Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Shangols
REALISATEURS
GODARD Jean-Luc 1 2
 
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
6 janvier 2024

Le Cheval de Turin (A Torinói ló) de Béla Tarr - 2011

1200x675mf

Friedrich Nietzsche est devenu fou après avoir croisé le malheureux cheval de Turin ? Tentez vous-même l'expérience en vous tapant le film. Quoi qu'il arrive, vous sortirez différent de cette projection très éprouvante, qui tente de vous faire sentir concrètement le poids du temps, de la folie, de l'insupportable répétition des jours, et de la fin du monde. Tout simplement. C'est l'épure faite cinéma : un seul décor, une misérable baraque battue par les vents au fin fond d'une région pour le moins austère (un arbre pour tout décor) ; deux personnages, un vieux paralytique et sa fille, auxquels il faut tout de même ajouter un cheval rachitique et mourant ; pas d'action, le film montrant la suite infinie des gestes du quotidien (manger, dormir, boire, s'habiller) et presque pas plus ; une seule musique, répétitive et lancinante ; pas de dialogue. Mais par contre, le cinéma y est à chaque seconde : la force incroyables des plans très longs, du noir et blanc d'un classicisme élégant, de la mise en scène hyper inventive, des plans-séquences  infiniment longs, vous en met plein les yeux. Difficile de ne pas être admiratif devant cet exercice formel incroyable, et même si on peut demeurer à la porte du film, très mystérieux, insaisissable, on ne peut que s'incliner devant cette vision de cinéma unique en son genre, qui arrive à faire de la métaphysique avec de la mise en scène et du son.

turin-horse2-1080x540

5 jours dans la vie d'un duo raide comme la justice donc, 5 jours qui pourraient être banals s'ils ne se déroulaient dans une atmosphère d'Apocalypse finale : hors de cette cabane sans joie, le vent souffle constamment, un cheval se laisse mourir dans son écurie, l'eau vient subitement à manquer, la ville proche est rasée, Dieu est mort, et la lumière menace elle aussi de s'éteindre complètement. Pourtant ces deux-là continuent à vivre leur existence de bêtes de somme, sans une once de joie, de plaisir, de communication, d'amour. Tarr filme ces journées exactement semblables l'une à l'autre, appuyant sur l'absurdité de ces existences pour rien, montrant de façon implacable l'inanité de nos vies. Le rituel immuable du lever, du repas, de la virée au puits, etc, lui permet de varier la mise en scène, montrant un jour le père décortiquer sa patate, l’autre sa fille picorer la sienne, l'autre le couple face à face avec les patates entre eux, ad lib. Pareil pour le puits : on change de point de vue d'un jour à l'autre, la fille, le père, puis le "point de vue de Dieu" (dans un sublime plan fordien). Dès le début du film, une angoisse sourde jailli de cet expressionnisme sans éclat, due aux bruits, au rythme, aux angles de caméra, à la rudesse des acteurs, au point de vue du cinéaste sur eux.

78529136_o

Le film ne relâchera jamais cette angoisse, si bien qu'on a l’impression d'assister à une sorte de Genèse à l'envers, de la vie à l'extinction de la lumière. Mais refusant toute lecture trop symbolique, toute interprétation, Tarr tente d'induire les sensations par le filmage lui-même : assiste-t-on réellement à la fin du monde ? Et pourquoi avoir choisi pour la décrire ce duo beckettien, inexpressif ? Et quid de ce cheval qui donne son nom au film, qui semble être une image de la vie qui s'éteint ? Et qu'y a-t-il au-delà de ce misérable territoire, ailleurs d'où émerge à un moment une bande de Tsiganes, et où notre duo tente de fuir avant de rebrousser chemin sans commentaire ? Quelques-unes des 3000 questions que pose Le Cheval de Turin, impressionnant dispositif étouffant et spectaculaire qui vous pénètre dans le cerveau façon vilebrequin. On a le temps de se les poser, puisque le film, lentissime, permet la contemplation et ouvre à la réflexion comme rarement. Un cinéma rêveur, ou plutôt cauchemardesque, franchement génial si vous avez décidé de vous taper un film pas facile. Ce sera en tout cas le dernier de Béla Tarr, qui s'est retiré du cinéma juste après par découragement ; si bien qu'on peut dire que cet adieu est une glaçante image de la Mort elle-même. Grandiose.

cdt_image_1_800_450_90

Commentaires
S
Ah enfin... Eh oui, grandiose c'est le mot. Tout ici - cheval, arbre, maison, figures - est un haut-relief taillé dans un ciel ecclésiastesque. Et que ce "dernier plan" du film soit aussi le dernier de Béla Tarr en "tait long" sur sa décision finale.
Répondre
Derniers commentaires