Carnes est énervant, too much, crâneur, boursouflé, prétentieux, poseur et roublard. Ok. Mais il est aussi tout ce qu'on attend d'un premier roman rédigé par une jeune autrice : il ambitionne de révolutionner la littérature, il veut en découdre, il est moderne, novateur, dérangeant, il emmerde ta grand-mère et assume ses défauts. Et ces évidences sont si rares de nos jours, où les premiers romans ressemblent à des œuvres d'ancêtre académique, que je ne peux que m'incliner devant le livre de cette débutante qui arrive avec fracas dans le paysage lisse de la littérature. Ce qui frappe dès les premières pages, c'est la trashitude de l'univers déployé : pas une phrase qui ne comporte son lot de vieux sperme, de pisse ou de sexe. Ça peut agacer, et ça l'a fait de nombreuses fois. Mais extrêmement cohérente dans son univers glauque, grisâtre, Teillard affiche une honnêteté sans faille dans ses choix esthétiques. On est dans un monde à la Sade, à la Louÿs, à la Bataille, où tout, des rapports humains au regard sur soi-même, est teinté de sale, de laid, de torve. Et c'est avec une authenticité admirable que l'auteur se vautre dans la crasse et le vomis : du début à la fin de cette diatribe célinienne, elle reste fidèle à ce style provocateur, qui aime le malaise et l'insulte, qui va chercher sa poésie dans les tréfonds d'une littérature infernale, trop absente du champ culturel admis.

Le livre traite des différences entre la ville de Marseille, d'où la narratrice est issue, et celle de Paris, où elle débarque pour suivre des études aux Beaux-Arts de Cergy. D'un côté donc, la culture hyper-populaire, le danger, la simplicité binaire des gens, la glande, les atavismes racistes et sociaux immuables ; de l'autre, tout une révolution, le transgenre comme obligation, l'identité sexuelle et sociale poussée à l'autre bout du spectre, les vernissages improbables et le féminisme transformé en acte de combat armé. Teillard creuse la dichotomie entre ces deux univers opposés, réhabilitant la fameuse "cagole" opposée aux furies du LGBT qui changent d'identité sexuelle tous les quatre matins. Des deux côtés, même bêtise crasse, même fermeture d'esprit, même ostracisme, même xénophobie. C'est finalement, elle aussi, sur le transfuge de classe que bosse Teillard ; mais elle le fait sur un mode punk, frontalement, dans une posture très cynique, dans un style surtout impressionnant. Certes, on est énervé parfois par les limites du texte. Par ces scènes mal équilibrées (les scènes d'amour avec un homme insignifiant arrivent comme un cheveu dans la soupe dans ce texte très trash), par l'écriture : on tique un peu devant ce champ sémantique réduit à tout ce qui se fait de plus glauque et torve. Mais il n'en reste pas moins qu'on lit bouche bée ce scandale littéraire, que l'autrice parvient à nous tenir en haleine par une science du rythme, du flow, indéniable, qu'elle nous entraine dans son univers glauque avec une facilité déconcertante. Au final, on se dit qu'il y a quelque chose d'incontestablement réussi dans ce livre : sa poésie franche, sa grande tenue littéraire, son univers singulier. Et on s'incline, on s'incline...

LIVRE : Carnes d'Esther Teillard - 2025

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