LIVRE : Jean Eustache - Un Amour si grand de Philippe Azoury - 2023

Bah il ne faut pas grand chose pour réussir un grand livre de critique de cinéma : de l'érudition, de la sensibilité, un brin de style, et puis voilà. Azoury s'attaque là à un monument, malgré la brièveté de l’œuvre étudiée, un monceau de névroses, de frustrations, d'ego mal digéré, de souffrance, de nostalgie et d’intellectualisme : le grand, l'immense, l’incontournable Jean Eustache, auteur de la plus fulgurante des filmographies : deux longs mythiques, une poignée de courts expérimentaux, et c'est plié, le gars se tue au milieu du capharnaüm de caméras, de souvenirs et d'écrans que constituait alors son appartement. Évitant la biographie, qu'il a visiblement en horreur, l'auteur prend chaque œuvre, une par une, et décrypte le pourquoi du comment de chaque plan, de chaque réplique, de façon purement subjective mais diablement pertinente. Enfin, chaque œuvre, non : chaque duo de film, tant il est avéré qu'Eustache travaillait ainsi, en films qui se regardaient l'un l'autre. Franchement, à chaque fois il touche juste. Que ce soit dans les premiers courts, méconnus, ou dans les grands chefs-d’œuvre (La Maman et la putain, Mes petites Amoureuses et Une sale Histoire), il se montre d'une conviction parfaite pour développer ses thèses et mettre en lumière la psyché eustachienne. On l'attend bien sûr au tournant sur le monument de 1973, et il ne déçoit pas, consacrant un tiers de son ouvrage au Grand Œuvre. Il y  met en lumière de façon très judicieuse l'importance de la parole, le dandysme, la passion pour la reconstitution et la relation presque en direct des faits tels qu'ils se sont exactement passés, la perversion à faire jouer les actrices qu'il a aimées dans les rôles des autres, les rapports avec Lacan (la grande passion de Azoury, visiblement), la méfiance envers la Nouvelle Vague et ses provocations, la dépression intrinsèque du film, et aussi la construction même de La Maman et la Putain : le film serait une sorte de confiscation de la parole, passant d'un Jean-Pierre Léaud qui ne cesse de parler à une Françoise Lebrun qu'il apprend enfin à écouter. Le fameux monologue de la fin de film est disséqué avec une justesse totale, ce qui n'était pas la chose la plus aisée du monde.

Sur les autres films, notamment le douloureux Mes petites Amoureuses, qui semble avoir les faveurs de l'auteur, il se montre tout aussi savant et pertinent. La biographie d'Eustache s'entremêle avec les analyses critiques, les réflexions philosophiques, l'ancrage de chaque œuvre dans son époque et dans la globalité de la filmographie. Eustache en ressort avec l'image d'un homme très tourmenté et manipulateur, certes, mais aussi génial, concevant ses films comme de vraies expérimentations tant formelles qu'intellectuelles. Même des courts qui paraissent plu fonctionnels (Le Cochon, Numéro zéro), il parvient à en tirer le concept qui les guide, à mettre des mots sur les idées parfois complexes qui ont conduit à tel film. C'est un livre profondément amoureux de tous les films d'Eustache, et du personnage lui-même : on vit, à travers les portraits de Jean-Noël Picq, de Françoise Lebrun ou de Jean-Jacques Schuhl, dans la lignée dans laquelle il inscrit le cinéaste (les Straub-Garrel-Vecchiali), qu'il aime vraiment cette période secrète du cinéma, ces petits films de contrebande peu vus et dédaignés par la critique, cette façon de faire des films en pirate, avec les moyens du bord. En tout cas ce livre est un des plus beaux que j'ai lus sur le cinéma, en ce qu'il manie intelligence, érudition et amour des films avec une égale importance,et qu'il devient peu à peu étrangement émouvant, épousant avec puissance et empathie le destin tragique de Eustache, lui rendant ainsi la place qu'il mérite : tout en haut du haut.

Il faut que tout s'Eustache : clique