De Sang-froid (In cold Blood) (1967) de Richard Brooks
Adaptation absolument saisissante de l'oeuvre de Capote, grâce notamment à un noir et blanc aux contrastes sublimes signé Conrad Hall (Cool Hand Luke, Electra Glide in Blue, American Beauty entre autres...). Pas de défilé de stars, juste des acteurs donnant leur partition au cordeau, à l'image des deux personnages principaux : le fanfaron Dick (Scott Wilson), un vrai mariole tout en gueule, aussi consistant qu'une fougère, qui rêve d'ascension sociale sans en avoir les moyens intellectuels et le sanguin Perry (Robert Blake), traumatisé par les frasques de sa mère et la violence de son père dès son plus jeune âge. Deux personnes qui ne pèsent séparément pas bien lourd, mais dont l'association va créer un "troisième homme" capable du massacre d'une famille pour... 40 pauvres dollars. Des heures avant le massacre à leur exécution en passant par leur errance, leur interrogatoire, leur procès, Brooks reprend mécaniquement chaque phase pour nous exposer par le menu la triste réalité de ces faits inimaginables commis par deux bras cassés.
Le choix du montage en parallèle (avec des plans qui soulignent les points communs dans l'exécution d'actes banals de la vie quotidienne) nous faisant découvrir les deux gaziers en route pour leur méfait et la dernière journée de la famille Cuttler, paisibles paysans bien sous tout rapport, est relativement bien vu : deux destins qui, à quelques kilomètres l'un de l'autre, suivent leur cours en toute tranquillité jusqu'à cet instant crucial où ils vont se croiser et donner lieu... à un carnage effroyable. Richard Brooks n'aura de cesse de souligner le comportement totalement "innocent" de ces deux hommes avant et après leur crime, comme s'ils avaient décidé de mettre entre parenthèses cette nuit sanguinaire ; c'est finalement presque cela qui est le plus effrayant, cette soudaine explosion de violence totalement imprévisible et "gratuite", puis cette capacité à reprendre paisiblement le cours de leur vie comme si de rien n'était. Toute la folie des hommes (des hommes tout à fait sains d'esprit et c'est bien là l'horreur) concentrée en un crime. Le cinéaste tente d'illustrer les personnalités et les faiblesses des deux hommes (en particulier Perry qui revit, lors d'une scène saisissante, mêlant le présent et le passé, un épisode marquant de son enfance : sa mère, totalement saoûle, se vautrant sous ses yeux avec un jeune homme inconnu avant l'arrivée fracassante du père d'une violence inouïe - cela laisse forcément des traces...) et nous montre surtout tout le pathétisme de cet attelage : de leur trip à Mexico à leur retour sans le sou aux Etats-Unis où ils en sont réduits à ramasser dans le désert les bouteilles de Coca vide (0.03 $ l'unité, formidable!) (le rêve américain d'argent facile est bien "creux", pour le coup...), on ne découvre à aucun moment les deux hommes en proie aux remords, tentant tout juste de survivre entre deux rires bien tristes. L'enquête policière nous est décrite, elle, dans les grandes lignes mais avec une belle efficacité. Le piège se referme peu à peu, inexorablement, sur ces deux irresponsables qui prennent leur désir (puisqu'il n'y a pas de témoins, il n'y aura pas de problème... à leurs yeux) pour la réalité. Deux rêveurs, deux doux dingues embringués dans un récit qui devient cauchemardesque (l'encre de chine du noir et blanc convenant parfaitement à la noirceur de ce conte de la folie ordinaire...)
Le côté implacable des interrogatoires et du réquisitoire (quand la machine judiciaire se met en route, les illusions des deux gaziers explosent littéralement en mille morceaux) est parfaitement rendu, impeccablement rythmé et monté, et nos deux hommes de se retrouver en deux temps trois mouvements derrière les barreaux (magnifique commentaire du journaliste pour souligner la rapidité du jugement) en attendant la nuit de leur mise à mort. Richard Brooks nous réserve encore deux moments d'une très grande intensité : Perry, quelques minutes avant son exécution, racontant tout le drame de sa vie via le fiasco de sa dernière aventure avec son pater en Alaska (les reflets, sur son visage, de l'eau qui coule sur la vitre donnent littéralement l'impression que son âme mise à nu est en train de se liquéfier en direct); puis, dans la foulée, son exécution par pendaison, le crac de la trappe et de la corde qui se tend résonnant de façon totalement absurde à l'image de cette mise à mort qui ne contente personne (il ne reste personne à venger...) et de la vie totalement foirée de ce criminel d'une nuit. Cette exécution "de sang-froid" donne une résonnance encore plus vertigineuse au titre imaginé par Capote. Glaçant, une superbe petite mécanique cinématographique très très noire. (Shang - 10/10/09)
Diable, voilà un film radical et d'une exemplaire sobriété qui, tout en étant foncièrement infidèle au récit de Capote, lui rend justice avec brio. Je pense que je n'avais jamais vu De Sang-froid, étant un grand amoureux du livre, et je dois dire que Brooks m'a carrément cueilli. L'intelligence constante du film, qui sait toujours garder la distance exacte par rapport à son sujet tout en restant glaçant et implacable, m'a sidéré. Le meilleur exemple : alors que le montage parallèle nous amène inexorablement vers le point brûlant, cette nuit de massacre, le film, au moment crucial, refuse de nous montrer la scène ; l'ellipse est de mise. Mais c'est pour mieux, au moment des aveux, nous mettre le nez dedans, et de façon effroyable. On a carrément du mal à regarder cette scène terrifiante de tuerie. Les deux acteurs sont spectaculairement géniaux tout au long du film, rendant avec une justesse totale les fêlures, les blessures, les bassesses, la bêtise de leurs personnages. Face à eux, les justiciers, implacables, froids et professionnels, mènent leur enquête. Et peu à peu on ne sait plus dans quel camp on a envie d'être : certes, ces deux assassins sont des criminels sans morale, mais le monde qu'on leur oppose est tout de violence, contrôlée (l’État) ou non (le père), et on se dit que si Brooks a voulu réaliser un portrait de l'Amérique, son constat est bien amer. Mon camarade a tout dit de l'aspect esthétique formidable de ce pamphlet camusien sur l'absurdité du mal : ce noir et blanc sublime, ces plans dynamiques et contrastés, ce montage savant, tout fait du film un grand moment de noir, proche du film d'horreur. Au bout de ces deux heures éprouvantes, on se retrouve tout triste devant cet affligeant constat : la violence règne sur le monde, on n'a rien trouvé de mieux pour la combattre que la violence, tous ces morts sont morts pour rien... Terrible. (Gols - 11/09/21)