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Shangols
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7 juin 2021

LIVRE : La Rivière (The River) de Peter Heller - 2020

9782330151201,0-7315242Mazette, après un pur chef-d’œuvre (La Constellation du Chien), puis un roman un peu moins bien (Peindre, pêcher et laisser mourir), puis un livre un peu moins bien encore (Céline), le précieux Peter Heller renoue avec ses premières amours (le chef-d’œuvre) pour ce nouvel opus qui m'a laissé bouche bée. Foin des trames trop complexes ou des ambitions stylistiques alambiquées : retour aux fondamentaux, la nature, la mort, les animaux, la solitude. Heller prend le prétexte d'une randonnée en canoë sur les grandes rivières canadiennes pour nous livrer une ode mouvementée et tendue à la nature dans tous ses dangers et un portrait à charge des hommes qu'elle contient, tout aussi dangereux qu'elle. Wynn et Jack sont deux étudiants, amis à la vie à la mort (magnifique passage sur l'amitié considérée comme une déclaration d'amour, qui fait penser à la fameuse phrase de Montaigne), et se retrouvent dans leur passion pour le sport, la pêche et la nature. Ils partent donc en excursion loin de tout, sans téléphone et armés d'une solide compréhension de la nature, pour un petit mois en pleine forêt à remonter les rivières tumultueuses, poissonneuses et paradisiaques du Nord. Mais dès le départ, la menace est là : un immense incendie ravage la forêt, et s'ils ne se dépêchent pas, il finira par les faire rôtir eux aussi. C'est justement le moment que choisit le destin pour les frapper : leur rencontre avec deux rednecks avinés du coin, puis d'un homme louche qui a peut-être des choses à se reprocher, puis d'une femme à moitié morte, va bouleverser leurs projets, en même temps qu'elle va révéler leur nature cachée : entre le feu et les fusils, entre l'entraide et la volonté de survie, nos deux petits gars débrouillards vont devoir faire des choix cruciaux, et leur odyssée ira jusqu'au bout de l'enfer, dans la grande tradition de la nature hostile, de Délivrance (souvent cité) à Michael Cimino, de Thoreau à McCarthy.

Après lecture, Shang devrait définitivement ranger ses baskets et arrêter de faire le malin avec ses photos de treck en pleine cambrousse. Ce livre est littéralement envahi par le danger, petit à petit, et la forêt, d'abord regardée avec l'œil du poète et de l'admirateur, va bientôt dévoiler ses horreurs cachées : on n'entre pas impunément en son sein, nos gars vont le redécouvrir à leur corps défendant. Les pages qui décrivent le feu qui arrive lentement sur nos héros sont complètement géniales : on sent littéralement la fumée, on voit les flammes, on éprouve la chaleur, et quand il touche enfin les deux amis (je ne spoile rien, on le devine dès le départ), Heller parvient à donner des phrases sensorielles et magnifiques à ses effets. Même quand il décrit tranquillement les merveilles de la nature (les poissons, les élans, l'effet du soleil sur les feuilles, les mouvements du courant de la rivière), ses mots sont confondants de justesse et de beauté (très très belle traduction de Céline Leroy). Wynn et Jack, dont on apprend le passé par la bande, presque sans s'en rendre compte, subtilement, sont comme des poissons dans l'eau au sein de cet éden, mais on sent bien que, en fins connaisseurs de la nature, ils savent qu'elle est dangereuse. En quelques pages, Heller nous les fait connaître tous les deux, nous rend crédible leur environnement naturel, nous fait croire à un roman à la Walden, et plante avec une puissance d'évocation extraordinaire ce vaste coin perdu.

Mais les hommes s'en mêlent également bien vite, et avec eux, c'est la civilisation qui rentre dans ce décor paradisiaque. Et pour Heller, c'est le début des emmerdes. La Rivière se transforme peu à peu en thriller hyper tendu, et il est aussi bon dans la première veine (la description poétique et intime d'un coin de paradis) que dans la seconde (le suspense, la noirceur). Poursuivants ou poursuivis, nos deux héros vont devoir rivaliser d'ingéniosité pour échapper aux prédateurs, maintenir leur protégée en vie, courir entre les balles, trouver à manger et éviter le feu. A travers ce livre, on sent tout le mépris que l'auteur accorde à la triste condition humaine, duquel d'ailleurs il n'exclut pas ses propres héros, dessinés avec mesure. Pourtant, au bout de cette odyssée mouvementée, on sent aussi que le livre est une apologie de l'Homme, dans son désir coûte que coûte de survivre, dans ses petitesses et ses grandeurs, dans l'humilité qu'il doit avoir face à la Nature. On ne sait pas trop si on a lu un polar âpre ou un long poème naturaliste, si on doit désormais s'extraire du monde ou au contraire accepter d'y être inclus et de reconnaître ses défauts. Il y a tout ça dans La Rivière, mais habillé d'une élégance folle, écrit avec une puissance à la fois visionnaire et humaine incroyable, dans un style qu'on n'osait plus espérer depuis que le bon Jim est mort, depuis que le bon Cormac s'est rangé des voitures, depuis que James Lee sucre les fraises. Heller, en quelques 300 pages, vous réconcilie avec le grand roman américain, et pour ça, je me prosterne dévotement à ses pieds. (Gols 13/05/21)


41B01CwFVYLAprès Canoës et La Verticale du Fleuve, la lecture de La Rivière de ce bon Heller coulait de source. Tout ce qu'en dit le brillant Gols est vrai mais c'est encore mieux. Oui, on retrouve dans ce récit conradien, celui de Heart of Darkness, my reference éternelle, également la patte du grand Jim, par cette évocation de l'amitié virile, de la pêche à la truite, de la féminité blessée, du danger permanent, de la douceur de vivre... Lorsque Jack et Wynn s'engagent dans ce périple en canoë, c'est pour y vivre l'aventure de leur vie, pour sceller à jamais leur complicité : pagayer, cueillir des mures, choper du poiscaille, capter les odeurs des arbres, zyeuter les zosiaux, vivre en vrai les plus belles pages des romans qu'ils ont partagés... Alors oui, il y a dès le départ comme une petite odeur de brulé qui plane dans l'air mais l'on sent bien que nos deux jeunes gens ont la capacité d'aller plus vite que le vent, d'être plus malin que les éléments... Sera-ce le cas ? La nature peut certes s'avérer hostile (les ours sont légion dans le coin, un peu comme ici les poules d'eau au bec rouge - je rassure Gols, ne prend guère de risque : même la couleuvre de Mayotte (Liophidium mayottensis), totalement inoffensive, est plus en voie d'extinction que le petit jogger que je suis) mais c'est surtout des hommes ici que viendra l'essentiel du danger ; nos deux pagayeurs, toujours à l'affût pour sauver un être en perdition, se retrouveront pris malgré eux dans une spirale de violence, devant autant se méfier d'un mari qui a pété un plomb que de deux alcooliques sur la brèche... The River parvient avec un brio hellerien à nous ravir, en maintenant un suspens haletant, en nous contant chaque détail de la faune et de la flore locale, en nous captivant par des phrases sèches prêtes à s'embraser à la moindre petite étincelle poétique de l'auteur, avec cette histoire d'amitié inaltérable qui va tout de même se tendre au fil des mésaventures. Oui, ils sont inséparables, oui ils se complètent à la perfection mais diverses situations vont mettre Jack de plus en plus à cran et rendre Wynn de plus en plus soucieux - dubitatif qu'il est quant aux décisions radicales pour ne pas dire violentes de son pote... La température de la forêt monte, les esprit s'échauffent, les animaux menacés et affolés carapatent en meute et l'on sent venir de loin le souffle du boulet... Qui tombera, qui surfera, qui survivra, qui sombrera à jamais dans l'oubli, dans les flots sombres et les chutes d'eau, qui sera marqué à vie au fer rouge du souvenir ? Heller alterne avec art les moments les plus calmes du cosmos (le lancer d'une canne à pêche avec cet hameçon qui caresse les flots) et les moments les plus infernaux de l'enfer terrestre (cet incendie qui m'a brûlé les doigts). On dévore la chose comme une truite cuite au feu de bois et l'on serre des dents quand sifflent les balles. The River, magistrale, tourbillonnant, digne titre éponyme de la chanson de Springteen. Un must read comme on dit dans nos campagnes.   (Shang - 07/06/21)

Commentaires
M
Une chronique d'une grande justesse, j'ai terminé le livre hier soir à pas d'heure, encore sous le choc je n'ai pas pu dormir tout de suite. J'avais l'impression de connaître intimement les deux compères, parfaitement croqués. C'est le deuxième Peter Heller que je lis (après Céline que j'avais déjà beaucoup aimé) et je me réjouis d'en lire d'autres !
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