LIVRE : Jérôme de Jean-Pierre Martinet - 1978
Jérôme est un livre monstrueux dans tous les sens du terme : une énorme pavasse sans paragraphe écrit en police 6, déjà ça impressionne ; mais quand en plus il est question de parler là-dedans de la folie, de l'horreur d'être en vie, de l'échec du langage et de la déviance sexuello-psychologique, on se rend compte qu'on a affaire à du costaud. En gros, on prend une bonne respiration au début, et on ne la relâchera qu'à la toute fin, avec l'impression d'avoir été immergé dans un flot intarissable de mots heurtés, de violence et de rythmes infernaux.
Je n'avais pas l'heur de connaître ce Jean-Pierre Martinet jusqu'ici, mais lui me connaissait déjà depuis longtemps : son livre est dans la ligne de tout ce que j'aime quand j'ai envie de vérifier que la vie est intenable : il y a du Calaferte là-dedans, du Miller aussi, du Céline, pour tout ce qui concerne le dégoût et la violence du propos. Mais il y a aussi une puissance d'écriture pour tout ce qui concerne les descriptions de la ville qui rappelle les immenses romanciers russes, Dosto en tête mais aussi Boulgakov. N'en jetez plus : ça devrait suffire comme références, non ? Martinet invente donc un personnage sur-puissant, Jérôme Bauche, dont on ne sait trop s'il est complètement fêlé ou supérieurement intelligent, qui va entreprendre un périple à travers la ville pour retrouver une collégienne sur laquelle il fantasme. Il sèmera sur sa route quelques cadavres, écumera les bistrots interlopes, insultera à tour de bras, se fera tabasser quelques fois, mais surtout plongera dans un Enfer dantesque (entendez l'existence) dont personne ne sortira indemne, ni lui, ni le lecteur. Mélange de fantasmes, de folie pure, de violence anarchiste, de délires alcooliques, le roman vous mène tout droit aux limites de la raison.
On se demande bien pourquoi ce livre n'a jamais rencontré le succès. La langue de Martinet est plus qu'impressionnante. Ses rythmes extraordinaires vous happent en quelques lignes et vous enraînent jusqu'au dénouement de ce voyage au bout de la nuit avec une maîtrise totale. Les phrases sont complètement arythmiques, alternance de longues sorties verbales décousues et de sentences saccadées, mélange d'humour desespéré et de violence intenable. Avec un sens de la ponctuation complètement génial, Martinet nous sert un bouquin insensé, unique, qui ne cède rien, nous accompagnant dans un immense rire grinçant aux portes de la folie totale. Le talent pour planter une atmosphère, depuis le petit appartement de Jérôme jusqu'aux pissotières de sa ville tentaculaire (Paris, vraiment ? ou Saint-Petersbourg ?), depuis les banlieues fades jusqu'aux minables bistrots de nuit, est impeccable. Jouant sur les répétitions, le roman invente une musique déstructurée du meilleur effet, débouchant sur des scènes d'une brutalité incroyable : la rencontre avec une pute ravagée, la visite dans les bas-fonds de la ville, ou la longue errance du héros le long des rails du chemin de fer, n'ont rien à envier à un Lautréamont ou à un Boulgakov. Difficile de mettre des mots sur l'émotion qui parcourt ces lignes sans fin, le mieux est encore que vous vous précipitiez sur ce chef-d'oeuvre et que vous viviez vous-mêmes cette expérience. Martinet est mort alcoolo : j'aurais écrit Jérôme, j'aurais fait pareil. Un livre noir, morbide, agressif, et fulgurant.