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29 juillet 2023

LIVRE : Béton (Beton) de Thomas Bernhard - 1982

d1ad10a0883f841e99a2bc17cf4c6d610430707cb6df7ea11cac5f348df4524fTroisième relecture de ce petit trésor du plus grand écrivain autrichien du monde, qui fut celui par qui je découvris le maître il y a une vingtaine d’années maintenant. Et je comprends pourquoi je suis tombé aussitôt amoureux de lui. Dans un style qu'il faut bien qualifier d'éblouissant (et qui résiste même à la traduction, parfaite, de Gilberte Lambrichs), Bernhard s'y livre à une nouvelle variation sur la détestation, l'aigreur et la misanthropie, incarnant une nouvelle fois un "vieil" homme malade, souffreteux, inadapté et foncièrement pas à sa place là où il est. Rudolf, quarantenaire intellectuel et vieux garçon, n'attendait que le départ de sa sœur venue lui rendre visite pour enfin oser espérer se mettre à la rédaction de son grand œuvre : un livre sur Mendelssohn. Mais sitôt la dame partie, le voilà plongeant dans un monologue infini, ressassant la rancune qu'elle lui inspire, et que lui inspirent par la même occasion son état de santé, la société provinciale de sa petite ville, Vienne, les hommes et les femmes, les faux intellectuels, les médecins, la solitude, les livres sur la musique, les voyages, la température de l'air, ses anciens amis, la nourriture autrichienne, lui-même, les héritages, ses parents, bref la vie dans son ensemble. Cet empêchement, symbolisé par le flot de mot inarrêtable qui s'écoule de ses pensées, n'est là que pour pointer son incapacité à écrire, son irrépressible besoin de gens, sa solitude totale. Le livre sur Mendelssohn, on le sent dès la première phrase, ne verra pas le jour, et à la manière de Beckett, se verra empêchée même par un événements indicible dans la vie de Rudolf, qui enverra tous ses projets artistiques à l'eau, véritable tournant du texte qui renverra une dernière fois notre irascible écrivain dans ses cordes.

Le personnage est toujours à peu près le même dans les textes de Bernhard, et le sentiment dominant aussi, et l'aveu d'échec aussi. Il dresse un véritable catalogue d'êtres malades d'être en vie, irrémédiablement désireux de faire mais toujours empêchés par leur haine de la vie. Celui de Béton est un des plus forts : sa colère viscérale tire tous azimuts, mais ne cache qu'à grand peine un mépris de soi-même, un profond désespoir qui a à voir avec Schopenhauer ou Cioran, l'humour noir en plus. Avec ses cris de rage et ses plaintes , il apparaît comme un homme du XXème siècle occidental typique : déclassé, mal dans sa peau, anachronique et dépassé. Le Nouveau Roman est passé par là, et Bernhard est le témoin de cette génération d'après-guerre, mal dans sa peau jusqu'au malaise. Mais c'est surtout, comme toujours, le style qui sidère : 150 pages d'un bloc,à la ponctuation diaboliquement précise (le point est rare, la virgule généreuse), longues, très longues phrases fonctionnant comme des spirales pleines de pièges, chaque phrase revenant inlassablement sur la précédente, en une logorrhée interminable, verbale et visuelle à la fois. Incroyable de voir comment une forme si expérimentale, si casse-gueule, tient la longueur : on est happé par la musique de ce monologue répétitif et haché, douloureux et rêche, et on ne lève les yeux qu'au bout des 150 pages, lessivé comme jamais. Du génie pur, les amis.

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