LIVRE : Manon Lescaut de l'Abbé Prévost - 1731

Perfide ? Perfide Manon ? On monte un peu d'un cran dans le classicisme avec ce recueil toujours aussi palpitant signé par notre bon vieil  abbé... "Mais il en resta une, fort jeune, qui s'arrêta seule dans la cour..." et paaam, c'est le début des emmerdes pour ce pauvre Chevalier des Grieux qui va dès lors n'avoir plus d'yeux que pour la belle. Elle est vénale, elle le trompera à plusieurs reprises, l'abandonnant comme une loque, elle le met au supplice mais à chaque fois, le type, ouais, à chaque fois, le type revient à la charge, ne peut s'empêcher de laisser la Manon suivre un autre chemin. C'est plus qu'avoir quelqu'un dans la peau, c'est plus que s'aveugler (sa famille, son meilleur pote Tiberge, tout le monde ira de son petit mot pour essayer de le ramener sur terre), c'est plus que de la passion, c'est... un destin, déjà écrit, et bien écrit par un abbé dont la langue raffinée et précise ne reste pas l'un des moindres plaisirs que l'on prend à la relecture de la chose. On s'amuse des multiples péripéties que nos deux amants vont subir - du déménagement à la pelle, de la prison en nombre, de l'échappée belle tragique, de l'attaque (foireuse) de convoi, du voyage aux confins du monde - tout en voyant la lente dégringolade qui s'opère - comme si à chaque rebondissement la balle les rapprochait un peu plus du caniveau, de la grille d’égout... Pas de repos pour les braves, à chaque petit moment de plénitude succède une crasse (venant de personnes mal intentionnées, nobles ou valets), un coup fatal du sort, une vacherie de derrière les fagots... Des Grieux épuise son entourage familial et amical, chacune de ces soi-disant rémissions, de ses tentatives de rentrer dans l'ordre (ou dans les ordres même), étant immédiatement suivies d'un gros craquage sentimental - et quand ce n'est pas lui qui cherche le danger, c'est elle qui vient le provoquer... On sent dès la première vision qu'il eut de cette ange déchue, qu'il est prêt à la suivre jusque dans la tombe, quitte à tomber dans la ravine avec la coquine - on le sait, on le sent, cette ultime d'image d'ensablement qui nous reste en tête étant inexorable. De l'aventure à foison, de l'amour à ras bord, de l'écriture ciselée, une perverse Manon que l'on aime toujours à haïr, que l'on ne peut s'empêcher d'aimer. Une passion résolument immortelle. Mais l'Albertine vaut-elle mieux ? Arfff...