LIVRE : Mr. d'Emma Becker - 2011

Vous avez peut-être remarqué mon goût prononcé pour les livres d'Emma Becker, seule auteur à ma connaissance à savoir aussi bien écrire sur les choses du sexe et prouver par le même coup sa profonde compréhension des hommes. Ce premier roman annonçait déjà l'écrivaine qu'elle deviendra. Encore toute jeune (23 ans), elle y raconte une année passée sous l'emprise érotique d'un homme de 30 ans son aîné, marié et ami de ses parents, avec lequel elle entretient une relation passionnelle et intense. Mélange de fascination pour cet homme puissant et soigneux (il est chirurgien et reconnu) et d'obsession sexuelle (il lui fait découvrir ses pulsions les plus cachées), cette relation dangereuse est vécue par Emma comme une révélation à elle-même. Il n'est pas vraiment question d'amour là-dedans, elle a par ailleurs d'autres amants, et l'existence de la femme de "Monsieur" ne la torture pas plus que ça. Mais c'est une véritable folie obsessionnelle, qui a le sexe pour socle, qui mène la jeune fille, désormais pendue à son téléphone dans l'attente d'un sms, complètement accroc à cet homme qu'on devine pourtant relativement banal et légèrement manipulateur sur les bords. Avant même les actes sexuels proprement dits (et le mot "proprement" est plutôt mal choisi en l'occurrence), ce sont les mots qui maintiennent cette passion aussi vive : ceux que lui envoie Monsieur par téléphone, ceux qu'il lui dit, délicieusement outrageants, et aussi ceux des autres : cette relation est née sur un goût commun pour la littérature érotique, celle de Calaferte, de Mandiargues, d'Aragon. Becker est une amoureuse des mots, et son univers sexuel passe d'abord par eux, en un complexe édifice cérébral et physique, en une alchimie étrange : la jouissance est tout autant verbale que corporelle. De ce point de vue-là, il y a du Henry Miller chez Emma Becker.

On connait la bougresse : elle n'a pas sa langue dans sa poche. Les scènes de sexe sont vraiment prodigieuses, à la fois crues et d'une délicieuse sophistication. On est franchement happé par le rythme de ces phrases, par ce mélange d’érudition héritée des grands écrivains du sexe et de modernité dans les propos. Becker expose ses fantasmes et ses goûts parfois crus dans une langue directe mais très fine, mélange de rouerie totale et de raffinement extrême. Ces pages, nombreuses, longues, précises, font tout le sel de ce livre, qui est avant tout un livre érotique. Le sexe est la colonne vertébrale de cette relation, elle en est même le socle. Monsieur est un fantasme sexuel avant d'être un homme. Mais le récit s'attarde aussi très longuement sur l'obsession d'Emma pour lui, sur ces sentiments complexes et multiples quand elle se retrouve seule et délaissée par son amant. Littéralement tendue vers un signe de lui, elle perd tout repère autre que son histoire, et ne se sauve que par le roman qu'elle est en train d'écrire sur Monsieur : mise en abyme parfois assez vertigineuse et jolie réflexion sur l'impudeur qu'il y a à se raconter soi-même dans l'auto-fiction. Au bout du compte, Mr. est un portrait très juste et pertinent d'une certaine vison de la masculinité au regard des femmes. Je pense que tous les hommes se reconnaitront dans cet homme un peu lâche, un peu égoïste, dans ses pensées, dans ses comportements et dans sa sexualité aussi. Très au fait de la psyché des hommes, Becker décrit avec une finesse psychologique étonnante cet homme qui la maintient dans ses rets, sans en faire un prédateur, mais en reconnaissant ses faiblesses et ses petitesses toutes masculines. Certes trop long, le livre, dans ses meilleures pages, atteint une puissance impressionnante, tant dans les parties olé-olé que dans la compréhension des hommes... et de leurs partenaires de jeu...