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29 juin 2022

LIVRE : L'Ecrivain fantôme / L'Ecrivain des ombres (The Ghost Writer) de Philip Roth - 1979

9782070243327,0-659087Naissance du personnage mythique de Nathan Zuckerman en cette année 1979, où Roth, plutôt que de se faire discret après les scandales provoqués par ses premiers livres, fait dans la surenchère, à la grande joie des amateurs de jeu de massacre. Le bon maître, par l'intermédiaire de son personnage fétiche, n'y va pas de main morte, effectivement, pour attaquer frontalement la communauté juive, pointant ses vanités, raillant ses petitesses, et jouant avec audace sur ses tabous. C'est par son versant érudit qu'il entame ce combat : Nathan, jeune écrivain prometteur, est reçu par son idole, E.I.Lonoff, sorte de Salinger retiré de tout, uniquement concentré sur son travail. Entre citations de grands auteurs et admiration éperdue, nos deux écrivains rivalisent de clinquant et d'élégance, mettant peu à peu à jour un jeu subtil de rivalité, de vaines ambitions, de nombrilisme à peine caché. C'est quand le vieil auteur va se coucher que commence réellement le travail de sape de L’Écrivain fantôme. Durant une nuit, Zuckerman, en deux textes qui sont comme deux nouvelles insérées dans son récit, y raconte la difficulté à être un auteur juif après la Shoah : trop d'histoire, trop de malheur, trop de mythologie pour pouvoir écrire en liberté, on ne peut plus que transmettre un héritage, une tradition, une mémoire ; toute critique est devenue blasphématoire. Roth ne mangeant pas de ce pain-là, il va donc piétiner en deux chapitres deux tabous de sa communauté.

D'abord s'attaquer à la sacro-sainte famille, considérée ici comme symbolique du peule juif dans son entier. Zuckerman est l’auteur d'une nouvelle dans laquelle il relate avec ironie une sobre affaire familiale qui l'a mobilisée pendant des années, une vague histoire d'héritage et de fric. Faisant lire cette nouvelle à son père, il reçoit en retour  l'affliction des siens, l'accusant de moquer son peuple, de faire le jeu de l'antisémitisme, de ne pas respecter ses ancêtres. On voit bien, à travers les manœuvres paternelles pour empêcher la diffusion de cette nouvelle, en quoi Zuckerman, et donc Roth, se sentent aujourd'hui prisonniers de cette tradition sémite, de laquelle ils ont toutes les peines du monde à extirper une écriture libre et moderne. Mais c'est dans la nouvelle suivante que Roth sort la grosse artillerie : durant la nuit, dans un délire érotique et historique à la fois, il imagine que la jeune fille réfugiée recueillie par Lonoff n'est autre que... Anne Frank, qui aurait survécu à la déportation. Avec un humour très noir, avec une ironie mordante, avec une audace incroyable (Frank est sûrement LE symbole inattaquable des horreurs de la guerre), Roth jongle avec ce tabou, et attaque sans prendre aucun gant sa communauté : oui, on peut rire aussi avec Anne Frank, et il serait temps de le faire. Voilà qui, 10 ans après Portnoy et son complexe, a dû à nouveau faire frémir les gardiens du temple et attirer des ennemis à Roth.

Le dernier chapitre, qui se passe toujours dans la continuité de cette soirée, voit le couple du grand écrivain Lonoff avec sa femme vaciller, quand cette dernière se met à lui faire une crise de jalousie quant à la présence de la jeune réfugiée (avec laquelle le maître semble partager une relation ambiguë). Scène de vaudeville, presque, où Zuckerman joue le rôle de spectateur, et qui vient mettre un point final au jeu de massacre : les grands auteurs sont des pauvres hommes comme les autres, guidés par leurs pulsions sexuelles, vaniteux et minuscules. A la fin du roman, on ne sait s'il faut conserver cet air hilare ou si on n'aurait pas plutôt assisté à un règlement de comptes toutes griffes dehors contre tout ce qui fait la judéité, et si tout ça n'est pas si drôle que ça en a l'air. Un livre hyper habile en tout cas, cachant sous une écriture savante et élégante en diable des abysses d'amertume et de colère.

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