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9 mars 2022

LIVRE : L'Eau vive de Jean Giono - 1943

Sans titreOn s'attaque là à une bonne vieille grosse pavasse de Giono, que j'avais dû lire en deux fois du temps de ma jeunesse, et que j'ai avalée à nouveau ces jours derniers. On a là, rassemblé en quelques 600 pages et en 22 textes, un magnifique aperçu de l'écriture gionesque arrivée à ce carrefour que fut la guerre : le recueil recense en effet des nouvelles éparses, issues de plusieurs périodes, et donne une vue en coupe du style du bougre, qu'il soit tenté par le lyrisme, la poésie, la littérature de terroir, le polar, le mysticisme ou l'âpre récit des jours qui passent. A boire donc et à manger dans ces textes qui tour à tour ennuient ou passionnent. Comme c'est Giono, on trouve bien entendu au sein de l'ennui des raisons d'hurler tout de même au génie, ce qui fait de L'Eau vive un bouquin passionnant, bigger than life, qui déborde de tous les côtés et montre un auteur au top de ses capacités quand il s'agit de magnifier un coin de nature, de rendre mythique un brave paysan ou de toucher au cosmos dès qu'il décrit une patate.

Commençons par le négatif : quand le père Giono tire à la ligne, il est au-delà du chiant. Et devant le spectacle de sa chère nature verdoyante et de sa Provence natale, vous pouvez lui faire confiance pour dérouler : il s'en suit des paragraphes immenses, gros placards de textes de plusieurs pages où chaque phrase semble gravée dans le marbre éternel, où chaque image envoie des tonnes de bois, où chaque allégorie ferait passer Victor Hugo pour un amateur de plaisanteries. On est fasciné par l'écriture... pendant 3 lignes, et puis l'imaginaire sature devant cette littérature trop ample, trop solennelle, trop imagée, dont le lyrisme déborde chaque mot, chaque phrase. Ainsi pendant des pages et des pages on suit poliment mais enseveli sous le poids de très longues descriptions des collines, des arbres, des soleils, des habitants de la contrée, et on s'ennuie sévère. Il semble que Giono ne sait pas s'arrêter une fois lancé, et il gâche des nouvelles qui auraient pu être magnifiques, comme "Possession des Richesses" ou "Description de Marseille le 16 octobre 1939", qui se détachent de toute narration pour ne devenir plus que de longs poèmes lyriques replis de mots ronflants. Giono saura plus tard épurer, calmer ses ardeurs, user de la cosmogonie à meilleur escient. Mais à l'heure actuelle, il ne maîtrise pas toujours sa monture, et si ses phrases sont sublimes, prises une par une, le flot qui se déverse sur notre tête a tout de l'effet avalanche.

Fort heureusement, il y a une antithèse à ma thèse. La plupart des textes du recueil sont bien mieux maîtrisés, et on a là quelques purs joyaux. Ma préférée est la plus longue nouvelle, "Promenade de la mort" : un petit vieux mourant traverse sur sa charrette une vaste contrée désertée par les hommes, appelés le matin même à la guerre. Littéralement imprégné de morbidité, et pourtant lumineux comme un jour d'été, ce texte doucement allégorique nous montre effectivement la mort en marche, le circuit du petit vieux semant la mort partout où il passe. Comme il l'a déjà fait avec ses milliers de moutons traversant un village (Le grand Troupeau), Giono parvient ici à donner une image concrète de la guerre en marche à travers un détail rural et plutôt paisible. L'écriture monte ici dans des sommets de grandeur, la symbolique est superbe, on reste scotché à ce long texte hanté. D'autres nouvelles sont vraiment sublimes, comme cette description ironico-fantastique d'une famille de dynamiteurs perdue dans le fin fond du trou du cul de la montagne ("Le Poète de la Famille"), comme cette belle chronique de l'artisanat à la fois amoureuse et nostalgique ("Rondeur des Jours"), comme ces très belles notations sur le passage des saisons ("Automne en Trièves", "Hiver", "Entrée du printemps"), comme ce portrait aride d'une vieille fille au destin brisé ("Vie de mademoiselle Amandine"). Dans ces pages-là, la poésie du Jeannot se rapproche presque de celle de Rimbaud, dans cette incarnation de la nature, dans cette façon de la voir comme une matière colorée et solide. On pense aussi bien souvent à la peinture, à celle de Cézanne surtout, ou de Van Gogh, dans cette manière de regarder la nature comme des grands blocs de couleur et de pâte, presque post-impresionniste. L'écriture de Giono est à ce niveau-là, très concrète, toujours les deux pieds solidement ancrés dans le sol, jamais abstraite, et sidérante de puissance. Un des plus grands, que voulez-vous...

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