LIVRE : L'autre Fille d'Annie Ernaux - 2011
Cette Annie Ernaux m'intrigue, quoi que j'en dise, et je ne cesse d'errer un peu perdu autour de son écriture sans parvenir à décider si ça me plaît ou non, si c'est grand ou pas. Ce petit essai fait pencher ma balance plutôt dans le positif : voilà un douloureux texte qui est tout de pudeur, et qui ne se laisse jamais aller aux jérémiades malgré son sujet, sorte d'archétype de cette curieuse écriture fonctionnelle mais sensible, froide mais profonde, simple mais sophistiquée, qui fait la marque de cette auteur. Le sujet donc : sa sœur aînée, morte deux ans avant sa naissance, et les traces indélébiles qu'elle a laissées sur le destin de sa famille. Chez les Ernaux, on ne parle pas, monsieur, et l'existence de la fillette fut pendant longtemps inconnue de la petite Annie. Il a fallu une maladresse de sa mère, qui compare "la gentille" (la sœur) à "la méchante" (Annie), pour que le tabou tombe et plonge l'écrivaine dans le désarroi. Elle relève donc, sous forme de lettre adressée à la disparue, les mille traces de cette présence, qui telle un fantôme a marqué ses parents. Du coup, c'est fatal, elle s'interroge surtout sur les conséquences de cette mort sur elle-même, pesant sa place dans la famille. Ernaux est vraiment la meilleure pour relever les "petits" drames d'une existence, et elle le montre ici. Son texte, très méticuleux quand il s'agit de disséquer les effets et les causes de cette présence dans sa vie, les conséquences psychologiques de ce décès prématuré, la vision qu'ont eue ses parents de sa présence à elle par rapport à la petite disparue, est diabolique de précision, de finesse et d'intelligence.
Mine de rien, cette sœur est peut-être à l'origine de l'existence même d'Annie, à l’origine aussi de son désir d'écrire, de sa construction mentale. Dans un rapport à la fois de concurrence et de compréhension, sous l'autorité de cette aînée mais qu'elle dépasse désormais en âge, elle interroge avec acuité le secret familial, et se demande en quoi cette petite a eu une importance dans sa vie, même si elle n'a connu son existence que tardivement. Quel que soit l'angle choisi, Ernaux est toujours à la bonne place : dans les citations littéraires nombreuses, dans l'analyse psychologique, dans la précision des descriptions des "instants" fugitifs familiaux, a priori sans importance mais qui peuvent faire basculer une vie, elle est sans cesse brillante et pertinente. Comme toujours court, vif, ramassé, ce livre dit l'essentiel en peu de paroles, avec un sens de l'épure et du poids des mots incroyable. Un beau texte hanté par ce petit fantôme diabolique et bienveillant.