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25 novembre 2010

LIVRE : Du Hérisson, d'Eric Chevillard - 2002

2426_mediumLes livres de Chevillard reposent en général sur un concept : décrire un voyage raté, insulter un écrivain du XIXème, faire paraître les oeuvres d'un auteur médiocre, décrire le monde privé d'orang-outan, etc. Il en va de même pour Du Hérisson, et alors là, attention, concept il y a : l'auteur décide d'écrire ses mémoires, mais au moment où il commence, un hérisson (naïf et globuleux) s'installe sur sa page blanche ; dès lors, le livre va être une sorte de constat d'échec, le hérisson venant interférer physiquement, mentalement, et même historiquement, littérairement, etc. sur le bouquin à venir. La naissance d'un livre empêchée par la présence d'un hérisson : on se dit que l'idée va tenir 15 pages ; elle tient 250 pages. Incroyable de virtuosité (j'emploie toujours les mêmes mots pour décrire les livres de Chevillard, mais franchement que dire d'autre ?), l'écriture, complexe, d'une extrême sophistication, se met au service de cette seule idée, et ça donne un pur chef-d'oeuvre. Le hérisson vient peu à peu saturer le roman de sa présence, dans toutes ses acceptions : on abordera ainsi ses moeurs, son histoire, sa sexualité, son anatomie, ses récurrences dans la culture de tous les pays, etc., jusqu'à des choses plus improbables (sa rencontre imaginée avec un rhinocéros, ou une rêverie sur ce que ça donnerait s'il s'enroulait dans l'autre sens...). Chaque fois que le narrateur tente d'aborder sa fameuse autobiographie (qu'il appelle pompeusement "Vacuum extractor", c'est dire l'ambition), le hérisson revient, fait dévier la phrase pour faire éclater sa présence.

Formellement, ça donne un truc assez ahurissant, suite de paragraphes toujours de même longueur (j'ai pas vérifié, mais je crois que tous font exactement 100 mots, genre), chacun d'eux contenant au moins une fois les mots "hérisson naïf et globuleux", chacun d'eux coupés en pleine phrase qui se poursuit au paragraphe suivant. Les sinuosités de la langue sont effarantes de complexité, et pourtant on n'est jamais perdus : c'est d'une précision de chaque instant, d'une richesse de langage constante, et c'est surtout, sous un aspect mathématique, une petite musique réglée au millimètre. Rarement livre de Chevillard aura reposé sur si peu ; rarement aussi il aura atteint une telle puissance.

Car on sent bien que derrière cet exercice de style se cache quelque chose de beaucoup plus profond. Ce hérisson, ce pourrait bien être l'impossibilité de dire, thème si cher à Chevillard comme à son modèle (Beckett). Nous voilà en face d'un roman sur la souffrance de son auteur, brillant écrivain qui est freiné par quelque chose, l'angoisse, l'impuissance des mots, voire des choses plus sombres encore (et les pages sur le viol d'un enfant par des curetons pourrait bien être symboliques de ce trauma enfoui que le hérisson empêche d'éclater au grand jour). Chevillard est un sauvage, ça se sent derrière chacun de ses livres, un homme bourré d'humour et, osons enfin le dire, de génie, mais qui ne sait pas affronter le monde : en échouant dans son écriture autobiographique, le narrateur de ce roman infernal pourrait bien se faire le messager de Chevillard lui-même, un gars tellement introverti que les mots ne sortent plus dès qu'il s'agit de parler de soi. Du Hérisson est sûrement le livre le plus intime de son auteur ; comme il est en plus infiniment drôle ("Car la fameuse complicité qui lie le chat et l'écrivain et qui serait l'une des plus belles relations qui puisse se nouer entre deux êtres, intense et secrète, consiste surtout pour ce dernier à maintenir écrasée sur sa poitrine, à demi étranglée, la malheureuse bête, laquelle de son côté attend que l'autre s'affaisse sur son manuscrit, terrassé par l'inaction, pour lui bouffer le foie enfin"), et comme c'est un grand moment d'acrobatie littéraire, on peut l'affirmer haut et fort : Du Hérisson est un immense livre.

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