Cybèle ou les Dimanches de Ville d'Avray (1962) de Serge Bourguignon
Bourguignon signe-t-il un film qui a un effet bœuf ? Il y a de cela mais heureusement que le film est plus subtil que mes calembours et autre ratatam. Les Américains en auraient fait un film noir (un pilote de ligne revient traumatisé de la guerre après avoir croisé dans son viseur le regard effrayé d'une enfant), les Français en font un simple film en noir et blanc avec une photo signée du grand Henri Decae. Cet homme (Hardy Krüger - tous les Allemands ont le même accent terrible en français : ein Kaucheumarrrrrrrr pour les ingénieurs du son) tente de reprendre pied sur terre malgré des maux de tête, des vertiges, des absences ; il a son ex aide-soignante à ses côtés pour lui donner un peu de lingerie fine (vintage) et des baisers doux : Nicole Courcel qui vaut plus que sa côte au Monopoly. Mais celle qui va réellement réveiller notre homme, lui donner du sang frais, de la joie, de l'émoi, c'est une gamine de 15 ans qu'il va croiser un jour, par hasard, dans une gare (il y vient pour "retrouver son passé" comme dirait l'un des personnages du film et il est indéniable que la gamine va lui redonner une certaine innocence alors qu'il pensait que sa petite mécanique humaine interne était cassée). On pourrait très bien s'arrêter là au niveau de l'histoire et c'est d'ailleurs ce que l'on va faire.
Ville d'Avray a des allures de Moulins en pire : son lac, son clocher, sa grisaille, ses bois, son internat de sœurs - ça fait presque froid dans le dos rien d'y songer (c'est sympa en fait une tempête tropicale, à tout prendre). Quand Bourguignon, en suivant notre petit couple atypique (lui, un brin neurasthénique, elle gentille mais un peu trop gentille) en balade au bord d'un lac tristounet, nous balance l'Adagio d'Albinoni, c'est clair qu'on pourrait prendre cela pour une menace de mort, comme s'il ne voulait pas qu'on aille au bout de son film les yeux ouverts... J'exagère, ce sera ma seule réserve, elle est mineure : l'ambiance n'est pas vraiment olé olé - c'est Ville d'Avray, pas Rio, le titre ne nous a pas pris en traître. Parce que sinon, avouons qu'il y a de très très belles choses dans ce film sur le fil du rasoir (tu proposes aujourd'hui ce scénar en Belgique, tu vas directement en prison - sans discussion possible...). Dans la forme tout d'abord (ben oui, j'ai envie de commencer par-là) avec un Decae en très grande forme (sous l'influence de Bourguignon ? Oh ben sûrement, tenterais-je) ; à pratiquement chaque séquence l'Henri a une trouvaille pour trouver des angles de vue improbables, faire des effets spéciaux à la main, jouer subtilement avec des éléments du décor : ici c'est un cadre dans le cadre grâce à un retro en mouvement audacieusement utilisé, là un trou dans une grille en fer qui tombe pile poil pour cerner notre héros esseulé, là-bas une séquence filmée au travers d'un verre, tout là-bas une vue fragmentée sur le paysage comme s'il était vu à travers une pierre polie, tout là-bas là-bas un plan qui joue malicieusement avec les reflets quasi-parfaits de ce lac d'huile - j'arrête là, je n'ai plus d'adverbes de lieu. De même, nombreuses sont les transitions d'une séquence à l'autre qui sont intelligemment réfléchies (le plan sur les chevaux dans les bois puis sur les chevaux de bois - par exemple, voyez ?). C'est grâce à toutes ces petites idées que le film est un régal, déjà, pour les yeux.
Mais il y a bien sûr, avant tout, cette alchimie entre ce grand corps malade et cette jeune fille moins timide qu'elle en a l'air avec ses yeux qui lui dévorent le visage. Notre aviateur tombe dedans comme s'il s'agissait du seul moyen pour oublier son vertige. Entre les deux il y a de l'amour (mais rien de graveleux, par pitié, oubliez ma maladroite parenthèse caustique sur la Belgique), de la tendresse, de la confiance, de la magie. Notre homme dévoué à la môme retrouve sa part de rêve en la faisant rêver (attends, je vais me relire... mouais, je me comprends). Ils sont tous les deux dans leur monde (la sublime idée des ronds dans l'eau qui sont les murs de leur royaume...), font fi de tout ce qui les entoure ; plus la gamine fait part de ses peurs, de ses angoisses, plus l'homme oublie les siennes. C'est à qui pensera le plus à l'autre même si cela n'est pas parfois sans danger (les mini crises de jalousie de l'homme qui a peur de perdre "sa dévouée", la mini crise de larmes de l'adolescente qui peine à supporter son absence le temps d'un dimanche). Deux individus fragiles qui s'entraident au milieu des bruits du monde (le travail sur la bande son est également remarquable - ça crisse, ça craque, ça scrwinque à qui mieux mieux). Seulement voilà, hein, peut-on vraiment échapper à ce monde sans devoir finalement lui rendre des comptes ? Bien qu'animée par les meilleures intentions du monde, la Courcel va, malgré elle, mettre les pieds dans le plat et les chiens en chasse... Jusqu'au drame, terrrrrrible. Un film joliment mitonné dans la forme qui laisse au palais une saveur aussi bien sweet (la connivence qui existe entre ces deux-là) que sour (difficile de survivre dans ce monde brutal, bruyant, aveugle à la douceur des choses et à la beauté de l'innocence). Si beau.