LIVRE : Le Voyage dans l'Est de Christine Angot - 2021
Angot n'aura jamais écrit (avec talent) que sur un seul sujet : l'inceste dont elle a été victime entre 13 et 24 ans. A chaque fois qu'elle s'aventure vers d'autres sujets, elle est consternante. Mais quand elle s'attaque à la chose, il faut reconnaître qu'elle le fait avec une rigueur implacable, rendant parfaitement toute l'horreur de cet acte, et la façon dont il a marqué sa vie à jamais au point de l'empêcher de se sortir de cette spirale, de toujours éprouver le besoin d'y revenir ; pour recreuser, re-réfléchir à ces années... Après déjà deux ou trois bouquins sur le sujet, la voilà qui y retourne, et trouve à nouveau le moyen de vous vriller le ventre. Soit donc une gamine ordinaire, à qui on présente un père naturel jusqu'alors absent. Elle va entamer avec cette figure imposante et forte (le type est docte, possède 30 langues, brille par son érudition) une relation toute d'admiration ; mais lui cultive envers la petite Christine bien d'autres desseins, et très vite le viol systématique va être le lot quotidien de leurs rencontres, le père parvenant à inspirer à la jeune fille la crainte d'être ridicule, l'impossibilité de le dénoncer, une domination effrayante. Bien, si on a déjà lu l'éprouvant L'Inceste, on connaît la chanson. Et Angot ne renouvelle pas vraiment sa façon d'en parler, son axe de regard. La seule chose qu'elle ajoute à ce nouvel opus, c'est qu'elle tente de trouver une certaine distance, et dans le style et dans la construction, pour en parler, de mettre en quelque sorte tout ça à plat... ce qui rend les choses encore plus effrayantes si possible. Construit comme une enquête policière, Le Voyage dans l'Est est une tentative de réécrire cette expérience sous forme de dates, de faits précis, presque extérieur à Angot elle-même : quand a eu lieu la première main sur la cuisse ? Et où ? et qu'est-ce qui s'est dit à ce moment-là ? et quelles pensées pouvaient être celles de cette adolescente complètement soumise ? Et la première pipe ? et la première sodomie ?
Eh oui, c'est cru : le livre est aussi une manière d'épuiser le langage pour tenter d'extraire de son cerveau les regrets, les remords, de n'avoir pas su trouver les mots jadis pour dénoncer le père. Elle retrouve d'ailleurs quelques témoins de l'époque, notamment son amoureux, et le met au pied du mur : s'il savait, pourquoi n'a-t'il rien dit ? Et sa mère, pourquoi a-t-elle gardé le silence ? Un questionnement qui voudrait bien trouver une certaine objectivité, mais qui est aussi un aveu d'échec : impossible de mettre à distance la douleur infligée, qui n'est d'ailleurs pas que sexuelle, mais qui est plus profonde. En couchant avec sa fille, cet homme lui a nié son existence de fille, a refusé qu'elle fasse partie de sa famille. Et ce rejet, finalement, est peut-être la chose la plus dure à accepter. Phrases courtes et plates, rythme rapide, ton colérique, accusations directes, on connaît le style de la dame, pour le pire et pour le meilleur. Ici, c'est du style-Angot ++, le texte étant sec et franc du collier comme jamais. Mais il fallait bien ça pour restituer cette horrible histoire, pour refaire un énième portrait de cet homme monstrueux et pour interroger les arcanes d'une souffrance. Pas de fioriture, une douleur mise à nu, et que Angot ne cesse de rouvrir. Ce livre nous fait éprouver une profonde pitié pour cette vie gâchée, que la littérature n'a absolument pas sauvée. Au contraire elle n'a servi que de marchepied pour exprimer son horreur.