LIVRE : Odile l'été d'Emma Becker - 2023
Ça énervera beaucoup le mâle blanc certainement, mais j'aime bien Emma Becker, qui trace avec pas mal d'effronterie son sillon dans la délicate voie de la littérature érotique. Sa connaissance aiguë des hommes, sa totale absence de tabous ou de complexes, sa franchise pour appeler un chat par son nom (féminin souvent), le rythme joyeux de son style, son écriture dynamique et frontale, tout ça me la rend éminemment intéressante. Odile l'été vient confirmer mon bon goût : voilà un livre intelligent et fin, qui vient presque à l'encontre du noir et amer La chair est triste hélas d'Ovidie, paru dans la même collection. En fait Becker réussit partout où Ovidie échoue : il y a aussi dans son roman la méfiance des hommes (c'est d'ailleurs le sujet de la collection "Fauteuse de Trouble"), il y a la même "proposition" d'une sexualité privée du regard masculin, la tentative d'un "female gaze" moins agressif que jusqu'à maintenant. Mais là où Ovidie transformait ça en flot injurieux envers le mâle contemporain (avec talent, j'en conviens), Becker, elle, transforme ça en un conte nostalgique d'enfance, en un portrait certes à charge mais tendre des hommes, en une acceptation de la nécessité de l'autre sexe tout en en démontant gentiment les mécanismes mentaux, en une odyssée féminine placée justement dans l'ombre masculine mais qui ne joue pas sur une supposée domination des seconds sur les premières. Beaucoup plus politique, donc, et beaucoup plus dans l'apaisement, le roman de Becker propose de discuter, de redéfinir la sexualité des uns et des autres, et de proposer un regard féminin sur le sexe, finalement encore plus débridé que celui des hommes.
Dès le départ un vent frais souffle sur la littérature érotique, qu'on n'avait pas vue depuis longtemps aussi légère. La narratrice raconte ses relations d'enfance puis d'adolescence avec sa meilleure amie, l'effrontée Odile, relations teintées d'attirance, de sexe, de compétition et d'humiliations délicieuses. Des premiers essais sexuels jusqu'au grand dévergondage de l'âge adulte, les deux jeunes filles expérimentent la puissance de leurs fantasmes, l'une (la narratrice) dans l'ombre forte de l'autre (Odile), mais la première jouant avec subtilité la complice de l'imaginaire débordant de la deuxième. Comme si Odile était déjà, en devenir, la création littéraire de l'héroïne, comme si les scénarios qui naissent dans sa tête et l'excitent violemment avaient besoin de la puissance d'évocation d'Emma pour devenir vraiment beaux. Les scènes sont excitantes à souhait, parce que, justement, l'auteur, en tant que femme, s'accapare les fantasmes masculins classiques (lesbianisme, amour à trois, partouzes) : une façon très personnelle d'être féministe, en partageant notre imaginaire pour ainsi dire, ou en le transformant en une forme féminine, encore plus puissante en cela. Car Odile, concrètement, et Emma, intellectuellement, partagent l'imaginaire des hommes, et ne jouissent jamais autant que quand leur partenaire (effectif ou rêvé) est excité. Elles peuvent alors donner libre cours à leurs ébats, qui sont un mélange de sexualité et de discussions (les mots ont une importance capitale dans la façon qu'a Emma Becker de pratiquer l'érotisme). Moqueur avec une immense tendresse à l'égard des hommes et de leurs désirs si primaires, le roman bâtit une véritable Carte du Tendre sexuelle du point de vue de la femme, mais avec les hommes, partenaires irremplaçables de la psyché fantasmatique de ces dames. Le tout dans une écriture dynamique, qui sait trouver les mots justes, dans un joyeux bordel chronologique qui participe un peu à l'aspect presque onirique du livre (un peu comme une Comtesse de Ségur sans culotte). Les hommes y sont objets de fantasme, certes, mais la soif de leur consommation effrénée en passe par les ébats féminins, manière très originale de parler féminisme intelligemment et sans ostraciser un sexe ou l'autre. Très joli livre, très joli esprit. (Gols 22/04/23)
Oui, j'avais pour ma part aimé le premier ouvrage de Becker, je suis malheureusement un peu moins convaincu par celui-là. On comprend vite, en effet, que la narratrice dévouée, au "service" (sexuellement parlant) d'Odile au cours de leur adolescence (elle la fait jouir... sans rien n'avoir en retour si ce n'est sa propre excitation à le faire), va projeter en Odile ses fantasmes, va faire d'Odile son petit kama-sutra personnel... Lors de leurs retrouvailles, c'est toujours par le biais des expériences d'Odile que la narratrice va commencer à éprouver un certain émoi sexuel. Si ce petit jeu entre les deux est assez clairement défini, les scènes de sexe proposées ne sont pas non plus forcément très émoustillantes (c'est là que je me démarquerais le plus de mon camarade) : on a la vieille rengaine du plan à trois, de la boîte libertine, du fantasme ouvrier (en bande... ou en gang... ou les deux si vous préférez). Ce sont des sentiers un peu rebattus et ces projections féminines sur des hommes reprennent plus en effet des stéréotypes masculins qu'elles apportent de l'eau fraîche (...) au moulin. Becker ne se force guère au niveau du style et son vocabulaire pour aborder la chose est d'une simplicité souvent un peu plate. Alors oui, ce sont (enfin) des femmes qui se jouent, sexuellement des hommes, qui prennent plaisir éventuellement, encore ados, à les allumer, à les émoustiller du fait même de leur âge (une petite perversion à rebours - je ne sais si Springora, l'éditrice, adhère complétement au principe) et cela, à tout prendre, en ce sens, ne fait pas de mal. Dommage que cette approche, plutôt bien pensée d'un point de vue "littéraire" (la narratrice-écrivaine brodant et fantasmant sur son amie-cible, vivant par procuration son excitation et en tirant un livre) ne révolutionne pas grand-chose en terme d'écriture et de situations. Un été un peu tiède. (Shang 19/05/23)