Anatomie d'une Chute (2023) de Justine Triet
La France est bien le pays du verbe (verbe hautement récompensé en festival) puisque qu'après Saint Omer voilà que débarque la Triet avec cette oeuvre centrée sur un procès : l'écrivaine Sandra Voyter a-t-elle assassiné de sang-froid son mari ou celui s'est-il suicidé en se défenestrant du point culminant de leur chalet - ou encore, est-il bêtement tombé du bâtiment comme un gland trop mûr ? Une question et autour de cette question les éternels vautours que sont les juges, les avocats de la défense et les avocats de la présumée coupable. Disons dès le départ les choses (ce qui ne sera au demeurant une surprise pour personne) : le film, subtilement et intelligemment écrit, va nous permettre tout du long, selon que l'on vienne d'écouter l'avocat de Voyter (Swann Arlaud, très à l'aise) ou celui de la défense (Antoine Reinartz incarne un avocat général très pusillanime et visqueux), de douter tour à tour de la culpabilité (ou non) de l'accusée - on n'est pas si loin d'un Thucydide dans l'art de la défense, dit-il uniquement pour lâcher une référence (d'autant qu'il n'a jamais terminé ledit ouvrage). Sandra Voyter, sous ses petits airs de ne pas y toucher, cette écrivaine qui peut le cas échéant se révéler être une redoutable prédatrice (bisexuelle ce qui décuple les possibles), a-t-elle d'un coup de masse et sous le coup d'une rageuse colère fini par envoyer ad patres ce lourdaud de mari ? Ou ce dernier, totalement dévoué aux siens, mais également rongé par la culpabilité (l'accident de son fils) et laminé par ses faiblesses (une vie d'échecs, au moins sur le plan professionnel et artistique) a-t-il fini par craquer, par décider de faire le grand saut pour se fracasser une bonne fois pour toute le crâne sur la neige ? Personne n'est tout noir, personne n'est tout blanc, personne n'est parfait et cette ambivalence de ces deux partenaires est déjà trés joliment croquée. De plus, dans un couple, qui peut savoir qui domine, qui prend plaisir à être dominé, qui est frustré, qui se plaît à être frustré, qui peut savoir exactement ce qui se passe tant l'équilibre d'un couple est par définition indicible et surtout... indéchiffrable par toute personne extérieure à la chose - un couple entre quatre murs : ce mystère capable des plus belles des connivences et des plus fortes implosions (c'est quoi ces traces de poing sur le mur en bois ? Oho, un jour je me suis sûrement un peu emporté, ehe, une broutille)... De ce point de vue-là, le spectateur en a donc pour son argent, chaque parole, chaque accusation, chaque nouvel élément rajoutant une couche à la complexité de la victime et de l'accusée...
Cette complexité des personnages se voit renforcée par une thématique littéraire : Voyter, écrivaine, s'est toujours plu dans ses oeuvres à jouer de la porosité entre réalité et fiction, comme toute bonne écrivaine contemporaine qui se respecte... Ce qu'elle écrit est-il le parfait reflet de ses pensées ou un simple jeu sur les éventualités, sur des mondes du possible ? C'est peut-être dans ses romans que se trouve la clé de l'énigme de sa vie, de cette vie où l'on ne sait trop si elle se plaît à jouer les gentilles passives-actives ou les dominatrices fourbes... Enfin, dernier élément de ce puzzle judiciaire, leur gamin, semi-aveugle depuis son accident... Cet innocent aux yeux ternes est-il celui qui va être capable de tout faire basculer ; cette figure vivante de la Justice (aveugle comme chacun le sait) va-t-il finir par faire pencher la balance pour ou contre sa mère ? Là encore, la gestion de sa présence dans le récit est plutôt finement amenéE... Alors oui, j'en vois déjà, ces éternels ronchonchons, qui vont dire que Triet ne traite pas franchement ce sujet avec une virtusosité formelle d'orfèvre (une caméra simplement amoureuse des mouvements de ces personnes pleines de paroles, quelques plans en insert sur un public pantois et intrigué, un découpage au cordeau : du bel ouvrage de base quoi, sans plus). C'est vrai mais cela étant, cela empêche aussi de brouiller la compréhension de ces paroles, des paroles qui portent toutes un sens précis et, éventuellement, un sens lourd de conséquence... On prend donc plaisir, surtout, à suivre les méandres de ce procés, cette bagarre de mots et d'interprétation et c'est un plaisir et un pari tenu sur 150 minutes. Donc joie et satisfecit. Encore une très belle réussite avec le mot chute dans le titre ! (Shang - 24/08/23)
Subtilité totale d'écriture, direction d'acteurs hyper-fine, intelligence de construction : on n'attendait certes pas la pataude réalisatrice de Sybil ici, et la surprise est totale. Peut-être parce qu’elle s'est octroyée l'aide à l'écriture du grand Arthur Harari, la dame réalise pourtant un magnifique film tout en beauté et en retenue. Même impression que mon comparse d'un film qui va droit à son but, d'une apparente simplicité, mais qui renferme mille petites pistes à l'intérieur de son récit direct. Ce qui frappe surtout, c'est, justement, l'anatomie de ce couple : en apparence heureux et chanceux, il va se montrer au fur et à mesure des méandres du film d'une belle complexité; d'une ambiguïté troublante. Est-ce la femme qui manipule son monde et est parvenue au crime parfait ? Ou cet homme secret, qu'on ne voit vivant qu'au cours d'une scène (la meilleure du film), manipulateur en puissance, qui a poussé sa perversion jusqu'à mettre fin à ses jours aux pieds de sa famille ? Triet ne tranchera pas la question, faisant sans cesse basculer son spectateur d'un côté ou de l'autre. Cet aller-retour dérangeant et très intéressant est dû surtout à la subtilité avec laquelle elle rend compte du procès qui suit la mort de cet homme. Occupant la plus grande partie du métrage, celui-ci est un exemple de mesure, de compréhension, de nuances dans les personnages, dans la "disposition" de la parole. Tour à tour convaincu par la pugnacité de l'avocat général (magnifique Antoine Reinartz) ou par l'indignation ravalée de celui de la défense (Swann Arlaud), balancé entre les petits mensonges de Sandra et la sincérité de son discours, tourmenté par l'honnêteté de ce môme convaincu de l'innocence de sa mère, on suit l'affaire avec passion. Rarement on aura aussi bien rendu les rebondissements d'un procès, sa trivialité, ses difficultés et ses nuances.
Chaque scène recèle ses petites finesses et ses petits trésors, et on ne cesse d'être admiratifs devant la tenue du film. Puisqu'il faut bien justifier notre réputation de grincheux jamais content, je dirais à la suite de Shang que, au niveau de la pure mise en scène, je n'ai rien trouvé d'inoubliable dans Anatomie d'une Chute, qui se concentre surtout sur son scénario puissant et ses acteurs impeccables pour convaincre. On en aurait voulu à Triet de faire sa maligne avec des virevoltes de caméra et du style inapproprié, mais j'avoue préférer les Palmes d'Or qui tentent des trucs formels (même ratés) à ce cinéma cérébral, certes maîtrisé à mort mais un peu trop "français" et psychologique pour moi. Nonobstant, vous me voyez impressionné par cette façon de transformer le thriller meurtrier en thriller psychologique, de décaler le motif criminel du film (la mort d'un homme) vers une énigme conjugale (que se passe-t'il dans l'intimité d'un couple ? Les relations amoureuses sont-elles blanc ou noir ?). C'est à travers un film dense et supérieurement intelligent que Triet a fini par trouver son style. On lui souhaite de continuer dans cette veine. (Gols - 08/09/23)
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