LIVRE : Oreille Rouge d'Eric Chevillard - 2005
Encore une fois un livre assez renversant venant de ce doux-dingue de Chevillard, au style immédiatement reconnaissable, à l'humour unique dans la littérature contemporaine. Le gars, cette fois-ci, détourne une commande (une demande d'écriture au Mali) pour livrer une satire du tourisme ordinaire, qui nous renvoie en pleine poire nos comportements minables de voyageurs du dimanche.
Tout y passe, de l'extase devant le moindre bout de bois malien (et qui me rappelle, n'est-ce pas Shang, notre camarade qui photographiait toutes les portes de Shanghai en hurlant au génie, alors que nous avons les mêmes à Romorantin) à la recherche infructueuse du pittoresque, de la quasi-colonisation "morale" qui trouble le regard de l'Européen face à l'Africain à la crânerie gavante du touriste revenu en france et qui se targue de tout connaître de l'Afrique. Tout ça bien sûr avec l'auto-dérision bienfaisante de l'écrivain en panne d'inspiration, qui constate lui-même l'échec de son cahier des charges.
Comme à l'habitude, les phrases de Chevillard sont incroyables, un sens de la formule et du raccourci, un bonheur dans les jeux de mots, une ironie légère qui font mouche à chaque fois. Il faut voir ce pauvre écrivain tenter d'écrire un poème lyrique dédié à l'Afrique, ne sachant plus quoi écrire après "Ô Afrique", ou partir à la recherche d'un hippopotame mené par un escroc de guide (il finira par en voir un au zoo de Vincennes). Le ridicule achevé du comportement d'Oreille-Rouge (appelé ainsi à cause de la chaleur du Mali qui tape sur sa peau blanche) finit par nous renvoyer à notre propre bêtise, à travers un autoportrait courageux parce que sans concession. Je ne sais pas ce qu'ont pensé les commanditaires de cette livraison chevillarde qui évite complètement son sujet, mais le fait est qu'on se marre bien, tout en grinçant des dents.
Peut-être moins brillant que les autres livres du sieur, Oreille Rouge cède parfois à la jolie phrase lyrique, ce qui est dommage au sein de ce livre revendiquant la faillite du lyrisme. Tout n'est pas inspiré, et le livre est un peu en dents de scie. Mais il assoit définitivement la langue plus qu'unique de Chevillard, et bluffe par sa constante invention et sa justesse presque politique, au milieu d'un humour a priori sans conséquence. Grand plaisir.