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3 avril 2024

LIVRE : Conquête de l'Inutile (Eroberung des Nutzlosen) de Werner Herzog - 2004

"Tout le monde s'en remet à mon sang-froid pour le moment."

 

Voici donc l’œuvre (écrite) dont l'ami Werner semble assez fier, a posteriori, la trace écrite, pense-t-il, qui restera de lui (c'est en tout cas ce qu'il avait dit une fois et ce avant d'écrire son autobio parue en 2022 Every Man for Himself and God Against All : A Memoir à laquelle je pense m'attaquer en anglais d'ici peu, une traduction française n'étant point en vue, à ma connaissance). Vingt ans après l'avoir rédigé d'une main de fourmi, il a osé relire et faire paraître ce qu'il avait annoté pendant le tournage (mythique) de Fitzcarraldo... Moins un journal de tournage que les réflexions d'un homme pendant un tournage, ce journal intime montre les questionnements du solitaire Werner lors de cette véritable épopée dans la jongle péruvienne... On sait à quel point ce tournage fut difficile, pour de multiples raisons (comme si cela faisait d'ailleurs justement partie du projet - faire passer un bateau monstrueux par une montagne, c'est en soi un projet de dingue qui ne peut se dérouler que dans une certaine folie... une histoire d'ailleurs, ô combien métaphorique, une métaphore on ne sait pas trop de quoi mais si "grande", comme le dit Herzog, "qu'elle nous dépasse"... le fait est que ce rêve, il lui fallait le réaliser pour continuer, comme il le dit, de pouvoir continuer à rêver, à vivre...) : rêver, ce n'est pas quelque chose que le cinéaste fait généralement quand il dort (Herzog, on le sait, n'est pas vraiment de ce monde), disons juste qu'il rêve souvent en restant éveillé - et ce journal transmet au passage, justement, quelques-unes de ces visions - semi-conscientes ou semi-inconscientes, faites votre choix.

 

Un tournage difficile en raison, of course, de la présence de Kinski (appelé de la dernière heure... ce "connard" de Jason Robards tombant malade et abandonnant le tournage... Toutes les parties ayant été tournée avec lui et avec Mick Jagger dans un rôle abandonné en route - Jagger qui ne put reprendre le tournage la deuxième fois en raison d'une tournée des Rolling - devant être refaites) mais surtout en raison des bestioles sauvages, du climat, des problèmes politiques, de multiples incidents et accidents (d'avion notamment), des maladies, des tensions humaines, des problèmes de budget, de la corruption, des Indiens, etc... Oui, un tournage épique qui (repérage compris) se déroula sur plus de deux ans, deux ans durant lesquels Herzog tînt au jour le jour ses petites chroniques... On plonge dans les abîmes de son cerveau et faut reconnaître que le type, observateur, penseur, halluciné, mais avant tout (comme le veut la légende) d'un zen absolu, dut se confronter à de multiples obstacles. On notera au passage sa passion pour les animaux, de toutes sortes, pour les insectes comme pour les oiseaux ou les singes, qu'il regarde vivre ou mourir avec le même regard aiguisé (Lui-même, il finit d'ailleurs par se poser la question et tente d'y répondre avec toujours cette petite pointe d'humilité ironique : "Pourquoi suis-je si préoccupé par les drames animaliers ? C'est parce que je ne veux pas regarder en moi. Je sens seulement un abandon creuser en moi comme les termites dans un tronc d'arbre abattu".) Werner fait front, tente, avec ses producteurs, de régler les douze milles problèmes qui se posent chaque jour, mais n'est pas non plus à l'abri de blessures (la septicémie guettera... quelques piqûres devraient régler le problème...) ni de crise d'angoisse : "Je me suis réveillé ce matin avec une angoisse encore inconnue : j'étais dépourvu de tout sentiment, tout était parti, perdu, comme si je m'en étais remis la veille aux bons soins de la nuit, une fois pour toute. Je me sentais comme quelqu'un qui a pris la relève de la sentinelle de toute une armée, et qui se retrouve ensuite sourd et anéanti, aveuglé par l'instant le plus énigmatique qui soit. Tout était parti. J'étais parfaitement vide, sans douleur, sans joie, sans nostalgie, sans amour, sans chaleur ni amitié, sans colère, sans haine. Il n'y avait rien, plus rien. Moi, comme une armure sans chevalier à l'intérieur. Ça a duré longtemps, jusqu'à ce qu'une sorte d'angoisse prenne peu à peu possession de moi"

 

Pourquoi est-il là, que recherche-t-il, pourquoi tant d'abnégation pour un simple film ? On pourrait multiplier les questions à l'envi : une seule chose est certaine, Herzog ira jusqu'au bout de ce qu'il a en tête, envers et contre tous, envers et contre tout. Si on peut apprécier son humanisme, sa façon toujours pleine d'empathie de regarder son prochain (Indiens ou Européens, sans distinction - et c'est bien l'un des seuls...), on retrouve également ici notre passionné d'histoires folles, extrêmes : s'il tend à minimiser toutes les merdes qui lui tombent sur le râble, s'il ne se plaint jamais véritablement de son sort (habitat, bouffe, insectes...), il continue de regarder de manière éminemment caustique tous les petits aléas du tournage et les catastrophes adjacentes... Entre son caméraman opéré en urgence de la main et ce sans anesthésiant (trois personnes atteintes juste avant par des flèches ayant épuisé les stocks ; heureusement, l'une des prostituées du camp prit alors les choses en main et mit la tête de l'homme entre ses seins pour le "tranquilliser") et cet Indien mordu au pied par un serpent mortel et qui décida sur le champ de se tronçonner la cheville (parfois, il faut savoir prendre les bonnes décisions sur le fait...), on assiste à tout un panel de mésaventures pas piquées des hannetons. Herzog, lui, subit, fait le dos rond, calme tout un chacun et continue inexorablement d'avancer... Une conquête de l'inutile ? Une simple conquête humaine ce qui veut sans doute finalement un peu dire la même chose. Incontournable.

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