Intérieurs (Interiors) de Woody Allen - 1978
De sa veine sérieuse, Interiors est sûrement le moins bon film de Woody, mais ce n'est certainement pas le moins sincère. S'il touche peu, c'est peut-être seulement que la rigueur du dispositif éloigne le spectateur du coeur de l'histoire ; mais d'un point de vue purement scénaristique, c'est un film touchant et franchement réussi.
Au niveau technique, c'est effectivement plein de défauts, sûrement parce que Woody, obsédé par Bergman, ne parvient qu'à en rendre la surface, une sorte de panoplie formelle jamais à la hauteur du maître. L'interprétation est fluctuante, disons, allant du meilleur (Diane Keaton, dès le premier plan, est d'une justesse incroyable, simplement par le travail sur les mains ou sur le visage) au moins bon (les hommes, en sur-jeu) : certains comédiens sont à la limite de la caricature, et il faut dire que les poses que leur fait prendre Woody ne les aident pas à éviter les écueils. Le montage aussi est laborieux, trop mécanique, trop monotone : on passe sans arrêt d'un couple à l'autre, à chaque nouvelle séquence, avec de temps en temps ces scènes de groupes qui arrivent réglées comme un métronome ; tout ça est bien froid et sent l'application, voire la peur de l'audace. Pourtant, c'est dans ce film que Woody trouve sa fameuse façon de filmer les lieux vides (magnifiques décors blancs et gris, complètement épurés), laissant sa caméra enregistrer le rien dans la durée : vraie audace, pour le coup, que ces premiers plans pratiquement abstraits à force de blancheur et d'immobilité. A l'intérieur des séquences, la mise en scène est vraiment belle, très fluide ; mais la construction d'ensemble gène pas mal, Woody possédant mal les rythmes en général. Il y a aussi une trop grande volonté de tout expliquer, tous les symboles sont lourdement soulignés : des costumes franchement too much, quelques gestes solennels (la main de Keaton sur la vitre, ou les regards perdus au lointain, trop de visions compulsives de Persona sans doute). Bref, Woody hésite à affronter réellement son changement de ton, aborde presque frileusement le drame psychologique, comme si lui-même se demandait s'il avait le droit de travailler ce genre.
Mais ce qui est très beau, c'est l'écriture, les dialogues, les personnages. Woody sait gérer ses moments tragiques, en les opposant à des scènes a priori anodines (une visite de la mère, une conversation sur un vase ou sur une pièce de théâtre). Quand la violence surgit (une violence rentrée, qui n'éclate jamais au grand jour), elle est d'autant plus forte : une scène de repas tendue autour de la nouvelle conquête du père, quelques confrontations entre soeurs, des disputes conjugales parfaitement menées. C'est certes un drame bourgeois, et Woody ne parle que des triturations de cerveau d'une classe aisée et intellectuelle qui peut éloigner le spectateur lambda. Mais le film interroge aussi cette classe-là, les personnages étant surtout tourmentés par leurs ambitions avortées, par leur impossibilité à vivre une vie simple, par leur morale aristocratique en fin de compte. Le film s'installe doucement, de façon languissante, et on ressort de Interiors avec un sentiment d'amertume prenant, une mélancolie et une tristesse touchantes. Beau film, belle introspection, beau coup d'essai.
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