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4 février 2024

LIVRE : A la Recherche du Temps perdu VII - Le Temps retrouvé de Marcel Proust - 1927

"Les vrais paradis sont les paradis qu'on a perdus."

71jiZO09SELAchever A la Recherche, c'est un peu comme finir un marathon : on ressent une sorte de plénitude d'auto-satisfaction et de soulagement... Oui, bon, j'exagère sans doute un brin, n'empêche que cette petite aventure littéraire marque son homme - ce qui prouve que nos méninges son encore pleinement opérationnels. Alors de quoi est-il question dans cet ultime tome ? Un tome absolument passionnant, n'ayons pas peur des mots, où la guerre plonge Paris dans le noir, où l'ami Charlus tient encore et toujours, pour un temps, le haut du pavé (fouettage et décadence), où l'ami Marcel se met à nu (une petite madeleine qui révèle toutes ses subtilités littéraires), où le portrait de l'aristocratie ressemble à un musée des horreurs... C'est le moment des bilans, et le narrateur va revenir avec une verve évidente aussi bien sur sa vie que sur le but d'icelle : écrire.

Oui, rares sont les "moments historiques" directement cités dans cette œuvre, mais on assiste tout de même ici à un compte rendu des nuits parisiennes sous les bombes assez saisissants : sera-t-il question avant tout de "peur sur la ville" ? Que nenni, on a droit non seulement à des petites saynètes charlusiennes sado-masochistes de la plus belle eau mais également à de troublants passages sur ces métros (transformés en abris) où l'obscurité donne lieu à des expériences très coquines : "Dans l'obscurité, tout ce vieux jeu [des préambules] se trouve aboli, les mains, les lèvres, les corps peuvent entrer en jeu les premiers. Il reste l'excuse de l'obscurité même et des erreurs qu'elle engendre si l'on est mal reçu. Si on l'est bien, cette réponse immédiate du corps qui ne se retire pas, qui se rapproche, nous donne de celle (ou celui) à qui nous nous adressons silencieusement, une idée qu'elle est sans préjugés, pleine de vice, idée qui ajoute une surcroît au bonheur d'avoir pu mordre à même le fruit sans le convoiter des yeux et sans demander de permission." Le désir, le sexe, les plaisirs inconnus toujours plus forts que la mort. Mordre dans la vie avant que la vie ne nous morde dedans, on verra justement, dans les dernières pages, lorsque le ver est dans le fruit du corps humains, tous les ravages que cela provoque...

Proust égrène certains de ses souvenirs (Albertine n'a jamais eu droit à des mots plus doux depuis qu'elle est morte :"... il y avait une autre forme vivante que j'avais vue pour la première fois sur la plage de Balbec et qui maintenant n'existait plus, non plus, qu'à l'état de souvenir, c'était Albertine, foulant le sable ce premier soir, indifférente à tous, et marine, comme une mouette".), évoque ses différents deuils successifs (des amours et des amis qui tombent), sur tous ces êtres perdus en cours de route et dont il garde, à chaque moment de leur existence, à chaque moment de sa propre existence, des images très précises. Puis vient, moment suprême, l'évocation de ces quelques instants de satori, d'illuminations artistiques... Il suffira d'un rien (il y eut la fameuse madeleine, il y aura les pavés inégaux rappelant ceux de Venise et la rugosité d'une serviette blanche) pour que soudainement l'ami Marcel voit sa voie s'entrouvrir ; un micron de sensations mêlant présent et passé et c'est toute une vocation qui s'en trouve définie :"Mais qu'un bruit, qu'une odeur, déjà entendu ou respirée jadis, le soient de nouveau, à la fois dans le présent et le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l'essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée, et notre vrai moi qui, parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l'était pas entièrement, s'éveille, s'anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée." Ou encore, plus loin :"De sorte que ce que l'être par trois et quatre fois ressuscité en moi venait de goûter, c'était peut-être des fragments d'existence soustraits au temps, mais cette contemplation, quoique d'éternité, était fugitive. Et pourtant je sentais que le plaisir qu'elle m'avait, à de rares intervalles, donné dans ma vie, était le seul but qui fut fécond et véritable." Écrire, pour parvenir à fixer ces instants de bonheur pur, cela semble d'une simplicité déconcertante mais l'ami Proust nous tartine des pages et des pages, pour notre plus grand plaisir, pour revenir au plus près de ces moments de "grâce". Il en rajoutera d'ailleurs une petite couche dans le final, pour évoquer le combat difficile à entreprendre (écrivain, un sacerdoce) pour mener à bien son projet : écrire, c'est "construire une église", on ne saurait mieux dire pour tenter de résumer l'ampleur et l'ambition artistique que constituent ces sept tomes de La Recherche : "... cet écrivain, qui d'ailleurs pour chaque caractère en ferait apparaître les faces opposées, pour montrer son volume, devrait préparer son livre, minutieusement, avec de perpétuels regroupements de force, comme une offensive, le supporter comme une fatigue, l'accepter comme une règle, le construire comme une église, le suivre comme un régime, le vaincre comme un obstacle, le conquérir comme une amitié, le suralimenter comme un enfant, le créer comme un monde sans laisser de côté ces mystères qui n'ont probablement leur explication que dans d'autres mondes et dont le pressentiment est ce qui nous émeut le plus dans la vie et dans l'art."

Toute une vie en quelques lignes (Proust est-il trop long ? Je vous rassure, j'enchaîne avec une petite lecture de Bayard pour tenter d'apporter sur ce questionnement proustien des réponses pertinentes), mais cela ne saurait se faire sans une évocation de la mort qui rôde. Lors d'une ultime soirée chez les Guermantes, le narrateur se livre à un véritable jeu de massacre face à cette assemblée décatie, mourante, suffocante, cette armée de morts-vivants, ce monde trébuchant, qui vit ses dernières heures. L'aristocratie se meurt, livre ses derniers hoquets et les portraits sculptés par Proust sont d'une rare violence (il est terriblement caustique, le petit Marcel, à ses heures). Il a notamment sur les femmes (mais pas que) des visions d'outre-tombe très "graphiques" - comme on dit de nos jours :"Dans l'entrebâillement de leur [tombe], à demi paralysées, certaines femmes semblaient ne pas pouvoir retirer complétement leur robe restée accrochée à la pierre du caveau, et elles ne pouvaient se redresser, infléchies qu'elles étaient, la tête basse, en une courbe qui était comme celle qu'elles occupaient actuellement entre la vie et la mort, avant la chute dernière." Des ombres, plus que des femmes, que dis-je, des monstres plus que des êtres, ces quelques phrases révélant une sorte de cruauté folle : "Et puis elles n'avaient même pas l'air d'avoir vieilli. La vieillesse est quelque chose d'humain ; elles étaient des monstres, et elles ne semblaient pas avoir plus "changé" que des baleines." Moi-même, je n'ai pu m'empêcher de faire grincer mon petit rire caustique devant ces passages terriblement évocateurs. On finit ce petit ouvrage à bout de souffle, mais déjà prêt à le relire, comme tout un chacun bien sûr. Un monument, on a beau dire. Allez, chauffe Marcel, chauffe !

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