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19 juin 2012

LIVRE : Somaland d'Eric Chauvier - 2012

9782844854469L'excellent Eric Chauvier, déjà auteur de passionnants essais sur le pouvoir du langage, pousse cette fois-ci assez loin sa réflexion, en faisant un exercice in situ absolument captivant. Après la théorie (le langage est un piège qui nous enferme), la pratique : notre gars va enquêter sur un site industriel, pour tenter de comprendre les rapports troubles entre l'usine et la population riveraine de celle-ci. Une fumée nauséabonde s'échappe des cheminées, et amène avec elle des soupçons sur la dangerosité d'icelle ; et d'autre part, les habitants de la bourgade située en périmètre dangereux sont curieusement absents du staff de l'entreprise, comme si on avait voulu les éloigner de secrets inavouables. Sur fond de spectre d'AZF, Chauvier rencontre les habitants, les responsables, les scientifiques, les responsables de la communication et leur Powerpoint, la maire de la ville, et surtout un personnage, Yacine, persuadé que sa copine a été victime d'une intoxication secrète qui l'a rendue à moitié folle. Paranoïa ou vrai danger ?

L'enquête est passionnante : constituée à 90% d'enregistrements d'interviews, elle est émaillée de petits commentaires effrayants de Chauvier. En précisant systématiquement dans quelle police de caractère et dans quelle couleur tel ou tel protagoniste s'exprime, il pointe peu à peu le cœur de son projet. Plus qu'un état des lieux de l'industrialisation à l'ère moderne, c'est encore une fois à la puissance du langage qu'il s'intéresse. Car tout, dans ce bouquin, est affaire de communication : qui parle, "d'où" parle-t-il, dans quel objectif, de quel côté de la barrière, et surtout pour cacher quoi ? Que ce soit Yacine, utilisant sa théorie du complot pour cacher la faillite de son couple, ou les experts en communication, multipliant d'abracadabrantesques tableaux Powerpoint colorés pour dissimuler un vide total de sens, que ce soient les politiques, usant de la langue de bois et de la litote en pros, ou les scientifiques, noyant leur interlocuteur sous un verbiage de spécialiste incompréhensible, toutes les langues ne servent qu'à une chose : cacher l'important. C'est toujours le même sujet chez Chauvier : le langage est devenu un code commun qui ne veut plus rien dire à partir du moment où les deux camps (dominants et dominés) en acceptent les règles, acceptent de jouer le jeu social, acceptent de parler pour ne rien dire. Les comptes-rendus des réunions entre dirigeants de l'usine et population sont terriblement justes, chacun utilisant sa propre langue pour noyer un peu plus le poisson. Au milieu du chaos verbal, Chauvier se débat comme un beau diable pour tenter de toucher à la vérité (ce gaz invisible et inodore est-il dangereux ?), et est peu à peu gagné par une vraie tristesse qui transparaît dans son écriture : ce qui avait commencé comme un essai froid et fonctionnel, comme une enquête objective, se transforme en "échec in progress" magnifiquement rendu. On est à la frontière entre roman de science-fiction, enquête scientifique, film d'espionnage et installation contemporaine. Quand en plus, Chauvier tente d'audacieuses images (cette fulgurance sur les clients du supermarché errant en attendant l'ouverture, comparés aux zombies de Romero, vous rentre dans la tête avec une puissance incroyable), on comprend que le compère est tout aussi grand écrivain que sociologue précis et philosophe intelligent. Un très grand livre, conseillé par la copine Racines, que je remercie ici bien bas.

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