toile de fond, à cette usine pour le moins opaque qui s'est installée dans ce bled du Colorado et qui a bouleversé totalement son équilibre, son côté paisible... Une entreprise pour le moins secrète et tentaculaire qui deale avec le plutonium et autres matières éminemment dangereuses... Une usine malsaine qui semble, d'une certaine façon, avoir irradié directement les relations humaines...

 

Au départ il y a une disparition : le fils de Hack, Randy, parti en fin de soirée à la recherche d'une vidéo, est introuvable... Hack, qui a en grande partie élevé seul ses enfants et qui est loin d'être un homme exemplaire, va devoir renouer avec ses proches (son frère, Whitey, avec lequel il a quasiment perdu contact, son père, Robin, auquel il ne parle plus tout) et compter sur sa fille, Nat, ado en pente douce sur le chemin de l'alcoolisme, pour mener l'enquête... Quant aux habitants de cette ville de Plainview que Hack s'est mis à dos (en contactant notamment un journaliste qui mène sa petite enquête sur l'entreprise qui fait tourner la bourgade), difficile de croire que ces derniers apporteront leur soutien aux recherches... Bref, Hack, seul contre tous, s'engage sur un terrain miné pour retrouver celui qui compte pour lui (avec sa fille) plus que tout au monde...

 

Une recherche qui part, on peut le dire, sur de sales bases, qui s'annonce, même, comme une gageure tant les résistances, envers Hack, de la population voire de ses proche, sont sensibles ; nonobstant, ce dernier, ancienne petite gloire du rodéo, avance tête baissée... On peut même dire qu'allié à son frère, on a véritablement affaire à deux terreurs - coups de poings, couteaux, fusils, ils disposent de tout un arsenal pour faire avancer leur enquête. Comme des bourrins, des bulldozers... A défaut de soulever des pistes probantes, ils vont surtout, en cours de route, remuer un passé qui sent la tourbe... Qu'il s'agisse des relations (violentes et jamais apaisées) avec son père, de la disparition de son ex-compagne, Joy, devenue junkie, de ses relations avec Rose, une femme mariée avec un ingénieur, rien n'est simple pour Hack, rien n'est limpide : les révélations vont pleuvoir, les complications s'accumuler... Une recherche à tombeau ouvert, pleine de furie et de drames divers dans un contexte politico-environnemento-économique pour le moins malsain... Plus le livre avance, plus l'on semble s'enfoncer dans les cercles de l'enfer... Un Whitmer qui paraissait, au premier abord, avancer en ligne droite, évoquant de simples petits soucis familiaux mais qui va se révéler, à l'usage, beaucoup plus trouble et complexe, évoquant au passage tous les traumas de ces personnages principaux coincés dans cette Amérique de la périphérie qui prend des allures de cauchemar atomisé. Une plongée glauque (et prenante ; souvent perturbante tant la violence des sentiments fait rage) où chacun va tenter de survivre en laissant "la merde (véritable leitmotiv du bouquin) au niveau de la chaussure" - tout en pataugeant dedans (au moins jusqu'à la taille) de bout en bout...  Des étoiles mortes, du noir, encore un brin d'espoir ? Un polar puissant qui laisse KO debout.  (Shang - 09/04/24)

 

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Arf, oui, on ressort avec une gueule de bois carabinée de ce bouquin, et pas seulement à cause des rasades de vodka que s'envoient les personnages toutes les 3 pages. Ce thriller à la trame finalement assez classique n'est qu'un prétexte pour Benjamin Whitmer pour déployer toute sa noirceur concernant le genre humain, la civilisation américaine et les atavismes de ses contemporains. Armé d'une solide philosophie nihiliste, qu'il nous offre gracieusement au travers de formules imparables tout au long de sa trame, il affiche une amertume déprimante quant à la violence éternelle et inextinguible de la race humaine : pas un personnage pour sauver l'autre dans cette smala torve, ni le "héros principal", nid de rancune et de traumas mal digérés, qu'il tente d’oublier dans les rodéos ; ni son frère, brutasse qui réfléchit après avoir frappé, engoncé qu'il est dans ses vérités toutes faites ; ni leur père, véritable monstre à l'origine de tout ce Mal ; ni même la petite Nath, qu'on plaint au départ d'être née dans ce lit de violence, mais qui effraye de plus en plus au cours du roman, complètement prise dans cette spirale de mort et d'alcool. C'est effectivement l'héritage familial qui a définitivement vicié cette famille, mais c'est aussi l'influence de cette misérable ville-prison (réminiscence du formidable Evasion, précédent roman de Whitmer), construite entièrement autour de l'usine à plutonium, et dont la toxicité semble avoir envahi les habitants eux-mêmes. Car ce n'est pas seulement la famille Turner qui est mortifère ; c'est tous ceux qui les entourent, habitants de Plainview voués au crime, au mensonge, à l'omerta, aux trafics d'armes et d'âmes...

 

Autant vous dire qu'on est pas tout à fait dans des ambiances rose-bonbon. Même si la violence explose relativement rarement, Whitmer préférant de toute évidence les dialogues et les atmosphères à l'action, elle est omniprésente dans les rapports entre les personnages, et elle imprègne tout le livre. Cette philosophie du mal, déployée dans un style impressionnant de sécheresse, toujours intelligente malgré son pessimisme crasse, rythme par ses aphorismes la trame, et finit par la surpasser. On note en effet quelques petites longueurs sur le dernier tiers du livre du côté de l'intrigue qui s'enlise un peu. Mais on reste stupéfaits par l'écriture de Whitmer, qui ne lâche jamais rien au niveau de la noirceur, de l'économie de moyens, de la précision : les dialogues, nombreux, sont des modèles avec leurs ellipses qui sont comme des gouffres (on met souvent deux-trois répliques à savoir de quoi on parle exactement), avec leur rythme impeccable. Mais tout l'univers mis en place grâce au style est impressionnant de maîtrise. Alors même si la trame est un poil surfaite et sa résolution un peu décevante, on ne peut que s'incliner devant la singularité de cet écrivain hors-normes. Genou à terre, même...  (Gols - 25/04/24)

24 avril 2024

Risky Business (1983) de Paul Brickman

Comme nous le rappelait récemment l'un de nos fidèles commentateurs, les années 80, quand même, c'était l'ère cinématographique du fric et du capitalisme roi, non ? Paul Brickman, qui n'est pas resté particulièrement dans les mémoires, trousse un petit film gentiment critique sur ces années Reagan avec dans le rôle-titre le poupon et poupin Tom Cruise (qui est encore, lui, dans les mémoires... et n'a pas pris de rides, le con... ahhh le miracle de la scientologie, cette science humaine pourtant parfois si décriée...)... Sans y aller franchement au scalpel, Brickman parvient tout de même à rendre compte de ces années money money money puisque l'argent domine tous les débats... Par le biais de ce gros naïf de gamin de riche Cruise, il va être question d'un business peu reluisant : ce dernier, papa et maman partis en vacances, va d'abord se la péter dans la Porsche interdite de papa ; puis, encouragé par l'un de ses potes un peu grande-gueule, il va franchir un grand pas dans l'émancipation puis l'esprit de la libre entreprise ; il fait appel tout d'abord à une call-girl (Rebecca de Mornay, la blondasse au grands yeux de poupée vintage) puis, devant rembourser les réparations de la Porsche qu'il a quelque peu abîmée, par l'intermédiaire de Rebecca, à tout un réseau de jeunes femmes ; fournir des gonzesses de luxe à ses potes friqués, voilà un business pour le moins juteux... pas sans risque, non (un méchant petit maquereau revanchard veille), mais tellement succesful...

De la thune, de la donzelle tout en brushing peu farouche, des soirées classieuses entre potes bien élevés... On savait s'amuser à cette époque, c'était tellement mieux avant, comme diraient en choeur Pascal Praud et Sardou - et surtout dans la politesse et le respect des genres (chacun dans son rôle, quoi)... Tout ça est filmé de façon aussi lisse que les lunettes noires de Cruise sur lesquelles glissent les questions morales ; et il est même possible, en se moquant au passage de papa-maman si frustrés et vieux jeu, en (bon chasseur de) prime, que notre héros trouve l'amour (enfin disons l'intérêt commun) avec sa blonde... Chicago 1983, Capone reviens putain !!!! Ça ne pète pas très haut, certes, mais cela constitue un témoignage doucettement satirique de ces eighties si auto-entreprenantes et dévouées au dieu argent. Mignon, comme les bajoues toutes rondes du Tom avec sa coupe de play(boy)-mobil.

 

24 avril 2024

LIVRE : La plus précieuse des Marchandises de Jean-Claude Grumberg - 2019

Le syndrome Matin brun est de retour. Souvenez-vous de ce minuscule bouquin qui avait fait un succès monstrueux, et qui, quand on l'ouvrait, ne savait que vous raconter un conte un peu bêbête sur l'intolérance, renvoyant Orwell et Huxley à leurs études. La plus précieuse des Marchandises, même s'il est beaucoup mieux, même s'il est travaillé avec plus d'intelligence, est sur le même créneau : raconter des événements connus de tous, mais traumatiques pour tous, et le faire dans une langue simple, accessible à tous, presque enfantine, pour lui donner toute l'universalité nécessaire. Autrement dit, comme dans un conte, il re-raconte toujours la même histoire, la façon de le faire faisant la nuance plus que les détails de la trame. Bon. J'ai peu d'estime pour Matin Brun, et j'ai grincé des dents au départ de ce petit livre, écrit comme un conte d'Andersen, ou en tout cas dans une écriture qui tente d'en copier le style. Le style de Grumberg, rompu, depuis des années qu'il écrit pour le théâtre, à l'humour ironique et aux bons mots, n'a plus grand chose à faire pour être brillant ; encore faut-il qu'il soit pesé, et là, dans cette parodie de contes, il échoue un peu à tous les postes : et à rendre les personnages attachants et autres que caricaturaux, et à instiller de l'horreur et de l'étrange, et à cultiver le merveilleux, et même les règles essentielles du conte ne sont pas vraiment respectées (en terme de répétitions, de montée du suspense, de contrepoint). Bref, c'est bizarre mais on dirait que Grumberg n'a jamais lu de contes traditionnels, ou n'en a retenu que la surface, ou au mieux qu'il tente dès les premières pages de balancer le genre aux orties. Curieux alors d'avoir choisi ce genre-là pour raconter son histoire.

 

L'histoire est d'autant plus émouvante qu'on apprend à la fin qu'elle a pour base la réalité concrète de son auteur. Pendant la déportation des Juifs, un bébé est lâché d'un train en pleine forêt, son père avide d'offrir un espoir de survie à sa fille. La "marchandise" est récupérée par une brave bûcheronne miséreuse qui va braver le froid, la faim, et la milice pour faire vivre sa fille adoptive. Une histoire de Juste, donc, comme on en a lues des centaines, mais qu'il est toujours bon de se remettre sous les yeux de temps en temps histoire de vérifier que, même au plus profond de l'horreur, l'espoir de voir fleurir l'Humanité est toujours là. Grumberg n'a rien à raconter de plus que ça, c'est-à-dire cette histoire tristement horrible de déportation, de mort, de lutte pour la survie, et si elle ne l'avait pas touché de près, on se demanderait un peu le pourquoi de cette énième pierre apportée au devoir de mémoire, d'autant que le livre est beaucoup trop court pour être vraiment édifiant ou pour creuser le sujet. La distance apportée par la narration en forme de conte est presque malheureuse parfois dans ce contexte, on imagine la tronche qu'aurait faite Lanzmann à la lecture du livre. Mais, allez, il faut reconnaître que l'émotion pointe son nez, surtout sur la fin, dans ce petit récit enfantin et assez brutal, simple et "amèrement léger". Le gars sait travailler un mélodrame discret, modeste, et sait très bien gérer la montée des sentiments. Mais son livre reste à la lisière de quelque chose, ce qui, pour une histoire aussi ample, est bien dommage.  (Gols - 17/04/19)

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Séance de rattrapage pour Hazanavicius sélectionné de dernière heure pour Cannes 2024 et séance de rattrapage pour moi-même qui n'avais point lu ce petit "conte" ancré dans l'Histoire (c'est un paradoxe, oui) écrit tout en délicatesse et en émotion : un train (qui part de Drancy...), un bois, un bébé lâché d'une fenêtre par un père prévoyant, un bébé miraculeusement récupéré par une bucheronne et le reste... est un conte de fée et de monstres... Les monstres ce sont ceux qui sont à la poursuite de ces soi-disant "sans-cœurs", les Juifs pour ne point les nommer, alors même que le leur est en pierre ; les bonnes fées ce sont les personnes qui vont se pencher sur la vie de ce bébé, notre bucheronne au petit soin, son bucheron (au cœur résistant puis fondant), cet homme des bois (laissé-pour-compte d'une humanité qu'il fuit, blessé qu'il fut par le passé par la sauvagerie des hommes)... Un éternel combat entre des êtres de bonne volonté et des assassins du genre humain... Grumberg (homme de théâtre... et co-scénariste des dialogues du Dernier Métro : cela marque des points, évidemment) sait trouver des mots simples, des mots tendres, pour nous conter ce récit toute en finesse et en justesse de cœur. On est pris, rapidement, dans le tourbillon de ce sauvetage incroyable (le sacrifice d'un père, la volonté protectrice d'une bucheronne) dans une époque tout aussi improbable... par sa lâcheté, sa soif de sang, son jusqu'au-boutisme infernal... Un peu d'espoir dans cette forêt, loin du monde, alors même que le monde devient fou, s'aveugle, s’auto-détruit... On est rapidement de tout cœur avec cette femme qui, seule contre tous au départ, permet de croire en la dernière étincelle d'humanité existante. C'est narré avec une grande douceur, une infinie pudeur alors même que l'horreur fait rage. On espère (et on y croit) qu'Hazanavicius, avec son adaptation animée sera à la hauteur de ce petit ouvrage précieux (recommandé par Léa Salamé !!! Diable... Où sont passés les critiques littéraires ?).  (Shang - 24/04/24)

23 avril 2024

Au Coeur de la Nuit (Dead of Night) (1945) d’A. Cavalcanti, C. Crichton, B. Dearden et R. Hamer

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Un fil conducteur réalisé par Dearden et cinq histoires « étonnantes » - on est quand même loin du film d’horreur… au mieux fantastique, ou tout bêtement « intrigantes » ou mystérieuses - réalisées par ses camarades et lui-même. Le fil conducteur est basé sur l’idée de déjà vuuuu - à l’anglaise - avec un homme qui se rend dans une demeure à la campagne et qui est persuadé que les gens qu’ils rencontrent alors sont ceux qu’il croise chaque nuit dans ses rêves… Un rêve qui se transforme généralement en cauchemar mais avant d’en arriver là, chacun va y aller de sa petite anecdote étrange : un homme qui après un accident de voiture va avoir la vision de sa propre mort (belle et impressionnante apparition de cet attelage « funéraire » - quasi buñuelien avant l’heure…) ;  un type qui voit dans le miroir un décor qui n’est pas le sien et qui va finir par péter un plomb - comme l’ancien propriétaire du miroir qui a assassiné sa femme (très longuet et bien peu de frisson, si ce n’est ce regard effrayé - mais classique - de cette femme qui voit son gentil mari devenir incontrôlable) ; deux potes, joueurs invétérés de golf, qui jouent une fille sur un parcours (la classe) - le perdant se sabordera en allant recta dans un lac mais tentera de se venger de son ami tricheur (le golfeur golfé en quelque sorte… adapté, un peu platement, d’une nouvelle de Wells), une histoire de cache-cache qui tourne bizarrement (une jeune fille découvre dans sa chambre un ptit garçon censé avoir été assassiné des années auparavant… absolument pas inquiétant de bout en bout…) et enfin l’histoire d’un ventriloque (je déteste autant les ventriloques que mon camarade blogueur les clowns… c’est comme ça…) dont la marionnette se montre terriblement rebelle (un cas classique de schizophrénie, une maladie souvent fatale chez ces cons de ventriloques - pardon je dérape et refermons cette trentième parenthèse) : guère original…

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La mise en scène est fluide, c’est souvent bien propret dans la réalisation, honnêtement joué (à l’anglaise…)… le seul problème c’est qu’on ne vibre pas un seul instant et qu’on finit même par méchamment trépigner d’impatience… Une fois qu’on a compris qu’on est à dix mille lieues d’un film gore, on est prêt à accepter ces gentilles historiettes contées avec cette indéniable english touch (so curious and so strange, ohohoh). Malheureusement, plus les récits s’enchaînent, plus on a du mal à s’imprégner de leur atmosphère. Si, à la limite, la première histoire (de Dearden d’ailleurs) laisse flotter un petit parfum d’étrangeté - la tronche de ce croque-mort/employé de bus ! -, on reste relativement frustré par la suite : aucune peur ni frisson, guère d’inquiétude, mais plutôt une certaine lassitude qui finit par nous gagner… Malgré un final qui se doit d’être un point « culminant » (belle idée que ce héros qui retraverse les cinq histoires… avant le retour infernal à la case départ… open your eyes, open your eyes…), on reste franchement un peu morose devant ce film à sketches qui fout jamais les boules… On regretterait presque de ne pas s’être plutôt repenché sur certains vieux épisodes de Hitch présente ou de Twilight Zone ; au moins parfois le suspense était haletant, le mystère prenant. Déçu, d’autant que ce ne sont pas des manches aux manettes. Peu troublé...  (Shang - 26/01/13)

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Oh, injuste, très injuste, mon gars Shang, sur ce coup-là ; il devait être dans un mauvais jour pour ne pas voir la somme de petits trésors qui émanent de ce film très singulier, qui aborde chacune des histoires, a priori classiques, avec un ton qui n'appartient qu'à elles. La mise en scène, le jeu des acteurs, l'écriture, tout est sans cesse gentiment surprenant, et on est sans cesse en porte-à-faux, éprouvant très agréablement un trouble étrange à la vue de ces histoires fantastiques du meilleur effet. Prenez le sketch réalisé par Charles Crichton, sur les deux joueurs de golf rivaux en amour : au milieu d'un film assez sérieux, qui se pique de nous inquiéter, voilà que la comédie macabre s'invite et qu'elle ne jure pas du tout avec l'ensemble. Éminemment anglaise dans son ton et sa réalisation, cette partie a d'autre part l'immense intérêt de nous faire retrouver le duo de A Lady vanishes, Basil Radford et Naunton Wayne, et de tricoter des scènes drolatiques au bord du non sens : ce type qui s'enfonce doucement dans l'eau sous les yeux de son acolyte, ce fantôme qui accompagne son pote à l'autel du mariage, cette résolution phallocrate et poilante : vous m'en montrerez, des films qui savent aussi bien cultiver la rupture de ton et le contrepoint.

Ce n'est pourtant qu'une des mille petites qualités de la chose. Si on excepte le sketch réalisé par Cavalcanti sur le petit fantôme, effectivement fade, tous ont leur intérêt. Le fil rouge (réalisé par Dearden), avec cette construction très originale en boucle, avec cette scène qui continue sur le générique de fin, comme un cauchemar, avec cette ambiance façon Agatha Christie, avec ces personnages gentiment caricaturaux à la Cluedo, ravit ; ce cocher de corbillard (Dearden également), qui va faire un tour vers le surréalisme, vers un onirisme fantastique à deux doigts du burlesque, là aussi étonne par son changement d'ambiance, par ses images fortes. Mais ce sont les deux autres histoires qui emportent vraiment l'adhésion. Cavalcanti renouvelle les histoires de ventriloque avec cet homme hanté et dépassé par sa marionnette, sorte de prolongation de son surmoi bien entamé : elle balance des horreurs, affiche la virilité qu'il n'a plus, négocie sa carrière, alors que le marionnettiste (excellent Michael Redgrave, lui aussi issu de A Lady vanishes) est un loser introverti et faible. Cette histoire va ouvrir la voie à tous ces films psys sur les rapports entre créateur et créature, une vraie réussite.

Enfin, la meilleure partie selon moi : l'histoire du miroir hanté, réalisée par Robert Hamer. Non pas tant par ce qu'elle raconte que par l'extraordinaire façon qu'a le réalisateur de jongler avec les points de vue. On est tantôt dans le regard du mec envouté, qui voit dans le miroir un autre décor que le sien, tantôt dans celui de sa femme, qui le voit s'enfoncer dans la folie, tantôt dans celui d'un narrateur omniscient, sans que jamais on ne soit gêné par ces allers-retours, tant le film est d'une fluidité magique. Magnifique plans alternés entre le couple devant le miroir et le reflet vu par l'homme, lui seul, la voix de sa femme se faisant entendre comme extérieure au décor. Une école de mise en scène. Qu'on ne tremble pas devant ces histoires est évident, a-t-on sincèrement peur devant un film depuis qu'on a quitté l'adolescence, a fortiori devant un film des années 40 ? Moi, j'ai trouvé ce petit film merveilleux.  (Gols - 23/04/24)

 

22 avril 2024

Une Aventure de Billy le Kid (1971) de Luc Moullet

Si vous avez envie de vous octroyer une petite balade délirante dans les Hautes-Alpes, je vous ai trouvé pour ce faire le meilleur guide qu'il soit : Jean-Pierre Léaud ; un Jean-Pierre encore dans sa prime jeunesse, fougueux, romantique, dingue comme un scalp... On sent bien que Moullet, désireux de trousser une sorte de série B à la française, ne se pose pas vraiment de question au niveau du scénario : il reste surtout concentré sur son cadrage de façon à placer ses deux personnages principaux un peu dingues au beau milieu de ce décor naturel transcendant... (les décors le sont, le film moins). Léaud is Billy the Kid : après avoir attaqué une carriole et dézingué une poignée d'individus, poursuivi par une meute de types mal habillés, il rencontre dans sa fuite une donzelle ensevelie (le décor se révélera plein de surprises, le film moins)... Il lui jette au départ à peine un coup d'œil, on devine déjà la suite... Mais, autant vous le dire promptement, cette "relation" s'avèrera beaucoup plus complexe qu'elle en a l'air (bon, je ne vais pas non plus vous dévoiler le seul twist de la chose...)...

Un type armé (aussi crédible que moi en MMA), une donzelle rotonde attachante, des poursuivants un peu lourdauds, des Indiens, et c'est parti pour une course-poursuite assez bon enfant !... Bon, il faut avant tout aimer les pitreries de Léaud pour sourire de temps en temps à la chose (heureusement, relativement courte) : que notre gars se retrouve perdu au fond d'un trou, coincé sous des pierres ou avec une corde à son cou, c'est à chaque fois des yeux au ciel, des ahanements de dingue (Léaud fait admirablement bien le scrogneugneu quand il est énervé), des petits poings serrés qui frappent le ciboulot... Comme Moullet a en plus une certaine tendance à accélérer quelque peu les images de son film (à moins qu'il s'agisse d'une décision de Jean Eustache himself préposé au montage - histoire d'en finir plus vite ?), on a souvent l'impression d'assister à une comédie muette ultra vintage avec, en prime, parfois, les petits cris du Jean-Pierre... Sur ce fil plus que mince, Moullet nous montre les trésors de ces paysages et va même, en bout de course, à bout d'imagination sans doute (!), nous livrer sa propre vision linguistique du monde indien - du doux délire... Un "western d'amour alpestre" tourné à la vitesse à laquelle Lucky Luke dégaine - pas aussi efficace mais rigolo parfois... Once again, pour fan averti de Léaud... et ceux qui aiment chez Moullet (s'il en existe) ces petites atmosphères légères sans grande prise de tête... Léaud the Kid...

Léaud the King

22 avril 2024

LIVRE : La Crème des Hommes (Portrait of a Mobster) de Harry Grey - 1959

Dans les polars, généralement, quand un type se fait buter, on ressent autant d'émotion que lorsqu'on allume une allumette - après tout, ce n'est jamais qu'un être de papier. Chez Harry Grey (l'auteur de The Hood, base d'Il était une Fois en Amérique), quand le personnage principal (Dutch) bute un mec... on se dit que le mec est vraiment mort, qu'il fut vraiment un être de chair et qu'il a, le bougre, plus ou moins souffert (cela dépend en fait généralement du nombre de balles reçus et de l'endroit du corps atteint)... On fait donc un peu moins le malin. Dans cet ouvrage, on retrouve un petit caïd de quartier qui se prend à rêver de prendre le contrôle total du Bronx (pour ce qui est de la distribution de la bière et des jeux d'argent tels que la loterie) ; pour ce faire, il lui suffit se dit-il de s'encadrer d'une poignée d'hommes, de jouer les gros bras auprès des Irlandais, des Italiens mafieux et d'autres petites teignes locales et d'installer son business : il fait le tour des popottes et se montre vite convainquant - c'est oui ou... ou ? c'est oui, donc ; il aime, au cas où, se faire justice lui-même avec ses petits poings cagneux ou son flingue porte-bonheur ou (plus spectaculaire mais tout autant efficace) demander à l'un de ses bras droits de poser une bombe pour faire sauter un appart ou tout un immeuble... Faut pas le contredire, quoi, le retour est rapide, ce d'autant qu'il est un peu nerveux, limite alcoolique, voyez... Dès le premier chapitre, avec cette longue scène d'attente d'un tueur dans son propre antre, attente que Dutch passe en discutant le bout de gras avec la donzelle du tueur, on sent chez notre héros comme un petit goût pour la perversité macabre et sexuelle... Le tueur qui finira par se pointer en fera les frais... tout comme la donzelle d'ailleurs puisqu'il la prendra ensuite sous son aile (enfin disons même dans son lit) , ainsi que sa petite soeur (dans le lit, toujours), et que sa mère (dans le lit, aussi - il a un faible pour les rouquines...)... Une montée en puissance, dans la violence, le pouvoir, une ivresse des sommets qui a tout de même ses limites... Des trahisons ici, puis là, puis la paranoïa, cette putain de paranoïa qui fait le reste... L'égo de Dutch a beau se situer au moins à ce niveau (geste probant), le stress + l'alcool + le doute + les coups de sang vont avoir quelque peu tendance à le faire redescendre sur terre... Un polar classique en soi, la chute après avoir flirté avec le summum... sauf que tout cela sonne comme terriblement crédible et réaliste. Saignant et moite. Grey, mon pote le tueur... Je continuerai volontiers sur ma série (noire) - sachant qu'il ne reste de toute façon plus qu'un petit bouquin du gars Grey à découvrir... Dommage, on y prenait goût.

21 avril 2024

Terminator (The Terminator) (1984) de James Cameron

Rien de tel qu'un petit film d'art et essai pour conclure le week-end. Quoi ? Je vous ferai remarquer tout d'abord que Cameron est fêté actuellement à la cinémathèque, que mon camarade Gols, sûrement sous le coup à l'époque (and still) de l'ivresse des profondeurs, tient Abyss pour un chef-d’œuvre ou encore que Gilles Lellouche est en course pour la Palme d'or... Alors bon, ne me parlez plus de frontières dans le septième art... Et ce Terminator sinon ? On est dans la fine dentelle (détruire), dans le film à thèse (détruire), dans le rôle d'une  vie (Schwarzenegger en robot, il fallait y penser : tu n'exprimes rien, tu marches comme un meuble, tu t'imposes même contre les murs - c'est génial). Si l'histoire semble au départ quelque peu alambiquée (un homme-machine (the Terminatur) est envoyé par des machines : un pur, un dur qui vient du futur pour détruire la mère d'un futur résistant contre lesdites machines), on sourit devant le simplissime fil conducteur : Sarah Connor, protégée par un résistant qui vient également du futur, doit échapper par tous les moyens au bourrinus terminatus armé jusqu'aux dents, sans foi, ni lois, ni foie. Une banale course-poursuite à la con, classique, basique...

On rit dès le départ de ces effets spéciaux vintage en ouverture, de ce meuble en cuir tout aussi vintage qu'était alors Schwarzi, de la coupe de cheveux de cette pauvre Sarah amoureuse sûrement en son temps du Playmobil tennisman Jimmy, de cette musique eighties électronique qui ferait passer Jean-Michel Jarre pour un esthète... On rit et puis peu à peu, malgré tout, on se prend au jeu de ce terminatus qui décanille du flic à la douzaine comme de vulgaires cloportes (ahahah, un type qui vient du futur... il rentre dans leur bureau en bagnole et les trucide les uns après les autres... Tous les flics sceptiques tombent dans la fosse...) : cette escapade nocturne pour échapper à la mort (Sarah et le résistant du futur faisant équipe seuls contre tous, faisant d'ailleurs rapidement plus qu'équipe...) devient un véritable jeu de massacre, une course contre la mort, contre un futur inéluctable : une femme peut, éventuellement, encore sauver la planète... Il lui faut juste survivre face à cette violence mi-homme mi-machine lancée contre elle...  Ce truc indestructible (dont on est en partie responsables et qui prend en quelque sorte sa revanche : exterminer ces cons d'humains) nous fout les miquettes et son regard rouge-laser lancé à pleine vitesse sur sa moto ou au volant d'un semi nous fait plus que frémir... Bon, c'est bourrin en diable mais l'on sent chez Cameron ce terrible sens de l'efficacité et du jusqu'au boutisme - ça partait comme une petite partie de rigolade genre serial-killer sans imagination (toutes ces Sarah Connor qui morflent sans savoir pourquoi eheh), ça s'achève dans le feu et le sang - l'enfer du terminator. Aussi con que la mort et la violence extrème, un genre est né - le fin mot de Cameron. Collector.

20 avril 2024

LIVRE : Ça sur moi de Sébastien Joanniez - 2018

Autoportrait en pièces détachées, ce recueil de petites pièces poétiques du très attachant Sébastien Joanniez est une merveille de simplicité. Modestement, sans se la ramener, par une écriture qui n'en rajoute pas, qui cherche le bon mot au bon endroit et sait s'arrêter dès que la sensiblerie s'annonce, il tente de se comprendre lui-même, en tournant autour de quelques thèmes : sa dépression, son couple, sa maladie, son quotidien le plus trivial (courses au supermarché, discussions entre mecs au bistrot, coups de fil de sa femme). Il parvient ainsi, par tout petits coups de burin qui entament à peine sa surface, à donner l'image d'un être, imparfait, névrosé, pitoyable parfois, mais aussi volontiers joyeux. Ces pièces disposées comme des cailloux sur la page (le bougre est un adepte de l'anagramme), ont en commun, outre leur tentative de portraiturer leur auteur, un humour, une légèreté, une posture simple par rapport à la vie ; autant de tendances que vient démentir la dépression latente qui vient faire un tour dans presque toutes. Joanniez évite à tout prix le livre auto-centré ("Je ne cherche pas à faire de moi / Le sujet rêvé / D'un livre nombril"), tente au contraire d'universaliser son expérience ("Et peut-être suis-je / Trop présent ici / Dans ce cas / Laissez ce livre / Et prenez un miroir."), de dresser en quelque sorte le portrait du mâle ordinaire occidental d'aujourd'hui. Il y parvient en empruntant la toute petite porte, mais il y parvient tout aussi efficacement que les grands livres ambitieux. En notant minutieusement les minuscules soubresauts du quotidien, en évoquant avec la politesse de la simple évocation son passé, en haussant le ton mais juste un tout petit peu (ces "Elles m'énervent" de plus en plus gros dans la page, cette page emplie uniquement des mots "Indispensable" et "Inutile"), en rompant toute sentimentalité trop appuyée par des petits dessins naïfs (d'Aurélie Blanchin), mais en ne se privant pas du sentiment ("JE NE SAIS RIEN / QUE LA LUMIÈRE DU JOUR / ET LE JOUR ATTEND / QUE JE ME LÈVE"), il nous offre une pépite de délicatesse, drôle et très émouvante.

20 avril 2024

Festival de Jean-Claude Rousseau - 2010

Mon attirance ponctuelle pour les films expérimentaux m'a mis sur les traces de ce Jean-Claude Rousseau, que je ne connais pas du tout mais dont la biographie et les passions (pour Straub et Huillet, notamment) sont pour le moins tentantes. Au hasard, boum : Festival, qui devrait vous rassasier si vous êtes dans la même recherche. On reste assez saisi par ce film, qui ne fait pourtant rien pour se faire aimer et qui cultive une épure qui confine à l'aridité. Sans avoir vraiment saisi ce que ce diable de Rousseau a bien pu vouloir dire, disons que le truc travaille sur la durée, sur l'occupation de l'espace de l'écran, sur la longueur de plan.

Deux parties clairement séparées : la première est certainement la plus facile, puisque Rousseau y travaille un certain humour reposant sur la critique de son propre film en train de se faire. Un homme se déclare incapable d'écrire, une femme qui essaye de l'enregistrer se rend compte qu'elle ne parvient à capter que les "espaces blancs" entre les mots. On le voit : il va donc être question d'une incapacité, d'un échec, et d'aller chercher les interstices entre les actions plutôt que l'action elle-même. On a donc droit à une série de plans très longs, la plupart du temps vides, rues désertes, bouts de trottoir, chambres inoccupées. Le cinéaste y fait l'essai d'un cinéma privé de tout ce qui fait cinéma d'ordinaire. C'est à peine si de temps en temps la présence muette d'un homme dans le champ peut faire penser à un début de trame, surtout que ses actions semblent obéir à une motivation précise : dans sa chambre d'hôtel, il déplace ses vêtements, scrute l'extérieur comme s'il attendait quelque chose, fait bouger l'eau de sa baignoire, on peut même penser à un moment qu'il va se défenestrer. Autant de minuscules pistes de narration qui ne seront pas menées au bout, le cinéaste préférant filmer ces plans témoins de son impuissance à lancer une action. Ce qui est assez marrant, c'est qu'en voix off, on entend un collègue à lui (interprété par Guiraudie) critiquer ce qu'on voit à l'écran : qu'est-ce que c'est que ces plans trop longs, on s'ennuie, à côté de Straub c'est du pipi de chat. Rousseau insère donc dans son film une critique de son film, enlevant pas mal de poids à la chose. Et on se surprend à aimer particulièrement certains de ces très longs plans (surtout que les cadrages sont parfaits, les couleurs très bien pensées, la longueur très mesurée dans sa démesure), qui forcent d'autant plus le respect qu'ils sont mis en question par Guiraudie.

Ça se gâte un peu dans la deuxième moitié, puisque Festival se radicalise un peu plus en ne montrant strictement plus rien, ou presque : l'homme vu plus haut, désormais livré à une solitude extrême et à des rituels sans sens qui le conduisent à arpenter une vielle salle de cinéma, à en essayer les sièges un par un, à s'asseoir dans le foyer, à se branler dans sa chambre d'hôtel, à zapper sans envie sur la télé, à guetter toujours on ne sait quoi par la fenêtre. Plus de mots, que des plans fixes, très longs, que cette caméra fixe qui enregistre le néant. On s'emmerde pas mal, je peux vous le dire, et il faut s'accrocher pour prendre encore un certain plaisir à scruter ces plans certes parfaits. On le trouvera (le plaisir) en s'efforçant d'éprouver quelque chose de cette durée imposée par le cinéaste, de chercher à voir ce qu'elle nous fait, à décrypter les possibles pistes scénaristiques dans cette suite de gestes sans affect. Un peu comme quand on regarde un film des Straub, donc, l'ennui fait partie des sentiments qu'on éprouve, et la rêverie cède vite la place à la concentration sur le film... ce qui a son intérêt, je ne dis pas. Au final, on se réveille de trois bons quarts d'heure de rêve éveillé, et on a l'impression d'avoir traversé un moment de cinéma, dirais-je de façon un peu hasardeuse. Avec ma soif d'expérimental assouvie pour l'instant.

20 avril 2024

SERIE : Samuel d'Emilie Tronche - 2024

Voilà : on envoie une petite série animée un peu au hasard, un peu par désœuvrement, en se disant qu'on regarde un épisode et au lit, et on tombe sur une petite merveille qui vous tient toute la soirée. Samuel m'a troué le cœur, c'est pas compliqué. Avec une économie de moyens totale, avec modestie, avec un sens même du dénuement (21 épisodes d'une poignée de minutes à chaque fois), Emilie Tronche nous offre une fresque dans un verre d'eau, une traversée de l'enfance, une chronique ultra-sensible et pertinente sur ce que sont ces années, sur ce qu'elles déterminent de nos années d'après, sur les mile petits outrages, espoirs, joies, tragédies, questionnements qu'elles déclenchent. Dès le premier épisode, on est happé par la justesse du ton : on est à hauteur de gosse, dans le principe (certes très classique) du jeune héros qui rédige le journal de son quotidien, et nous raconte par le menu ses petites aventures ordinaires. On restera jusqu'au bout dans ce fragile rapport-là d'un enfant qui nous raconte, avec ses mots et sa personnalité, sa vie : pas d'apport adulte, pas de contrepoint moral ou psy, juste un témoignage. Et à constater l'authenticité de ce regard, on se dit que Tronche n'est pas sortie de l'enfance. Samuel est absolument craquant avec son flegme, sa distance, sa capacité à s'auto-critiquer, son regard déjà désabusé sur le monde, son humour, ses accès de sensibilité (voire de sensiblerie), et la série, d'une délicatesse miraculeuse, nous replonge en deux-deux immédiatement dans les émotions de nos 10 ans.

La série ne raconte que ça : les amours de Samuel pour la belle Julie, sa bande de potes, son ennemi juré, la voisine et ses chats, ses cauchemars, ses rapports conflictuels avec la brune Bérénice, ses émotions quand il assiste à un ballet de danse de sa mère ou qu'il reste en apesanteur au fond d'une piscine, son copain qui perd sa grand-mère, ses colères, la joie de sécher un cours... Mais il le raconte avec toujours ce petit ton irrésistible, capable de vous faire sourire et de vous mettre les larmes aux yeux dans le même instant. Plus fort que ça, je ne vois que Céline Sciamma, dont la série rappelle le magnifique Ma Vie de Courgette. Comme elle, Tronche comprend profondément ce monde, et le respecte : il n'y a aucune moquerie dans Samuel, aucune distance, aucune "mignonnerie". C'est aidée par un trait de crayon étonnant que la réalisatrice parvient à cette magie : c'est épuré en diable, avec ces personnages grossièrement griffonnés, ces décors à la Saint-Ex, ce noir et blanc simplissime, cette animation "amateure". Tout tient dans le timing, dans la douceur des voix, dans le sens précis du détail (les yeux qui bougent au bon moment millimétré) ; et aussi à la justesse des situations (qui n'a pas été humilié par le connard de service plus beau et plus fort que nous ? Qui n'a pas souhaité hurler et danser dès que la fille qu'on aime nous a regardé ?) et au choix des musiques, sentimentales, nostalgiques, parfaites. Le fait que le tout soit découpé en tout petits épisodes ajoute à l'aspect "bonbon" : on pioche dans ces souvenirs comme dans un bol de fraises Tagada ; mais celles-ci sont parfois chargées d'amertume, la série ne refusant jamais d'explorer aussi les cruautés de l'enfance, ses grands désespoirs, ses injustices. Au bout des 21 fraises, on est ravagé, bouleversé, rassasié et ému aux larmes, sans que la film ne nous l'ait jamais demandé : un trésor. (Gols 14/04/24)

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Merci à Gols pour cette petite découverte artéesque qui rythma joliment ces dernières vacances familiales... Oui, c'est parfaitement écrit (il y a des réminiscences de Bref ou c'est moi ?), cela nous replonge avec joie et mignonne nostalgie dans cet entre-deux âges (10-12 ans), dans une certaine époque aussi (tiens des Petits Cœurs...) même si Tronche use des références passéistes avec parcimonie et c'est surtout (j'enfonce le clou) impeccablement mis en musique et mis en mouvement : la plupart des épisodes peut être caractérisée par une petite chansonnette (et souvent en prime une petite danse superbement chaloupée et animée) ; c'est un florilège de petites choses datées et envoutantes (d'Abba à Julie London), de French songs indémodables (de Sheller à Jonasz - le solo sur "Un Homme heureux" est redoutable), de musiques de film inoubliables (du Chase midnightexpressif de Moroder à Ryuichi Sakamoto lawrencesque), ou encore de petites compos plus récentes mais tout aussi efficaces (de Bruno Mars à Swamp Dogg)... Une musique qui vient à chaque fois délicieusement souligner les états d'âme quelque peu cyclothymiques  de notre Samuel, amoureux novice et aveugle - un état d'esprit qui peut durer une vie entière, je vous l'accorde. Son journal (auquel il reste fidèle), sa bande de potes (fluctuante), ses amours (il y a toujours deux filles en compétition, c'est une sorte de règle), ses doutes, ses envies, ses craquages, ses mini-euphories... Chaque épisode (21) se consomme comme un tendre petit œuf en chocolat au goût varié et unique et le 21ème épisode nous laisse tout dépité (roooh, c'est déjà fini ! Ah les vacances aussi, remarque...). Incontournable - la bande-son de l'été ? Vous y allez fort, mais allez... (Shang 20/04/24)

 

19 avril 2024

LIVRE : Cold Case d'Alexandre Labruffe - 2024

Labruffe, pour les beaux yeux de sa belle (coréenne) et d'une mort mystérieuse qui fait froid dans le dos, joue au détective : alors même que la famille de sa douce se délite (à l'image de ce père qui déraisonne et qui est assigné à résidence chez les fous) un fantôme, comme congelé dans le passé, continue de hanter l'ensemble de la famille ; il s'agit ni plus ni moins d'un oncle qui, au début des années 70, fut retrouvé nu, mort de froid, au fond d'une colonne d'aération, non loin d'un asile dont il s'était échappé, au Canada... Alors même qu'il s'était exilé avec ses deux frères dans ce pays glacial et ce avec la bénédiction de leur père, il a trouvé la mort dans des conditions plus que troubles. Que s'est-il passé alors : suicide, accident, meurtre ? Les conjectures sont multiples... Labruffe et son aimée, remontés comme des pendules, sont bien décidés d'éclaircir ce drame qui continue, comme une chape de plomb, de peser sur les héritiers de ce nom de famille, de ce non-lieu (aucune enquête n'ayant été alors faite à l'époque malgré les diverses interrogations que pouvait soulever la découverte de ce cadavre six semaines (!) après sa disparition...).

 

Labruffe, l'air de rien, au départ, se lance dans cette enquête, interrogeant des proches (de sa compagne), fouillant dans les journaux d'époque, tentant de retracer la piste, les pistes de ce crime (?), évoquant le contexte local, les acteurs locaux... Ce corps retrouvé congelé, s'il s'est comme évaporé aux yeux de la justice dès lors qu'il a été découvert (belle justesse du titre - pas mieux), continue de miner les rapports familiaux, de perturber les siens (le frère ainé de ce mort en particulier, et, par ricochet la fille d'icelui comme si cette mort avait fini par engloutir la raison de son pater). Quelques éléments probants sont peu à peu exhumés, sur les conditions de cette mort notamment, aucune piste n'est négligée (paranoïa pure, agent secret, règlement de compte mafieux, politique ?...), aucun moyen de progresser rejeté (que ce soit des voyants ou des chamans...). On se prend au jeu de cette histoire personnelle et même si l'on se doute, as usual, que la quête est plus importante que la finalité même de l'enquête, le récit demeure haletant jusqu'au bout - Labruffe, haïkuisant à l'occasion, histoire de trouver les mots les plus évocateurs ou de décrire des états d'âme avec une certaine épure, tisse un récit où petits poèmes  et proses se côtoient avec une  ironie certaine (ironie qui se retrouvent jusque dans les petits jeux de mots involontaires de sa douce parlant français). Minutieuse enquête des plus prenantes où Labruffe se lance (via ce cadavre) corps et âme. L'amour enfin moins froid que la mort.

18 avril 2024

Orlando, ma Biographie politique (2023) de Paul B. Preciado

Voilà ce qu'on pourrait littéralement appeler un film de genre (je pourrais d'ailleurs m'arrêter là, ne pouvant ensuite faire mieux dans le jeu de mots minable). De genre ou de nouveau genre puisqu'il est ici question de personnes qui, non, ne passent pas de femme à homme ou d'homme à femme mais qui "voyagent en terre inconnue", navigant dirais-je entre deux états, un genre de trans-port pour devenir trans-genre si on veut, refusant, pour être clair, d'être "binaire". Moi, simple binaire si je puis dire (je ne pensais pas un jour écrire ce genre de phrase mathématiquement paradoxale), je suis, dois-je l'avouer, un peu loin de ce monde-là et suis donc tout ouïe devant ce qu'il se dit ici. Paul B. Preciado, partant de l'Orlando de Virginia Woolf, organise une sorte de casting pour trouver son Orlando, ses Orlando. Chacun des participants évoque sa propre histoire, (ainsi que Paul B. Preciado), tout en racontant l'histoire d'Orlando, citant des passages, rejouant des situations, récitant des dialogues... Une façon de rendre hommage à ce texte audacieux de Woolf datant de 1928 tout en évoquant, par la bande, sa propre transformation personnelle ; on apprend ainsi notamment qu'une des Orlando, dès l'âge de onze ans, a décidé de "bloquer sa puberté" pour ne pas voir son corps se transformer en femme et pouvoir "en amont" intervenir sur son corps. Si l'on peut être quelque peu étonné, nous pauvre binaire, de la précocité de ce choix, il semble s'agir d'une telle évidence pour la personne concernée qu'on ne peut qu'être convaincu de sa décision...

Preciado, entre deux scènes, entre deux Orlando, évoque également quelques incontournables du "genre", le passage par le psy, le passage par la table d'opération, ou encore la difficulté à pouvoir changer ses papiers d'identité (heureusement, Virginie Despentes herself, jouant au juge, viendra sur le fil apporter son soutien à ces différents Orlando). Un véritable parcours du combattant à l'image de cet Orlando du siècle passé qui ne fut, lors de son retour en Angleterre, après être devenue femme, plus reconnue, plus "admise" que par son chien. Même si chacun des acteurs est plus ou moins à l'aise avec son texte, si quelques baisses de tension sont à noter à mi-parcours, Preciado laisse à chacun du temps pour définir d'abord ce qu'il est, pour raconter son propre parcours (les diverses difficultés rencontrées comme le soulagement de pouvoir vivre son identité propre dans cette société terriblement normative) puis pour "jouer son rôle". Des témoignages "mis en scène" avec un certain naturel, sans fard, permettant à chacun de faire entendre sa voix. Woolf, woolf, genre ?

 

17 avril 2024

Un Homme intègre (لِرد) de Mohammad Rasoulof - 2017

Difficile de critiquer un tel film : il a valu des mois de prison et d'exil à son réalisateur, ce qui prouve d'une part sa pertinence politique, de l'autre l'immense courage de Rasoulof. Pourtant, figurez-vous que je suis un peu partagé par Un Homme intègre. C'est un film tout à fait noble, porteur de discours forts et intéressants, mais il me semble que le traitement est un brin didactique, la situation de base trop exemplaire, le tout trop symbolique... bref, que tout ça sent un peu trop le labeur pour être vraiment crédible, comme si Rasoulof surlignait tout pour nous aider à comprendre son discours. Son film est pourtant un modèle de rigueur et de pudeur, usant volontiers de l'ellipse pour densifier sa trame, ne prenant jamais le public pour une masse d'idiots. Et c'est vrai que cette histoire est passionnante, à la fois terrifiante et très tenue, et qu'on passe un bon moment à en suivre le rebondissements : c'est l'histoire d'un petit pisciculteur sans histoire qui va subitement être confronté à l'absurdité de la politique de son pays. Son terrain est convoité par des promoteurs verreux, mais il refuse de céder à la politique du pot-de-vin et des petits arrangements. Lui veut rester un homme intègre, donc, et son obstination le poussera très loin : de fil en aiguille, son souci d'honnêteté, qui vire à l’obsession, va lui faire perdre à peu près tout, son élevage, sa femme, ses biens, sa liberté, son honneur. Et on suit à ses côtés ce long plongeon vers l'enfer, confrontés avec lui à la fatale question : vaut-il mieux mourir dans l'honneur ou vivre dans le compromis ?

Il y a un côté David contre Goliath dans ce portrait d'un petit homme s'agitant comme un beau diable pour garder sa dignité et ses convictions face à un système qui broie toute velléité d'honnêteté. L'Iran tel que décrit par Rasoulof est un marasme de corruption et de connivences dans lequel il est strictement impossible de garder la moindre foi en l'homme qui on veut s'en sortir. La somme de calamités qui s'abat sur notre pauvre gars fait peine, et met la rage au ventre. Le film montre une absence d'espoir totale qui le fait échapper au tout-venant de ce type de productions indignées mais sagement œcuméniques : il n'y a rien à faire, son pays restera un creuset de malhonnêteté. On voit la subtilité qu'auraient pu y mettre un Panahi ou un Farhadi, qui sur un sujet malheureusement aussi rebattu sous ces latitudes auraient su, pour l'un en faire un objet purement cinématographique (l'appel de la poésie), pour l'autre en faire un suspense haletant. Rasoulof, lui, reste au ras du bitume et offre un pamphlet pur et dur. Il y perd en émotion, et même un peu en force de frappe. Son film devient une simple dénonciation, sans vraie réflexion ou traduction cinématographique. On est indigné, certes, mais pas très convaincu patr la forme, trop rêche, trop direct, manquant de subtilité, s'avançant avec la grâce d'un bulldozer. Tant pis : voilà tout de même un film utile et couillu.

 

17 avril 2024

Location Africa (1987) de Steff Gruber

On essaie d'être complet sur Herzog, on ne peut pas nous l'enlever... Voici un doc d'un peu plus d'une heure sur le tournage du film Cobra Verde ; la chose sûrement la plus surprenante dans cette entreprise, c'est que l'on sent que le gars Gruber, fan du gars Herzog au départ, peine à véritablement s'extasier sur ce tournage difficile et sur le cinéaste en plein travail : on ne le sent pas franchement traversé par une quelconque exaltation, bien au contraire ; s'il interroge Herzog sur son travail, s'il évoque les difficultés du tournage et les (incontournables) tensions entre Kinski et Herzog, il semble surtout chercher à se désolidariser du réalisateur lorsque les figurantes amazones ghanéennes expriment leur mécontentement... On se demande un peu d'ailleurs ce qu'il est venu faire ici, ce qu'il pensait y trouver : Herzog, dans des conditions de tournage pour le moins difficiles (problèmes techniques, multitude de figurants, acteur principal chiatique (Kinski et son miroir... et sa volonté d'imposer ses choix d'angle de caméra...)), fidèle à lui-même en un sens, tente de faire plus souvent qu'à son tour le dos rond pour mener à bien cette expérience un peu starbée, pour traduire en image cette vision délirante de cet épisode esclavagiste africain... Il en chie, mais il assume...

Gruber, lui, se contente d'interroger le cinéaste entre deux pauses, de se laisser aller à quelques commentaires parfois un peu douteux (une équipe de tournage est une sorte de mini expérience du colonialisme... mais cela, lui, ne le concerne pas, sans doute, il se place totalement au-dessus de la mêlée...), tentant d'avoir éventuellement le beau rôle (lui, monsieur, il prend le temps d'interroger une poignée de figurantes, de s'intéresser à elles, à leurs rêves... n'ayant de toute façon pas grand-chose d'autre à dire ni à faire...). Au final, loin de ressentir véritablement la "folie" du tournage, de sentir la tension à brûle-pourpoint, de pénétrer dans ce tourbillon cinématographique délirant (comme avait su si bien le faire Les Blank sur Fitzcarraldo), on reste un peu trop superficiellement spectateur de la chose - comme ce Gruber finalement, pas franchement inspiré sur l'action, incapable d'avoir un angle d'attaque. Un doc mou et tiède...

Venez vénérer Werner

17 avril 2024

HERZOG

Grâce à l'équipe de Zoom Arrière (Benjamin Fauré en tête), nous avons (modestement) contribué (une vingtaine de textes, tout de même, issus de ces colonnes et quelque peu remaniés) au prochain numéro de la revue consacrée à Werner Herzog (à paraître). Ci-joints le projet de couverture et un lien vers la boutique (https://zoomarriereboutique.blogspot.com/)  : ce sera disponible dans les semaines qui viennent - de la patience, avant toute chose. Nous sommes contents, oui !

 

16 avril 2024

LIVRE : Les Oracles (The Oracles) de Margaret Kennedy - 1955

A chaque bouquin, Margaret Kennedy parvient à gagner notre estime notamment par sa façon de trousser des livres avec de multiples caractères et d'assembler, de confronter les divers morceaux de ce puzzle humain : il en ressort à chaque fois des récits qui, s'ils nous perturbent quelque part au début en semblant partir dans tous les sens (quels sont les personnages principaux ? Vers quoi va tendre l'intrigue ?), finissent par trouver indéniablement leur force : cet ensemble "choral" (de multiples personnages d'un petit bled provincial : un notaire féru d'art et sa femme, une mécène sans scrupule, un artiste à peu à la ramasse, un critique d'art etc...) ainsi qu'une poignée de gamins) gravite autour d'un même axe (ici une (soi-disant) statue d'Apollon) et ces multiples trajectoires qui ont toute leur existence propre (on saute pratiquement d'un personnage à l'autre à chaque chapitre) donnent au roman de multiples facettes sur des thèmes aussi divers et inattendus que l'art abstrait ou la responsabilité des adultes face aux enfants. Un orage qui tombe sur une ville paniquée, une soirée copieusement arrosée qui part en vrille, une statue qui passe de main en main, et des conséquences pour le moins imprévisibles sur cette mini communauté :  des adultes qui disparaissent (et laissent leur gamin à leur propre sort), des couples qui se déchirent, des bourgeois qui se la pètent et cherchent à tirer profit de la moindre situation... On tente de trouver un fil conducteur dans ce récit mené avec une ironie toujours aussi fine (les adultes se ridiculisent plus souvent qu'à leur tour) puis on laisse tomber en route ce fil  en s'amusant de ces controverses pour le moins absurdes (sur l'art en particulier) et de cet aveuglément quasi généralisé de ce petit monde d'adultes (qui se prend pourtant très au sérieux) sur la vien en général et les enfants en particulier. Avant que "l'oracle" ne soit révélé, que la vérité n'apparaisse (ou pas), moult personnes partiront sur des voies de traverse qui les conduiront à leur perte ou... à la rédemption. Nouvelle petite dentelle de Kennedy qui nous démontre une nouvelle fois sa capacité à créer une structure romanesque raffinée et des personnages de papier d'une densité folle - le tout en teintant son roman d'une causticité toujours aussi piquante. Tasty.

16 avril 2024

L'Acteur (2023) de Hugo David & Raphaël Quenard

Le gars Raphaël Quenard a le vent en poupe (9 films tournés en 2023 ainsi qu'en 2022. Qui dit mieux ? Plus Depardieu en tout cas...) et en profite pour nous livrer ce petit film autocentré et caustique sur le métier d'acteur... En plein tournage de Chien de la Casse, son réalisateur, quelques-uns de ses partenaires et Quenard himself livrent leur réflexion sur son interprétation. Quand le néo-cinéaste dénigre son acteur principal ("un type qui ne pense qu'à lui" ! Au début c'est drôle, mais cela devient aussi un peu lourd et systématique par la suite...), l'autre, l'acteur principal donc, se lance dans des thèses à la con et creuses sur le métier (sous influence Al pacinesque), fait sa diva en répétant son texte en prenant des accents divers (pourquoi ? parce que, voilà, c'est tout) et fait mine de se prendre tout du long diablement au sérieux... Petit numéro edouardbaeresque du Quenard qui montre qu'il peut faire l'andouille à toutes les sauces (même wasabi). On oscille entre une ironie bon enfant et un brin de complaisance un peu facile : si l'on apprécie à sa juste valeur certaines mimiques (surtout au début) de l'acteur, on trouve qu'il ne s'est pas non plus trop cassé la nénette dans ce petit numéro en free lance complet. Pour fan, surtout.

16 avril 2024

Les Colons (Los Colonos) (2023) de Felipe Gálvez

Le cinéma sud-américain a le vent en poupe et quoi de mieux pour le vérifier que de se lancer dans la vision de ces Colons. L'histoire ici est assez simple : un homme, envoyé par un gros gros propriétaire de moutons installé au Chili, est censé trouver une voie jusqu'à l'Atlantique et se voit donner carte blanche pour "nettoyer la route", autant dire dézinguer de l'Indien... Notre homme, le lieutenant MacLennan d'origine écossaise qui tient sa fierté d'avoir combattu dans l'armée anglaise (tout cela, son titre comme ses origines, aura sa petite importance) part donc en mission avec seulement deux hommes, un métisse bon tireur qu'il a choisi et un ricain que lui a collé dans les pattes son boss. C'est parti pour une traversée vers l'inconnu, au milieu de splendides paysages sauvages... Mais la sauvagerie n'est-elle pas avant tout humaine, d'une part, et, d'autre part, peut-on éternellement échapper à ses méfaits ?

On aime ces bons vieux films d'aventures rugueux, ces échappées sauvages aux allures de western sud-américain. Paysage d'herbes hautes, collines à perte de vue, montagnes andaises comme cerise panoramique sur le gâteau, on est gâté en terme d'horizon lointain... Mais ce wilderness est traversé par des individus qui peuvent à tout moment dégoupiller... Qu'ils croisent des voisins argentins sur la frontière, des Indiens blottis dans la brume, ou un détachement d'anciens soldats du vieux continent, chaque situation est explosive et risque de se terminer dans le sang... ou dans la sueur brute... Une aventure guère reluisante qui tournera parfois au cauchemar pour notre trio (en tant que tortionnaires ou victimes, là reste la question...)... La dernière demi-heure se fait beaucoup plus assagie, presque douce (cette magnifique petite ballade entonnée par des voix féminines) : seulement voilà, l'heure des comptes a sonné et reste à savoir qui paiera l'addition... De brusques montées de tension, de violence dans ce film qui illustre toute la liberté alors donnée (on est vers la fin du XIXème), dans cette contrée de rêve, à ces missionnaires sanguinaires. Un film aux effets mesurés, fougueux au besoin puis mezza voce en fonction des situations, qui traduit avec un certain cynisme (selon que vous serez puissant ou... éternelle rengaine) la façon dont justice sera rendue. Un film du chili, incarné - forcément.  (Shang - 25/03/24)

 

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Pas convaincu, de mon côté, même si je reconnais que le film, au niveau scénaristique surtout, a maintes qualités. J'étais prêt à me laisser aller à cette lente ballade dans les montagnes de la Cordillère, et tout enclin à me réjouir de ce glissement du genre western dans une autre culture, qui s'avère finalement être très proche de l'autre : mêmes cow-boys bas du front, mêmes Indiens, même dualité entre Bien et Mal, même violence. Le fait est que Gálvez brandit haut et fort son appartenance à sa culture, et a le sens de la mesure quand il s'agit de gérer ses effets : la violence arrive rarement mais fortement, mais c'est sans complaisance que le cinéaste la filme, avec même pas mal de tristesse. C'est d'ailleurs le sentiment qui prédomine : on a l'impression que, quoi qu'il arrive, les hommes n'arriveront jamais à s'accorder les uns aux autres, que tout fonctionne sur la loi du plus fort. Constat amer mais sans doute pertinent dans le contexte de ce début de XXème encore complètement gangréné par le racisme, l'absence de loi, l'expropriation et la domination des plus riches. Dans sa trame, donc, rien à reprocher au film, même assez intéressant dans ce qu'il nous montre de l'histoire d'un pays mal connu (le Chili), et dans son audacieuse construction : ce saut de 7 ans dans la dernière demi-heure surprend, l'ellipse est spectaculaire. C'est d'ailleurs une figure qui semble habituelle chez le cinéaste, qui sait user de très peu de mots pour décrire une situation et enlever tout le "gras" de son histoire.

Mais voilà, je trouve que Les Colons souffre de gros défauts de mise en scène. On dirait que Gálvez possède mal la grammaire cinématographique, avec ses changements de rapports de plans très maladroits, ses fautes d'axes, ses faux raccords. Pas mal de plans sont ratés à cause de ces défauts techniques. On est souvent contraints de chercher dans le plan ce que regardent les acteurs. Pare exemple, dans la première rencontre avec les Indiens : le trio des protagonistes s'arrêtent parce qu'ils ont vu quelque chose ; mais le plan suivant, beaucoup trop large, empêche d'éprouver le choc de voir la fumée du camp, qu'on ne voit qu'au bout de quelques secondes. Et plus tard, lors du massacre, la caméra qui reste trop près des gusses qui flinguent les Indiens, sans s’intéresser à leurs cibles, empêche là aussi de mesurer l'horreur des actes commis. Le film est plein de ces petits défauts qui empêchent à la longue de profiter pleinement du spectacle, comme si Gálvez mettait son point d'honneur à endormir nos émotions, à les empêcher. C'est dommage pour un film qui se veut indigné et tripal. On regarde la chose en se disant qu'on voit ce que le cinéaste a voulu exprimer, mais que ce n'est jamais exprimé, faute de talent à la mise en scène.  (Gols - 16/04/24)

Welcome to New West

11 avril 2024

SERIE : Enterrement de vie de garçon de Adib Alkhalidey & Panayotis Pascot - 2024

Bien agréable, cette courte traversée de la psyché des jeunes hommes en 2024 orchestrée par les gars les plus drôles du moment : le délicieux Panayotis Pascot s'entoure du gratin du stand-up actuel (Jason Brokerss, Adib Alkhalidey, Guillermo Guiz et Fary) et envoie de la vanne au kilomètre comme d'autres travaillent à la chaîne. Ces cinq potes, chacun dans leur registre (du "comique grave" à la provoc, de l'absurde à l'humour communautaire), laissent apercevoir un portrait de l'Homme d'aujourd'hui qui fait du bien dans son renouvellement : des garçons qui aiment toujours autant picoler, parler des meufs et se battre, certes, mais qui savent aussi jouer sur la sensibilité, sur la fragilité, sur l’ambiguïté sexuelle, sur l'inadaptation au monde. Ça change un peu de Patrick Sébastien, et c'est pas dommage. La série, très modeste, ne va pas beaucoup plus loin qu'un spectacle sympa, elle est trop courte (4x25mn) pour avoir vraiment du corps, mais elle est tellement fun et enlevée qu'on se la mange sans problème comme un bretzel à l'heure de l'apéro, attrapant au passage quelques enseignements précieux sur cette sacro-sainte (et problématique) masculinité. Voilà donc un moment attachant et moderne, qui nous donne en plus notre dose de rigolade, c'est toujours bon à prendre.

4 épisodes, 4 décors : ça commence dans un club de strip-tease, où 5 potes se retrouvent pour fêter un événement qu'on a du mal à définir. Ce premier épisode plante bien le contexte : on est dans le temple de la masculinité dans ce qu'elle a de plus clicheteux, mais les cinq garçons passent leu temps à se vanner, à mettre en doute leur vision de la femme, à discuter avec les danseuses plutôt qu'à les mater, à disserter sur l'amour. Même quand ils ont des retours de virilité à l'ancienne (Oscar qui veut absolument se battre avec le videur), c'est pour mieux révéler la vacuité de leurs modèles. Ça fuse à 200 à l'heure dans les dialogues, hyper pétillants et drôles, et si la mise en scène est un peu pataude (du lourd champ-contre-champ qui tient bien à donner sa place à tout le monde), on apprécie beaucoup le discours : les mecs en prennent bien pour leur grade, mais les cinq acteurs n'en perdent pour autant pas du tout leur charme. Chacun a son charme, sa drôlerie, ses côtés attachants. Et avouons que ces cinq garçons sont très drôles : un sens du rythme impeccable, de la punch-line qui fuse, une manière de s'auto-critiquer qui force le respect. On se marre beaucoup.

Ensuite, de salle d'attente d'hôpital en cimetière, on va mieux comprendre la teneur de cette réunion de potes, et le scénario va se teinter plus souvent qu'à son tour de gravité, ne refusant pas du tout une certaine sentimentalité (voire, au pire, la mièvrerie, quand les acteurs, un peu fragiles dans ce registre, en font trop). Mais dès que ça devient un peu pesant, l'un d'eux décoche une flèche, et c'est reparti pour un festival de vannes vraiment craquant. C'est vrai que tout le film tourne autour des cinq personnages, et que les autres acteurs sont un peu sacrifiés, même ceux qui auraient pu être intéressants (les parents de Paul) ; quelques acteurs semblent là parce que c'est des potes, et on leur donne à jouer deux-trois répliques déconnectées de l'histoire et du coup pas terribles (les flics dans le dernier épisode). Parfois aussi, ça retombe sévère. Mais l'essentiel est qu'on assiste là à un exercice intelligent, comme une réponse par le gag à la colère actuelle des femmes, et que Pascot, principal auteur de la chose, réussit à poser sur la table, sans s'énerver, sans cynisme, sans hystérie, quelques problématiques qui comptent de nos jours : comment être un homme aujourd'hui, entre autres. Délicieux et fun.

11 avril 2024

LIVRE : Le Convoi de Beata Umubyeyi Mairesse - 2024

On commémore en ce moment le triste anniversaire des massacres du Rwanda, événement qui marqua nos jeunesses. Le fait est que la connivence du gouvernement français avec la présidence hutu de l'époque ne fut guère propice à la compréhension du conflit : avec un regard un peu condescendant et hérité du colonialisme, et les relations d'une presse un brin expéditive, on avait l'impression (en tout cas, moi), que cet événement était une sombre guerre entre clans opposés depuis toujours, que les torts étaient des deux côtés, et que de toute façon on ne comprenait rien à ces histoires d'ethnies. Ce livre arrive donc, 30 ans après, pour remettre les choses au point : on comprend désormais qu'il s'est agi d'un véritable génocide anti-Tutsis perpétrés par des Hutus d'autant plus motivés qu'ils étaient soutenus par les Occidentaux. C'est en tout cas le témoignage qu'en rapporte Beata Umumbyeyi Mairesse, rescapée (tutsi) des conflits, qui put profiter en 1994 d'un convoi affrété par une ONG (la controversée Terre des Hommes) pour quitter le Rwanda et tenter de refaire sa vie en Suisse. Ce récit hanté est l'occasion de revenir sur son expérience de fille traquée par des tueurs, contrainte de se cacher de longs jours avec sa mère pour échapper à la mort ; mais il lui permet surtout d'interroger sa mémoire et la valeur des témoignages concernant ce type d'événement. Avec une remarquable intelligence, elle tente de revenir sur ces années, autour du thème de "l'image manquante" : elle est en effet à la recherche d'une photo ou d'un film dans lequel elle et sa mère apparaitraient dans le convoi, histoire d'apporter une sorte de preuve qu'elle a vécu ce conflit. Photo ou film qui semble exister, et que l'auteur traque façon détective à travers le monde.

 

C'est une belle entrée en matière dans ce livre douloureux, qui, part donc d'un postulat presque polardeux pour parler de cette guerre et des traumatismes subis par les siens. Elle se place d'entrée de jeu dans une fraternité avec les Juifs d'Europe, les Arméniens ou les Cambodgiens de l'époque Pol-Pot : comme eux, elle a été victime d'un génocide terrible, comme eux elle a besoin de témoigner, de dire les choses. Ce parallèle avec les autres victimes des grands conflits mondiaux donne à ce texte une puissance que Umubyeyi Mairesse tient jusqu'au bout du bout. En retrouvant quelques enfants qui ont pu profiter du même convoi, en convoquant tous ceux qui n'ont pas pu s'en sortir, en s'acharnant toujours pour affirmer sa parole, elle écrit un livre clair et glaçant, sensible et habité, aussi intéressant dans la relation de son aventure personnelle que dans les réflexions morales et éthiques qu'elle en tire. Le regard du monde sur l'Afrique, la valeur des images, la mise en doute des témoignages des médias sur place, la place de la victime dans le processus judiciaire, l'importance (ou non) du souvenir pour les témoins de la guerre, le sentiment de vengeance, elle aborde mille questions fascinantes, et toutes avec pertinence et intelligence. Son écriture, qui se veut parfois objective et distancée, parfois très sensible, fait merveille pour relater les ambiguïtés de ce conflit, et on se dit qu'on est peut-être bien là face à un texte qui restera important pour ce qui concerne le Rwanda de ces années noires ; comme peuvent l'être les textes d'Imre Kertesz ou les films de Rithy Pan pour parler d'autres conflits. En tout cas, l'image de cette femme scrutant une vieille photo pour tenter d'y retrouver la silhouette de l'enfant qu'elle a été au milieu du chaos reste en tête, tout comme son acharnement à dénicher un "sens" à cette horreur, ou comme sa mise en accusation de nos regards d'Européens sur l'Afrique. Un livre important et captivant.

10 avril 2024

LIVRE : À côté de la Plaque (Off the Wall) de Marc Behm - 1993

Comme il est maintenant à peu près sûr que Beineix n'adaptera jamais La Vierge de Glace au cinéma (Je rappelle que Beineix est mort déjà deux fois pour ceux qui ne suivent pas l'actualité : une fois avec IP5, une autre fois en vrai), il ne nous reste plus qu'à nous délecter des petits polars troussés par la gars Marc Behm. Nous voici donc face à un polar relativement classique d'un côté (un serial killer, surnommé "le Boucher", décapite ses victimes et laisse les cadavres, généralement démembrés, en pleine rue) et de l'autre face au récit d'un certain Patrick Nelson (également héros de l'autre pan de l'histoire, milliardaire orphelin à la tête d'un garage) organisant un safari en pleine jongle africaine pour découvrir une mystérieuse cité d'or... Un récit africain totalement dingue et délirant lors duquel une bonne partie de ses équipiers sera décimé de façon plus ou moins violente ; le récit principal illustre surtout la capacité de Patrick à tenter de rentrer en conta t avec elle pour laquelle il a eu un coup de foudre : flashant sur une inspectrice, il décide de mettre sur les lieux d'un des crime un indice pour que les enquêteurs (enfin, surtout l'enquêtrice) remontent jusqu'à lui... Ce qui sera chose faite au bout d'un certain temps... Seulement voilà, à force de flirter avec le danger (il multiplie les indices et nage souvent dans les mêmes eaux que le tueur), il risque bel et bien de se retrouver au premier rang des accusés... Il s'en fout certes un brin tant qu'il peut nouer une relation quotidienne avec cette merveilleuse Jenny et qu'il peut, dans ses rêves, vivre des mésaventures des plus exotiques en Afrique... On le voit, Behm n'est pas une fois de plus un pur adepte du réalisme, se plaisant surtout à conter ici à la fois une histoire d'amour chaotique  pleine de rebondissements (les relations de Patrick avec les femmes n'étant jamais simple) et une aventure extravagante et tout aussi osée et imprévisible... C'est aussi léger qu'une omelette norvégienne même s'il on n'est jamais à l'abri avec Behm, bon disciple du noir, d'une fin surprenante ou glauque... Une sympathique petite brique polardesque et délirante.

10 avril 2024

Galaxy Quest de Dean Parisot - 1999

Une vraie purge que ce film qui se pique de pasticher les grandes séries de SF des années 70-80, et qui ne parvient qu'à s'enfoncer dans le marasme. Le principe, amusant à la base : les acteurs d'un vieux feuilleton de SF, désormais ringardisés et condamnés aux interventions en supermarchés, sont contactés par de vrais extra-terrestres pour aller livrer une guerre inter-galactique, ceux-ci ne comprenant point la notion de fiction. Notre équipe de bras-cassés se voit donc aux commandes d'un vaisseau spatial impressionnant pour sauver la civilisation des "Thermiens" contre l'immonde Sarris, un lézard moche. Ce qui sur le papier pouvait s'annoncer comme une amusante variation "méta" travaillant les pouvoirs de la fiction sur la réalité s'avère au bout de quelques minutes voué à l'échec : Parisot accumule les gags familiaux pas drôles, se concentre sur ses mauvais acteurs, et oublie complètement le potentiel de son idée. Même l'univers graphique, qui parodie Star Trek ou Flash Gordon, est raté, les costumes des aliens s'avérant aussi peu inventifs que spectaculaires. Beaucoup trop lisse, réalisé sans idées, joué au rabais (il y a pourtant Sigourney Weaver et Sam Rockwell dans le lot), piteux dans ses gags et ses dialogues, bref franchement inepte, Galaxy Quest vous tombe des yeux.

10 avril 2024

Une Famille (2024) de Christine Angot

Ce qu'il y a de bien, avec Christine, c'est qu'on sait toujours qu'on va passer un bon moment familial, dans la détente, la paix et la sérénité. Elle attaque fort, la bougresse, en se rendant "manu militari", avec deux cameramen amis, chez sa belle-mère : elle rentrera en douceur ou en force (la deuxième option étant la plus probable) pour obtenir d'elle quelques mots sur ce qu'elle a subi, lorsqu'elle avait treize ans, par son père - un viol incestueux ; prête à tout pour "braquer la vérité", elle s'assoit face à la seconde compagne de ce monstre, dans ce salon bourgeois, avec ces deux caméras pour obtenir un champ / contre-champ loyal, et elle questionne : pourquoi n'avoir rien dit, rien fait, rien permis pour tenter de libérer la parole, etc... Angot, tout du long, est déterminée à vouloir faire éclore cette parole sur la violence dont elle fut victime, à vouloir briser le silence - car se taire, quand on sait, c'est non seulement se ranger du côté du bourreau mais c'est surtout abandonner la victime à son sort, à son malheur... Christine Angot, qui a passé sa vie à chercher à décrire, à écrire, les abus de ce père innommable, veut aujourd'hui, alors qu'une certaine chape de plomb sociétale commence enfin à se fissurer sur le sujet, se confronter directement, frontalement, à ces êtres qui n'ont point agi, qui ne l'ont point soutenue au moment où. Et c'est forcément violent - et libérateur ? On l'espère, bien sûr, mais peut-on réparer l'irréparable ?

Il ne faut pas croire qu'Angot se lance dans cette démarche la fleur au fusil : c'est toujours tremblante, remplie jusque-là d'émotion, qu'elle décide d'aller voir ceux qui se sont tus, qui l'ont tuée intérieurement ; elle, qui fut longtemps prise de haut par les milieux littéraires, qui fut longtemps mise à bas par la télévision (la connerie souriante d'Ardisson et de cet abruti de Baffie lorsqu'elle se retrouve face à eux en plateau : l'illustration-même de ce que c'est être décérébré vingt ans avant Hanouna... le bon disciple qui a su tomber encore plus bas), prend le taureau par les cornes et va voir cette belle-mère, engoncée dans ses excuses, cette mère, prise au piège de sa passivité, cet ancien compagnon, embourbé dans ses propres traumas... C'est dur, c'est froid (le profil aiguisé, taillé à la serpe d'Angot (qui ressemble d'ailleurs, pardon pour la parenthèse, de plus en plus à Ruffin (!!!) lorsqu'il monte sur ses grands chevaux en tribune...) n'arrange rien) mais vouloir savoir, vouloir faire éclater la bulle dans laquelle ses proches s'enfermaient jusque-là, est forcément à ce prix. Angot est à la recherche d'une prise de conscience, d'une parole compatissante (ou pas), de mots sur ses maux et elle parvient à plusieurs reprises à entrevoir parfois, enfin, un soupçon de réflexion sur la dégueulasserie qu'elle a subie... Au forceps, dans la douleur. Famille je vous hais, mais je vous hanterai jusqu'au bout, quoiqu'il m'en coûte. Glaçant et nécessaire.

 

10 avril 2024

Lykke Li : I'm Waiting here de David Lynch - 2013

Lykke Li : I'm Waiting here ne pourrait pas être signé par un autre : il s'agit d'un clip pour cette chanteuse vaporeuse typique des goûts musicaux de Lynch depuis Julee Cruise. La chanson est très jolie, certes, mais là n'est pas la beauté de ce film : elle réside dans ce très long travelling avant de 5 minutes 50 pris depuis une voiture, au ras du bitume. Voilà un plan immédiatement associé à Lynch, qu'on retrouve dans maints de ses longs-métrages. Ici, la voiture semble filer vers un rendez-vous nocturne mystérieux, et traverse un paysage désertique pour finir sa course, à la nuit (noire) tombée, sur un parking louche, qu'on croirait sorti de Lost Highway. C'est absolument fascinant, légèrement inquiétant, d'une atmosphère envoutante inimitable. Du Lynch à 200%.

 

Lynch's links

9 avril 2024

Ferdinando e Carolina de Lina Wertmüller - 1999

La fin de carrière de la divine Lina Wertmüller n'a décidément pas été à la hauteur de son talent passé : la voilà fabriquant un film historique pas passionnant du tout, qui garde ça et là quelques petites traces d'impertinence et de féminisme tordu, mais n'en propose que quelques vieux souvenirs, noyés dans une intrigue sans intérêt. Il y est question du roi de Naples, fils du roi d'Espagne (oui, bon, m'en demandez pas plus), Ferdinando, donc, et de sa vie fantasque : d'abord insouciant adolescent plus préoccupé par les filles et la chasse que par les affaires politiques, le voilà adulte, devenu roi, enjoint à faire alliance avec la famille autrichienne des Habsbourg. Il doit épouser l'une des sœurs, les déteste cordialement, préfère rigoler et taquiner la gorette (sa maîtresse est bien avenante, en effet). La petite vérole décimant ses premières prétendantes, ce sera sur Carolina que s'arrêtera le choix de ses conseillers. D'abord dépité, notre jeune roi découvrira avec elle les joies du mariage (et du sexe débridé). Ajoutez à ça plusieurs épisodes mêlant la conjugalité à la politique, les affres d'enfanter un fils à celles de la jalousie, et vous obtenez ce film plat et sans saveur.

Les ors royaux ne sont pas la tasse de thé de Wertmüller. Pour elle, la vie à la cour est un libertinage constant, où nos aristos s'ébattent, qui en baisant, qui en chassant, qui en batifolant dans les bois, que pratiquent de jeunes gens pas encore sortis de l'enfance. Autour d'eux s'agitent de graves conseillers et curetons, s'accrochant à l'étiquette et fomentant de savants assemblages pour conserver des territoires et en acquérir d'autres. Bon, ça peut se défendre, et ça donne d'ailleurs au film des allures de joyeuse récréation, évitant la pompe habituelle de ce type de films empesés. Ferdinando veut bien régner, pour pouvoir se rouler dans le luxe et le farniente, mais les exigences politiques de la charge lui pèsent : Wertmüller donne l'image d'un roi trop jeune et trop capricieux, confronté pour la première fois au poids de sa charge. Le film n'est pourtant pas très creusé, et passe plutôt comme un divertissement assez bruyant et fatigant sur un jeune garçon qui découvre l'amour ; qu'il soit roi ou pas n'importe guère. Au contraire : la cinéaste appuie très lourdement sur des effets trop vulgaires ; cette fois elle a la main trop lourde sur le côté débraillé de son film. Formellement, ça donne des zooms hystériques, des décadrages inutiles, une mise en scène qui se veut baroque et tombe plutôt dans le mauvais goût total ; et dans le fond, on a droit à un concert de pipi-caca-prout vraiment fatigant. On comprend qu'elle ait voulu dézinguer l'image d'une royauté propre et lisse, mais trop c'est trop : le fragile équilibre qu'elle arrivait à maintenir dans ses grands films prolos est rompu ici, et on tombe dans la vulgarité pure et simple.

 

6 avril 2024

Fric-Frac de Maurice Lehmann (et Claude Autant-Lara) - 1939

Il faut avoir sacrément envie d'une petite piqure de nostalgie pour revoir cet antique Fric-Frac. Malgré les déclarations d'amour de Brion (qui est vraiment le dernier à oser programmer ce genre de trucs), on reste assez atterré par le manque d'idées et de rythme de ce bazar, qui n'a pour seule qualité que de mettre à l'écran trois monstres de l'époque : Fernandel, Arletty et Michel Simon. S'il n'y avait les trois bougres, le film s'écroulerait comme un chateau de cartes, tant tout le reste de la distribution semble être au service des stars, servant la soupe et se contentant de préparer le prochain bon mot. Bons mots, il y a en pagaille, d'ailleurs, puisque le film s'intéresse au petit monde interlope de la pègre parisienne, en l'occurrence ces minables cambrioleurs prêts à tout pour carotter la broche de la bêcheuse ou chouraver le crapautard du cave de passage. Le scénario est donc rempli de l'argot de ce milieu, histoire à la fois de faire authentique et d'amuser le public avec ces expressions triviales. Il faut avouer que dans la bouche de Simon, ces mots ont un gouleyant délicieux, d'autant que l'acteur, pour cette fois, choisit une diction très lente, très appliquée, ce qui met ces mots encore plus en valeur. Chez Arletty, l'argot semble être une seconde nature, et on croit bien à ce duo de crapules parisien, uni dans le forfait et la cambriole. Face à eux, le brave Fernandel, dans le rôle habituel du candide gentil, est en charge d'endosser l'autre côté de la barrière : l'employé de bureau éduqué et civilisé. Sa rencontre fortuite avec la belle Arletty va le dévergonder, et le faire pénétrer dans cette faune folklorique, dépeinte avec tous les clichés qu'il faut par un Lehmann bien paresseux.

Une fois qu'il a réuni son casting et validé les saillies, notre homme se repose tranquillement et laisse la caméra tourner. Il semblerait même qu'il ait été tellement velléitaire que Claude Autant-Lara a dû intervenir et prendre les choses en main.  En effet, il a eu tort : hormis ces numéros d'acteurs et le plaisir d'entendre une langue verte, le film se traîne lamentablement, mettant une bonne heure à trouver ce qu'il a à raconter, filmant des séries d'épisodes dénué totalement de nécessité. L'histoire se cherche, la mise en scène aussi, et on subit ces séquences pas très drôles, sans enjeu, en attendant que le temps passe. Il y a heureusement dans le dernier tiers un certain emballement de l'action (raisonnable, hein, ne poussons pas), et surtout une scène vraiment poilante : Simon et Fernandel ronds comme des queues de poêle, fraternisant dans les pleurnicheries alors qu'ils étaient rivaux la minute d'avant : duel de cabotins talentueux, tout dans le détail de jeu, là on sent vraiment que leur réputation n'est pas usurpée. Pour le reste, on est dans le cinéma de papa, gentiment coquin (Arletty ne cesse de promettre "une petite récompense" au pauvre Fernandel s'il cède à ses malhonnêtes demandes), dépaysant juste ce qu'il faut, du cinéma à deux balles.

 

6 avril 2024

Le périlleux Enchaînement des Choses in Eros (2004) de Michelangelo Antonioni

Pour être franc, cette troisième partie d'Eros ne m'avait laissé absolument aucun souvenir et je pense, sans me faire devin, qu'elle ne m'en laissera point... Un couple aussi mal assorti qu'il est mal doublé (en italien... on a du mal à croire que la version anglaise était pire à l'origine...) s'engueule. Une fois. Deux fois. Ils croisent une femme qui habite dans une tour (prends garde ?). Il y va, elle n'est pas franchement farouche, la suite est évidente. Croyez-vous que, quelque temps plus tard, quand la femme de ce couple, nue, croisera cette femme, nue, sur la plage, il se... Bon, un scénario écrit sur un bout de nappe de pizzeria, des acteurs (on met la main de Wong Kar-Wai au feu) sélectionnés uniquement sur leur physique, une absence totale de soutien-gorge tout du long quelque peu douteuse et une nudité (féminine) exposée aussi émouvante qu'un brin d'herbe... On sent qu'Antonioni se plaît à faire plein de jolis mouvements de caméra autour de ces acteurs postiches, qu'il se plaît encore à son âge à filmer la lumière rasante sur ces jolis paysages de Toscane (du plan entier...) mais la chose est au final aussi creuse qu'un bambou. Un titre un peu trop alambiqué qui peine à cacher l'aspect terriblement superficielle et désuet de la chose. Rosse. A s'en mordre les orteils.

 

Tutti 'Tonioni

6 avril 2024

Dernier Été de Robert Guédiguian - 1981

Mouais, allez, on va plutôt dire du bien de ce premier film de Guédiguian, même si on en ressort mi-figue mi-raisin. Le bougre se cherche encore pas mal avec ce tout petit film sous influence, qui peine tout de même beaucoup à trouver son originalité et sa personnalité. Il la trouvera, tiens donc, dans son fort ancrage dans Marseille, et bien entendu particulièrement dans l'Estaque, déjà filmé comme un territoire fermé, avec ses propres rites, ses propres figures, sa propre culture. Dès les premières secondes de son premier film (et jusqu'à la dernière de son dernier, on imagine), Guédiguian appartient à l'Estaque et entreprend de regarder ce quartier en anthropologue. Il réussit ici à en rendre toute l'atmosphère, ces petites gens au verbe haut, au coude qui se lève très facilement dès lors que le 51 est servi, à la glandouille assumée, à l'anarchie affirmée, adeptes des petites combines, du coup de poing, des filles, des bords de mer, ou quand la nécessité s'en fait sentir, des braquages de villas.

Le film s'attarde particulièrement sur Gilbert (Gérard Meylan), un de ces "vitelloni" du coin, bien installé dans son petit univers ensoleillé. Son quotidien nous est décrit par le menu, et on ne sortira pas de ce minuscule projet : volontairement modeste, Dernier été enregistre simplement les petits remous de cette existence banale, celle d'un jeune gars pas très ambitieux de Marseille dans les années 80, ses amours (pour la jeune Ariane Ascaride, bizarrement coiffée), ses plans foireux et sans panache, ses après-midi de glande en terrasse des bistrots, ses potes tout aussi paresseux que lui, bref une certaine jeunesse qui ne veut pas rentrer dans le rang et qui t'emmerde. L'authenticité et la sincérité, l'amour pour ses personnages et l'atmosphère solaire compensent les mille petits défauts du film : des acteurs pas terribles, une intrigue qui stagne sévèrement, une main un peu lourde sur l'accent et la "marseillanisme" à tout prix, et parfois des élans lyriques qui arrivent comme un cheveu sur la soupe compte tenu de la ténuité de l'ensemble. Par exemple, une séquence de plongeon trop solennellement amenée, ou une fin tragique complètement anachronique là-dedans. Guédiguian aurait mieux fait de rester dans la simple chronique de quartier, plutôt que de s'attaquer à ces choses qu'il ne maitrise pas encore. Bon, on ne s'ennuie pas, c'est déjà pas mal pour un film qui ne raconte à ce point rien du tout, et on sent déjà là le cinéaste qu'il va devenir. C'est déjà ça.

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