LIVRE : Jacques Tati de Michel Chion - 1987

Ca faisait bien longtemps que je n'avais pas lu un essai sur le cinéma aussi beau, et on a beau dire, c'est bien dans les vieux pots qu'on fait la meilleure cuisine, sauf le respect dû au grand Michel Chion. Fidèle à sa plume déjà à l'oeuvre dans son livre sur Lynch, le critique use ici d'un langage totalement inhabituel dans sa profession : la poésie, la rêverie, l'évocation amoureuse plus que l'érudition ou la dissection scientifique. Quand il s'agit de parler de Tati, c'est l'idéal : le livre butine très agréablement entre les différents motifs du grand Jacques, et se fout comme de l'an 40 de la pertinence, du moment que l'idée est belle. C'est par exemple cette splendide théorie (mais peut-on appeler cela du froid mot de "théorie" ? ça mériterait plus le mot de "proposition") sur la fameuse scène de la mouche dans Jour de Fête : Chion y développe une belle idée autour de la direction du regard du spectateur, le son de l'insecte correspondant à des focales inconscientes sur tel ou tel détail suivant son intensité ; notre regard serait guidé par le son, à l'intérieur d'un plan fixe, le son prenant en quelque sorte la place du mouvement de caméra. C'est ce genre de rêverie attachante que l'on trouve tout au long de ce petit livre : inventaire totalement gratuit (les poissons dans l'oeuvre de Tati, par exemple), longs passages sur les dialogues ou la sexualité de Mr Hulot (qui n'existent pas chez ce cinéaste !), audace complètement bluffante dans certains chapitres (l'importance des lettres A et R dans l'oeuvre du gars !!!), néologisme rigolos (Tati ferait du cinéma "anti-proéminent", je vous laisse le soin de découvrir ce que ça veut dire), on s'amuse franchement à voir Chion se foutre complètement du sérieux et baguenauder sans réel plan sur les traces du facteur de Jour de Fête ou des personnages de Playtime. Chion excelle à décrire les plans, convoquant en quelques mots seulement tout l'univers de Tati. Quand il s'agit d'évoquer la beauté d'un pastel, la silhouette d'un personnage, le rythme d'un plan, il se change en amoureux du cinéma, sentimental et fasciné : Chion est un critique qui perd son sang-froid, qui ose dire ce qui le touche, et c'est agréable comme tout. De la critique non-scientifique, personnelle et de mauvaise foi, comme on ne peut que l'aimer sur ce blog.