LIVRES : Esprit d'Hiver (Mind of Winter) de Laura Kasischke - 2013
Kasischke a beau faire toujours le même livre, elle arrive à ne jamais donner l'impression qu'elle se répète, à nous surprendre à chaque fois. Lire un livre de la dame, c'est plonger à chaque fois dans cette "inquiétante étrangeté" qui ne tient à rien de précis, atmosphères morbides mais indéfinissables qu'elle manie désormais de main de maître. Esprit d'Hiver est un sommet. Comme tous ses autres livres me direz-vous, mais c'est un sommet quand même. Sûrement le plus audacieux de son auteur dans son concept : il est rassemblé sur quelques heures, un seul lieu (presque une seule pièce), et il ne s'y passe à proprement parler rien du tout. Et pourtant, on est entraîné là-dedans comme dans un thriller haletant, et on ressort du truc absolument lessivé, essoré et séché.
Comment résumer le truc sans trahir le suspense ? Disons que nous sommes dans un conte de Noël torve, sur les pas de Holly, mère de famille traditionnelle, petite femme d'intérieur modèle qui pense qu'elle va vivre un réveillon tranquille. Mais la tempête qui sévit dehors, le comportement erratique de sa fille adoptive, l'absence de son mari, les coups de fil étranges qu'elle reçoit, et jusqu'au gigot sanguinolent qui l'attend dans le frigo, tout va contribuer à verser le tableau idyllique de la famille parfaite dans une ambiance délétère, suffocante et dangereuse. Peu à peu, le mystère de cette femme banale va être levé, et ce qui se cache derrière la chaleur de cet univers bourgeois va apparaître absolument terrifiant. Trame presque habituelle de la part de Kasischke, qui adore tordre le cou au Rêve Américain du petit confort pour mettre à jour meurtres, déviances psychologiques et violence. Mais ici poussée à l'extrême, par l'extraordinaire précision de l'écriture : très répétitif à la manière d'un mantra ("Quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux."), repoussant sans cesse le dénouement jusqu'à l'insupportable, le style est ramassé, très audacieux, prenant des allures de film d'horreur alors même que n'y sont décrits que des faits anodins, sans importance : un téléphone, une robe, un verrou, un gigot, peuvent devenir, par la seule injonction de cette écriture hyper-suggestive, des motifs délétères, effrayants, dangereux, "bizarres".
Mais comment fait-elle ? On voit très bien où elle nous amène, on comprend très bien le processus et la construction (simplissime, c'est ce qui en fait la force) du roman, mais on est pourtant entraîné là-dedans jusqu'à l'étouffement, et on est bien en peine de définir, une fois le livre fermé, ce qui a fait qu'on a fonctionné aussi bien. Kasischke comprend tout des rouages du cerveau et de ceux de la peur, et livre son livre le plus épuré et le plus terrifiant. Maîtrise complète et savoir-faire parfait : Kasischke ne serait-elle pas tout simplement le plus grand auteur américain vivant ? et la plus grande cinéaste de l'horreur depuis Carpenter ?