Je vous Salue Marie (1985) de Jean-Luc Godard
On aura beau me dire que tout bon cinéphile qui se respecte doit trouver Jean-Luc Godard génial quoiqu'il fasse (et Dieu sait que je peux regarder A Bout de Souffle ou Pierrot le Fou en boucle, j'ai des témoins), je n'ai aucune foi en ce genre de film du maître. Je suis prêt à admettre la travail sur le son et la beauté de la musique (Dvorak et Bach, pas mauvais les gars), les joulis couchers de soleil et les plans sur la Lune en insert, je n'éprouve absolument aucun plaisir, aussi bien intellectuel qu'émotionnel, à la vision de cette version moderne de la naissance de Jésus. C'est bien beau d'apprendre à dire je t'aime en touchant le ventre d'une femme, certes, mais malgré toutes les citations lapidaires sur le corps, l'âme, la chair et tout le bazar, je reste sceptique devant la portée "géniale" de cette œuvre du grand Jean-Luc que je respecte pourtant bien bas. S'il y a, pour moi, un miracle, c'est qu'il s'agit de la première apparition de Juliette Binoche au cinéma et ma mauvaise foi s'arrête là. Malgré un montage ambitieux (il a le don du cut, oui), je veux bien admettre qu'une Marie en basketteuse et un Joseph en chauffeur de taxi, c'est osé (...), à aucun moment mon petit coeur ne s'est senti soulevé par cette adaptation de cet éternel visionnaire suisse. Je sais, il est de bon ton de pousser des "Oh et des "Ah" d'admiration, surtout quand on ne comprend pas tout, mais là j'ai pas marché de A à Z. Toutes mes confuses. (Shang - 07/01/08)
Le 7 janvier 2008, mon camarade Shang est passé allègrement à côté d'un des deux ou trois plus grands films de JLG. Malgré le rictus ironique qui ne manquera pas de poindre sur ses lèvres à la découverte de mon émerveillement sans limite pour ce film, je me dois de corriger le papier lapidaire de mon éminent camarade, avec laquel nous avons décidément de grosses différences de regard sur les oeuvres de Godard (Passion fait aussi partie de mes grandes amours...)
Je vous salue Marie est tout simplement le sine-qua-non du cinéma de Godard depuis une vingtaine d'années, le film qui marquât son passage des films poétiques et directs de ses débuts à cette solitude désespérée d'aujourd'hui. Il est question ici de tout ce qui hante Godard : la question du regard, de ce qui est montrable, représentable ou non au cinéma, et par le fait c'est un des films les plus moraux de son auteur. Quelle plus belle allégorie que l'histoire de la Vierge pour exprimer cet échec du cinéma à enregistrer ce qui fait l'amour, l'âme humaine, et l'identité féminine ? Tour à tour Dieu et Joseph, le cinéaste tourne sans cesse autour de ce mystère mystique, et livre une métaphore sur le cinéma à travers la relecture moderne du mythe de la Vierge.
Ce film est le premier à faire le deuil des grands portraits féminins de Godard dans les années 60 (Deux ou trois choses..., Vivre sa Vie, Le Mépris). En lieu et place de ces plans frontaux et simples sur Karina, Vlady ou Bardot, il se heurte aujourd'hui à un mur : comment se poster par rapport à une femme, en tant qu'homme, en tant que penseur, et surtout en tant que cinéaste ? Pour la première fois, il revient sur ses débuts, en les repensant à l'aune des temps modernes et du Mythe. Pendant tout le film, Joseph (prolongement de Godard) cherche à voir Marie nue, torturé par ce mystère des origines. Le corps de l'actrice (Myriem Roussel en icône) ne cesse d'échapper à la représentation, caché par des portes qui se referment à notre nez, ou à peine esquissé dans des plans furtifs. La seule façon que trouve JLG pour nous laisser apercevoir ce corps divin, c'est de le filmer parfois en plongée, retrouvant ainsi sa place de démiurge, de Dieu, associée à son rôle de metteur en scène. On sent Godard éprouver la même gène, et le même désir que Joseph : montrer le corps, le "trou", et donc l'âme de la comédienne. Grand sujet purement cinématographique, qui pose des questions essentielles du cinéma : comment se placer par rapport à son actrice ? Qu'est-on en droit de lui demander en tant que cinéaste ? Godard fait de Marie le symbole d'une mystique historique, qui remonte à la peinture classique et aux fondements du christianisme : on ne peut pas voir Dieu en face. Le nombre de plans cachés par des branches d'arbres, ou rayés par des lignes (portières de voitures, cables) est là pour témoigner de cet échec, tout comme ces nombreux plans sur une lune dissimulée par des nuages, qui échappe au regard.
Petit à petit, le film se rapproche de ce mystère, par le biais de Joseph, qui doit apprendre à croire à la Magie pour toucher enfin le corps de Marie. D'abord par la brutalité (les matchs de basket, et les vigoureuses claques assénées par Gabriel à Joseph), ensuite par la scène sublimissime où Joseph doit apprendre à dire "Je t'aime" pour pouvoir atteindre son but. Une chambre, deux personnages séparés par la ligne droite d'une chaise, deux communications qui ne se font pas, de la violence, puis soudain (le temps d'un insert sur un champ de fleurs), un apaisement, et le geste immense enfin filmé : une main qui s'approche d'un ventre, l'Amour capté dans toute son essence par un Godard décidément bien sentimental. Quand les lignes droites disparaissent, quand Godard parvient à l'épure magnifique de ce plan bouleversant, on se dit que tout son cinéma se trouve là, dans ce geste simple. Il parvient, sur ces trois secondes-là, à toucher à la divinité intrinsèque de l'acte de filmer.
Tout n'est pas réglé pour autant. Il le dit dans le film : "Pour aimer, il faut être deux". Or, dans cette scène ils sont trois : Marie, Joseph et Godard qui regarde. Il va s'agir maintenant d'éliminer Joseph et de se confronter seul à seule à son actrice. Ce sont 6 minutes de pure beauté, où, dans la douleur, Godard s'essaye au portrait : ce qui paraissait si simple avec Karina jadis se révèle aujourd'hui comme un acte aux forceps, difficile, impossible. La séquence respire dans tous les sens : un ou deux plans sur cette femme inatteignable, qui se tord dans un lit, puis un ou deux plans sur une nature naïve (un hérisson, un champ vert), puis retour à la femme... Ainsi, doucement, on se rapproche de l'essentiel, ou on se rapproche de l'explication : il est impossible de filmer une femme seule. On connaît la piètre opinion de JLG sur les acteurs, et on verra souvent, par la suite, l'exigence qu'il a envers eux (la scène de la robe rouge sur la plage dans For ever Mozart) : c'est dans Je vous salue Marie qu'on découvre le pourquoi de ce mépris, le pourquoi de la disparition progressive des acteurs dans le cinéma de Godard (Histoire(s) du Cinéma) : il y a un monde entre l'acteur et le cinéaste, un monde infilmable et irreprésentable. Le film se termine sur un trou filmé en très gros plan, celui d'une bouche qui se maquille, comme un renoncement à filmer autre chose que ça, un mystère insondable et effrayant.
Chaque plan du film est sublimement intelligent, depuis cet avion annonciateur (symbole de l'arrivée de l'Ange) filmé à travers les arbres jusqu'à cette foule de faux-raccords qui changent constamment l'angle du regard (un Godard dominateur ou soumis). Sans parler du travail sur le son, une nouvelle fois renversant, mélange d'éléments directement religieux (les cloches dreyeriennes quand la main s'approche du ventre, la musique mystique de Bach) et de trivialité (klaxons divers, dialogues souvent vulgaires). Je vous salue Marie est la pierre angulaire du cinéma godardien d'aujourd'hui, celui après lequel plus rien ne sera pareil. C'est bouleversant de fragilité. Shang, je te promet, revois ce chef-d'oeuvre, tu es passé à côté. (Gols - 22/02/09)
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