Lincoln de Steven Spielberg - 2013
Il y avait longtemps que Spielberg ne m'avait pas déçu ; c'est chose faite avec ce lourdingue film académique qui le voit très malheureusement revenir à sa veine Amistad/Schindler. C'est tout à son honneur de vouloir nous faire découvrir un pan capital de l'Histoire de son pays (l'abolition de l'esclavage) tout en évitant l'attendu biopic, mais encore eût-il fallu qu'il évitât pour ce faire la somme de poncifs, de règles de grammaire usées jusqu'à la corde et de clichés en tous genres qui rythment Lincoln. On pensait que ce type de cinéma en costumes était terminé, qu'on savait maintenant filmer autrement le passé qu'en en passant par ces laborieuses reconstitutions, ces fausses barbes au scotch apparent et ces pénibles séquences qui alternent la vie publique et la vie privée de son héros. Mais Steven est de la vieille école, et nous sert le même film que les autres, certes pro mais aussi effroyablement ennuyeux.
Académisme dans l'image, dans la photo, dans la direction d'acteurs, dans le scénario : le classicisme frôle souvent le déjà-vu. Pourtant l'ambition est bonne au départ, et n'est pas sans rappeler le récent Zero Dark Thirty (sans vouloir rouvrir un débat Shang/Gols qui ne se résoudra que les armes à la main ou derrière une bière) : il s'agit de nous montrer que les grands virages de l'histoire américaine ne se font pas sans mensonges, sans compromis moraux et sans violence. La torture nous libérait de Ben Laden dans le Bigelow ; les pots de vin, la manipulation et les reniements politiques aboliront l'esclavage ici. La fin justifie-t-elle les moyens, nous dit-on d'une voix solennelle ? C'est toute la question. Shang sera ici content : les personnages ne sont pas d'un bloc, et l'on voit bien que le mensonge c'est mal, grâce au catalogue éternel des apitoiements moraux de son personnage. Lincoln est tourmenté par les compromis qu'il doit faire pour en arriver à ses fins, et on a, bien rangés dans l'ordre, la somme des dilemmes moraux qu'il a à éprouver : interrompre une guerre pour sauver un fils et garder son épouse ? Préférer la prolonger, malgré la possibilité de la paix, pour que l'abolition de l'esclavage puisse avoir lieu ? Se dresser contre son clan, décevoir ses amis politiques, voire se renier soi-même pour pouvoir triompher ? Spielberg nous désigne bien les moments où on doit réfléchir, et nous prend la main comme à des enfants pour nous imposer son cours d'histoire appliqué. Les abolitionnistes sont nobles, drôles et fiers ; les esclavagistes sont torves et veules, merci Steven ça nous évite d'avoir à faire des recherches sur Wikipedia. Certes, quelques scènes (mais ce sont plutôt des détails au sein des scènes) sont jolies : ce petit geste de Lincoln qui prend la main de son camarade qui refuse de mentir, la belle surprise de la fin concernant les vraies raisons du comportement de Tommy Lee Jones, ce genre de choses. Mais ce sont quelques secondes dans un film qui dure des plombes.
Les corps sont complètement absents de la chose, et les acteurs ne jouent qu'au-dessus des épaules. De toute façon, le film est entièrement constitué de conversations, nul besoin d'incarner quoi que ce soit. Cette absence complète de "chair" imprègne tout le film, l'amidonne comme un vieux machin poussiéreux. A cette image, la composition de Daniel Day Lewis est fatigante : maquillé comme une vieille maquerelle (le budget maquillage dans ce film est une explication plausible à la crise financière actuelle), en plein délit de copie laborieuse du modèle, il fait dans la bonne vieille construction de personnage, et c'est ringard. Il est pourtant le seul à se déplacer physiquement dans le film (et il trouve pour cela une démarche complètement absurde, on a dû lui dire que le vrai Lincoln boîtait et marchait sans bouger les bras, ou alors il s'est inspiré d'une statue) ; tous les autres acteurs sont immobiles, et c'est la caméra, dans un tic de mise en scène qui finit par être agaçant, qui les recadre sans cesse, qui va les chercher. Systématiquement, le travelling ne sert qu'à dévoiler un personnage qu'on n'avait pas encore vu, ou à compenser le statisme de la composition. On finit par deviner à l'avance le mouvement qu'elle va entamer. Cette fausse élégance, cette fausse discrétion du filmage vont de paire avec les éternelles couleurs sépia des décors, ces éternelles lumières du dehors surexposées, cette éternelle musique ampoulée : c'est toujours la même grammaire pour filmer ce type de produits, on ne change pas une équipe qui gagne. Tous les épisodes de l'abolition sont là, aucun doute que les gars se sont renseignés, mais c'est comme si on avait déjà vu tout ça, comme si on nous imposait une leçon de toute façon déjà apprise par tous. Je préfère mille fois le mineur et maladroit War Horse à l'ambitieux et professionnel Lincoln ; dans le premier on n'a au moins pas l'impression qu'il y aura une interro à la fin du cours.