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20 décembre 2017

LIVRE : Jérusalem d'Alan Moore - 2016

couvblancDifficile de décrire exactement les 32000 sensations qui se font sentir à la lecture de Jérusalem. Il y a comme ça des livres qui vous font retrouver foi en la littérature, qui traitent la langue comme une matière dense, physique, qui semblent avoir été travaillés, polis patiemment pendant de longues années pour en extraire la substantifique moelle, qui considèrent que ce qu'ils sont en train de donner au lecteur est une chose importante, capitale. Les superlatifs manquent, alors disons simplement que j'ai trouvé là indéniablement la plus belle écriture de ces dernières années, un choc équivalent à mes émois à la découverte de Martinet, de Calaferte, autant d'auteurs dont je suis fier finalement d'avoir partagé la même époque. Notons pour commencer que cette émotion est due à deux artistes et non un seul : si le livre a été écrit par Alan Moore, dont je ne connaissais rien jusqu'à maintenant (il est scénariste de BD, et vous ne savez peut-être pas comment je considère la BD...), il a été traduit de façon sidérante, géniale par Claro, et je vous prie de croire que le morceau n'était pas gagné d'avance : 1300 pages serrées comme des sardines, un livre densissime plein de changements de registres, de variations de styles, passant de la chronique à l'essai historique, de l'ésotérisme le plus délirant au livre d'aventures, de la poésie (un chapitre rimé traduit au rasoir) au traité philosophique, de la grosse farce au non-sens le plus total (un chapitre écrit dans une langue inventée, mélange de français, de mots insensés, de sons bizarres...). Oui, il y a tout ça dans Jérusalem, sans jamais que ça verse dans la virtuosité pour la virtuosité, et la prodigieuse invention de vocabulaire de Claro n'est pas pour rien dans l'impression de richesse insensée du style : le gars possède une gamme d'adjectifs à faire pâlir un auteur de dictionnaire (et moi, s'il y a un truc qui me fait fondre, c'est le maniement parfait de l'adjectif), ainsi qu'un sens du rythme de la phrase, du mot qui claque, de la longueur idéale des phrases et des mots, qui fait beaucoup pour la beauté du roman. Que maître Claro soit ici remercié pendant des siècles et des siècles.

Mais revenons à nos moutons : nous sommes dans Northampton, ville de l'auteur, à la veille du vernissage de l'expo d'une artiste locale. Les invitations qu'elle lance aux habitants du quartier au gré de ses rencontres vont être la porte qui va ouvrir sur cet univers immense et minuscule à la fois : d'anecdotique, le roman va peu à peu se développer à l'instar d'un mutant pour nous présenter cette bourgade sous tous ses angles. Comme si Northampton contenait toutes les villes, géographiquement, historiquement, artistiquement, littérairement, Moore étend de plus en plus ses arcanes de temps et d'espace, tout en restant dans cette poignée de rues, faisant se croiser les périodes et les strates d'univers. Un personnage du Moyen-Âge peut croiser le temps d'une rencontre fantomatique un personnage du XXIème siècle, le geste entamé par un homme au chapitre 5 peut avoir des répercussions sur une femme au chapitre 17, les niveaux de sens, de temps, d'espace, se superposent pour créer un portrait total, celui d'un quartier et de ses habitants. Contenir le monde entier dans quelques rues, et dans un seul livre : telle est l'ambition à la fois mégalomaniaque et abordée avec une santé réconfortante par le mage Moore. La première partie, presque feutrée au vu de ce qui nous attend pour la suite, plante les ambiances et les personnages : on croise déjà ce vieux Noir en vélo, on croise cet homme qui frola la mort il y a des années, on croise ces "Bâtisseurs", à la fois architectes de la ville et maîtres ésotériques des lieux, jouant au billard (un billard cosmique, symbolique), la destinée des gens, on croise (chapitre déjà bluffant) ce peintre chargé de rénover une fresque de cathédrale et qui se retrouve tout à coup confronté au grand Mystère, à une force inconnue qui va alors contaminer le roman, le transformer en hydre incontrôlable. On adore déjà cette écriture prodigieuse, riche, cette ambition qu'on sent poindre, mais disons qu'on n'a pas encore toutes les clés en main, et qu'on est presque dans l'antichambre de ce qui nous attend réellement.

Dès la deuxième partie, Moore redistribue complètement les cartes, se concentrant sur une seule histoire, qui dure à la fois des heures et des années. Le grand thème du roman est de toute façon le temps, et sa notion de l'éternité est très écoutable : on ne mourrait que pour renaître dans sa propre peau, et pour recommencer exactement la même vie. Le temps ne serait qu'un bloc, où tout et tous agiraient simultanément, ce qui permet les ponts entre les époques, l'angoisse de la mort est donc insensée et le passage éphémère dans les limbes un jeu d'enfant. Voilà donc Moore sur les traces d'un petit héros de 6 ans, mort d'avoir avalé une dragée de travers, et qui se retrouve dans un monde parallèle, le même Northampton que celui qu'il connaît, mais où on peut naviguer entre les lieux et les époques. Cette partie ressemble carrément à du Dickens, mâtiné d'un brin de Lewis Carroll : le môme rencontre des enfants-fantômes qui vont voyager dans les limbes et vivre mille aventures, rencontrer un démon, affronter une sorcière, assister à une bataille entre Bâtisseurs dantesque, tenter d'influencer la "vraie vie" d'en-bas, bouffer des bonbons-femmes, et traverser les strates de réalité en passant dans des failles de mur invisibles. Dit comme ça, ça a l'air barré, je veux bien l'entendre : mais le résultat est extraordinaire, une traversée des siècles qui est aussi une traversée de la littérature et de l'Histoire de Northampton. Tout en restant profondément moderne (ça peut parler kamikaze jihadiste au sein de la fresque médiévale), sans jamais verser dans un "c'était mieux avant" ringard, Moore nous plonge tête baissée dans cette tranche d'histoire et de style, créant des personnages inoubliables (cette gamine à l'écharpe en lapins morts) et rendant intense et concret un monde dont n'aurait pas voulu un messie allumé moyen.

La troisième partie, une nouvelle fois, recommence le roman à zéro, mais tout en laissant des traces précises de ce qu'on vient de lire. Une revision complète du quartier, qui mélange cette fois sans aucun lien entre eux les époques et les temporalités, les styles et les inspirations. C'est la partie la plus bluffante, tant Moore s'amuse avec les styles, tant il les réussit tous. Qu'il tente les chapitres-Joyce, les chapitres-Beckett, les chapitres-Hammett, les chapitres-Blake, il est à chaque fois pertinent à mort, parvient aussi bien à nous faire croire à son érudition de chercheur qu'à sa malice d'enfant, et là perce la vraie ambition (démesurée) de Jérusalem : enfermer dans un livre tous les livres, créer un livre-monde qui peut se lire dans tous les états, par tous les bouts, qui contiendrait à la fois l'étude philosophique sérieuse et pointue, la grosse comédie à la Rabelais, la poésie de Shelley, l'essai ésotérique et la rêverie métaphysique, le jeu de mots à la con et la recherche formelle la plus folle. Le plus beau chapitre nous montre un vieillard en route vers la fin du monde, une fillette juchée sur les épaules, et qui se croise lui-même à mi-chemin : une image qui vous reste en tête, et qui vous offre ce qu'aucun livre à ma connaissance n'a su vous offrir : une conception crédible de l'éternité, montrée ici pratiquement et concrètement. Comme des nouvelles, les chapitres de ce dernier tiers s'enchaînent, liés et en même temps séparés par les temporalités et les styles, et nous font passer par tous les états : de l'ennui (il faut arriver à se taper le chapitre 26, mais quand on y arrive, on a la même joie que si on avait gravi l'Everest) à l'enthousiasme complet, en passant par toutes les variations possibles, un peu finalement comme si on lisait tous les livres à la fois. Moore conclue par un long chapitre où on comprend enfin son concept général : toutes ces émotions diverses, sont contenues dans une seule expo d'oeuvres, qui partira en fumée sitôt contemplée. Concentrer ainsi l'univers entier dans un seul minuscule lieu, dans une poignée de minutes, parvenir à condenser 1300 pages bien tassées dans un instant est la dernière pirouette virtuose de ce roman incroyable.  Mon petit texte ne rend justice qu'à une infime partie de ce livre : il devrait aussi parler du style, savant au-delà de l'espoir de tout lecteur amoureux de la langue, et pourtant jamais pédant, jamais crâneur : Moore prend simplement la littérature au sérieux, refuse de la laisser à ceux (et ils sont nombreux !) qui la traitent comme un chiffon. Son exigence est totale, et réclame une attention totale de la part du lecteur. On se perd plus d'une fois dans ce vocabulaire richissime, dans ces constructions géométriques infernales, dans ces topographies infinies de noms de rues, dans ce dédale de mots et de motifs répondant à des champs sémantiques parfois opposés, dans ces ruptures radicales de ton et ces brusques virages à 180°. Mais je peux vous assurer que vos efforts seront récompensés : Moore a certainement écrit un des romans qui compteront dans son siècle. Ravi d'avoir pu assister à la naissance d'un génie.

Commentaires
G
Moi, je connais un type qui n'est pas allé au-delà de la 5e et qui a écrit plus de 30 000 pages de littérature où il raconte ses contacts avec des êtres venus d'ailleurs, avec des voyages dans le temps, dans l'espace et des analyses sur notre futur qui ont la fâcheuse tendance à s'avérer depuis des décennies que sa saga a commencé. Et il parle de réincarnation, d'évolution de l'homme etc. Je veux parle de Billy Meier dont des centaines de pages ont été traduites en anglais gratuitement sur le site futureofmankind.co.uk .
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P
Hi hi hi, je crois que "sous-genre", ça ne veut pas beaucoup dire grand chose. <br /> <br /> <br /> <br /> Désolé, je pensais que vous ne connaissiez pas du tout la BD...<br /> <br /> <br /> <br /> Dans ma liste de chéris de BD, il y a :<br /> <br /> <br /> <br /> 1 WATCHMEN DE GIBBONS ET MOORE<br /> <br /> 2 MAUS D'ART SPIEGELMAN<br /> <br /> 3 ICI MEME DE TARDI<br /> <br /> 4 TOUT MIGUELANXO PRADO<br /> <br /> 5 TOUT PACO ROCA (la BD espagnole est très forte)<br /> <br /> 6 LES DERNIERS ETIENNE DAVODEAU<br /> <br /> 7 LES PASSAGERS DU VENT DE BOURGEON<br /> <br /> 8 BEAUCOUP DE LIVRES DE WILL EISNER<br /> <br /> 9 L'AUTOROUTE DU SOLEIL DE BARU<br /> <br /> 10 CERTAINS TANIGUSHI<br /> <br /> <br /> <br /> Hi hi hi !<br /> <br /> (je préfère qu'on m'appelle Proutinella que Prout, diminutif quelque peu malodorant...
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G
ah oui, non, y a méprise, je considère que c'est un sous-genre, mais je connais quand même un peu, hein... En fait, je suis libraire, je lis une vingtaine de BD par mois. Je veux bien votre liste, Prout, cela dit, ça n'empêche pas...
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P
Hi hi hi, j'ajouterais "Watchmen", en français "Les gardiens", BD très connue d'Alan Moore et Dave Gibbons, un grand moment d'intelligence conceptuelle en bande dessinée et de revisite iconoclaste de l'histoire des USA de 1940 à 2000. <br /> <br /> <br /> <br /> Gols, si vous voulez une liste de dix excellentes BD, je suis à votre disposition... <br /> <br /> <br /> <br /> Commençons par "Ici Même" de Forest et Tardi, "Maus" d'Art Spiegelman...
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G
Aversion, c'est beaucoup dire. Je lis beaucoup de BD, mais je considère le genre comme mineur, disons, et les vrais chefs-d'oeuvre sont rares. J'ai lu "From Hell", effectivement très bien, ainsi que plusieurs autres BD de Moore ("V pour vendetta" est également pas mal du tout), mais rien qui n'arrive à la puissance de "Jérusalem", pour moi.<br /> <br /> Par contre, pas lu le premier roman de Moore, ce que vous en dites met l'eau à la bouche. Peut-être, à mes heures perdues...Merci pour vos conseils, Crutch.
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