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6 novembre 2019

LIVRE : Requiem des Innocents de Louis Calaferte - 1952

9782070410019, 0-14541Il est des premiers livres qui marquent définitivement et font rentrer immédiatement leur auteur dans la catégorie des grands. C'est la cas de ce Requiem des Innocents, que je n'avais pas re-re-re-relu depuis pas mal d'années, et qui, c'est évident, reste le plus magnifique jalon dans l'histoire de la littérature autour de la misère sociale. Calaferte nous prévient d'emblée : tout est vrai là-dedans, et tant pis si ça choque, tant pis si ça sort des carcans bien sages de la littérature d'alors, tant pis si ça traite la laideur en beauté et la violence en manière de vivre. Nous voilà donc embarqué dans la vérité vraie d'un quartier misérable d'une ville des années 40, où l'auteur passa son enfance. Une enfance au milieu du prolo de base, alcoolique, violent, sale, bas du front et de la morale, voleur, brutal, con et puant. Le portrait qu'en ramène le bougre est horrible, on a bien souvent l'impression d'être dans un des cercles de l'enfer de Dante. Sans prendre aucune pincette, Calaferte pose les mots les plus violents possibles sur cette existence de misère totale, où la survie se joue constamment entre les brutalités des autres enfants (il a fait partie des chefs de bande et heureusement, car quand on voit le sort réservé aux plus faibles, on frémit) et brimades des adultes (des profs aux parents, en passant par les habitants du quartier, pas un pour rattraper l'autre), où il décharge son trop plein de dégoût contre les chiens errants, les idiots du coin ou la fillette trop naïve (un des passages les plus forts : le viol d'une gamine par la bande sur un tas de charbon). Le résultat est une sorte d'élégie remplie de crasse, de poux, de sperme et de sang, un cri d'insulte adressé à la face de ce monde qui l'a exclu et l'a privé de son enfance, la confession d'un délinquant impénitent qui a réussi à s'en sortir in extremis quand d'autres ont définitivement sombré dans la dèche. C'est peu de dire que ce récit fait mal, tant Calaferte met son point d'honneur à rendre la vérité la plus terrible sur la vie dans ce quartier : l'humanité dans son entier en ressort insultée, salie, et l'auteur s'inclut d'ailleurs dans cette lie humaine.

Mais le plus fort, bien sûr, c'est que le livre n'est pas seulement un monceau d'ordures et de mépris. Par son lyrisme, par le souffle de son écriture, par son amour en fin de compte des hommes, par sa fraternité, Calaferte parvient souvent à renverser la vapeur et à faire de son récit un long poème d'empathie, sur le modèle "Ô vous frères humains". D'abord, l'humour est souvent présent au milieu de cette horreur : quelques pages sont drôles, d'un humour très jaune, très brutal, frontal, mais on rit pas mal de ces personnages d'idiots fiers d'eux-mêmes, de crétins avinés, de profs serviles et d'adolescents crâneurs qui zonent dans cet univers désespéré. Mais surtout, le livre est troué de grandes envolées qui courent sur plusieurs pages, où la violence de Calaferte se transforme en longue déclaration d'amour à son enfance, cette enfance certes cabossée, certes violente, certes affreuse, mais qui l'a construit et forgé, si bien qu'il reconnaît aujourd'hui parmi ses contemporains ceux qui ont vécu la même chose que lui. Un requiem, c'est ça : ça en a le souffle et la musique, la noirceur et la beauté. Parmi eux se trouve ce passage effarant où le jeune Calaferte injurie ses parents avec des mots d'une dureté effrayante, renvoyant son père à son alcool et insultant sa mère. Il sait, dans des chapitres comme celui-là, allier la colère d'un Céline et le classicisme d'un Flaubert. Certaines phrases en tout cas sont des miracles d'équilibre et de beauté ; on n'écrit plus comme ça aujourd'hui, mais c'est bien dommage, car il y a une telle force dans la simplicité des mots, dans la construction des phrases et du livre tout entier, que c'est un vrai plaisir de retrouver cette plume précise et libre. Au milieu de la gabegie se dégage un prof qui saura retirer Calaferte de la merde et lui apprendre patiemment la beauté de la vie ; gloire à lui, puisque par sa faute on peut lire aujourd'hui une des plus belles écritures du XXème siècle.

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