LIVRE : Alfred Hitchcock (Alfred Hitchcock, a life in darkness and light) de Patrick McGilligan - 2003
J'adore m'immerger dans ces grosses pavasses de biographies pendant des semaines, un peu comme si je passais mes vacances avec les grands de ce monde. Plaisir d'autant plus grand cette fois-ci qu'on a affaire au plus grand des plus grands, le Bouddha himself, personnage complexe, énigmatique et génial que McGilligan va ausculter sous toutes ses facettes. Rien ne sera laissé sous silence de la carrière et de la vie privée de Hitch, c'est ce qu'on croit comprendre en commençant ce livre. Et effectivement, on côtoie le gars presque au jour le jour, depuis son enfance modeste avec ses premières terreurs (la célèbre anecdote du petit Hitch enfermé 5 minutes dans une geôle) jusqu'aux pénibles derniers jours. Entre temps, quelques 70 chefs-d'oeuvre, une célébrité confinant à l’idolâtrie, pas mal de doutes, quelques amours frustrées, des déceptions et des trahisons, des projets avortés, des femmes blondes, de la bouffe et de l'alcool en excès, la valse des scénaristes et des acteurs, des engueulades avec David O. Selznick, en un mot une vie entièrement et strictement consacrée au cinéma, du début à la fin. Fascinant de suivre McGilligan sur les tournages de Hitch, de voir dévoilée sa façon de diriger les acteurs, d'écrire un scénario, de concevoir ses plans les plus célèbres. Le livre est rempli de milliers de renseignements sur la technique hitchcockienne, sur sa manière de travailler, et finalement sur ce génie insaisissable qui fait qu'on reconnaît aujourd'hui tel ou tel motif comme "hitchcockien". On découvre un réalisateur très méfiant envers les intellectuels, excellant à déjouer la censure et à anticiper les réactions de son public, peu touché par la critique, toujours très sûr de lui, et aussi souvent assez ingrat avec ses collaborateurs : impressionnant de découvrir la liste des acteurs, techniciens, scénaristes ou producteurs ayant passé entre ses mains avant d'être oubliés ou même raillés dans les interviews du sieur. Plus secret, McGilligan sait aussi mettre en valeur les sentiments de cet homme qui "était entièrement dans ses films", notamment ses rapports exclusifs avec Alma Reville, ses tentations amoureuses envers Grace Kelly, Tippi Hedren ou Brigitte Auber ou sa vanité excessive. C'est un peu là, cependant, que le livre s'aventure en terrain glissant, n'hésitant pas à colporter ragots et comportements douteux tout en se cachant sous une sainte pudeur. On apprécie que McGillligan dévoile la face obscure de Hitch, on comprend moins pourquoi il cherche absolument à décrire la pipe octroyée par une figurante de passage.
Inconvénient fatidique de ce genre d'ouvrages, aussi : McGilligan hésite beaucoup entre le rapport concret des faits et la critique cinématographique. S'il est excellent dans le premier, il est très flou dans la deuxième, balançant des jugements franchement à l'emporte-pièce sur les différents films, voire occultant presque complètement (alors que ce sont celles-là, finalement, qui nous intéressent le plus) des oeuvres comme The Manxman, Waltzes from Vienna ou The Trouble with Harry. En général, et il a tort, la période muette de Hitch est traitée par-dessus la jambe, et il n'est même pas fait mention de certains film rares (comme An elastic affair). Distribuant les bons points à la louche, il perd vraiment en pertinence dans ces passages-là. Pour en finir avec les défauts du livre, notons que le gars s'enfonce pas mal dans des micro-détails trop longuement développés, comme ces très longs passages sur les différentes tractations de contrats entre Selznick, la RKO et Transatlantic, avec relevés minutieux des conditions et des salaires : on aurait compris sans ces notes de comptable les difficultés que Hitch avait avec la reconnaissance des grands studios. Trop de rigueur documentaire peut nuire au déroulé du livre.
Mais baste : cette biographie est quand même bougrement intéressante, surtout mise en regard d'autres grands livres sur le maître (comme Hitchcock au travail de Bill Krohn, par exemple). Elle fourmille d'enseignements et de renseignements précieux sur la manière qu'on avait de faire des films entre 1920 et 1980, éclaire joliment la face cachée du plus grand cinéaste du monde (jugement subjectif, je vous l'accorde), et est surtout d'une lecture très agréable et amusante. Allez, pour vous le prouver, voilà l'anecdote que j'ai préférée : à Paul Newman, qui l'emmerdait avec sa méthode Actor's Studio, et qui lui demandait : "Comment dois-je réagir quand Julie Andrews me donne le paquet ?", il répondit : "Eh bien, monsieur Newman, je vais vous dire exactement ce que je pense. Miss Andrews descendra avec le paquet, et vous, si vous le voulez bien, regarderez juste un peu à droite de la caméra, pour remarquer son arrivée ; sur quoi mon public dira : "Oh, qu'est-ce qu'il regarde, le gars ?" Et alors je couperai, voyez-vous, et leur montrerai ce que vous regardez".
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