Le Reptile (There was a Crooked Man) de Joseph L. Mankiewicz - 1970
Pur plaisir enfantin teinté d'une cruauté bienvenue, There was a Crooked Man est un film à l'ancienne qui ravit à tous les étages. Mankiewicz se fait visiblement plaisir, et a la politesse de nous entraîner avec lui dans cette aventure sans profondeur mais mignonne comme tout. C'est le bonheur de voir un de ces vieux films d'évasion, avec des plans pas poss montés dans l'ombre d'une cellule cradouille ; c'est les numéros d'acteurs au taquet ; c'est les paysages immenses pris en cinemascope et en Technicolor ; c'est une trame rigolote pleine de seconds rôles impayables.
On attend beaucoup de la rencontre Kirk Douglas / Henry Fonda, mais finalement ça passe au second plan : la confrontation ne se fait pas vraiment, Fonda étant d'ailleurs en arrière-plan pendant une bonne heure, et les quelques scènes de duo étant plus des passages obligés que des vraies inventions. Ce qui compte plus, c'est le dynamisme de la trame, qui ménage son lot d'héroïsme "pépère" : les personnages ne sont pas des caïds surpuissants, mais de sombres crapules sans morale prêtes à tout pour récupérer le magot enfoui par Douglas dans le désert. Le personnage de Kirk Douglas est dans ce sens parfaitement dessiné : si dans un premier temps il se la joue bandit au grand coeur, avec ce qu'il faut d'humour et de ruse pour en faire un héros, il devient au fur et à mesure du film un gros salopard sans scrupule qui démange aux entournures. Homophobe, ingrat, insensible et vénal, on finit par le détester après 1h30 d'admiration. Le final le fait apparaître presque comme monstrueux, alors qu'en parallèle l'anti-héros joué par Fonda gagne en bravoure et en héroïsme. C'est tout le talent de ce film de ne pas se contenter de quelques silhouettes sacrifiées à la trame ; on frémit certes en attendant de savoir comment diable les gugusses vont pouvoir s'évader d'un pénitentier impossible, mais on éprouve surtout du plaisir à suivre l'évolution des caractères, depuis un Chinois mutique et bas du front jusqu'à une brutasse sentimentale (Warren Oates, que j'adore), depuis un couple d'escrocs du dimanche jusqu'à un vieux de la vieille légèrement fêlé. Mankiewicz leur accorde ce qu'il faut de scènes pleines de chaleur. Je vous conseille notamment une séquence où tous les prisonniers prennent leur bain dans des barils pleins de pisse, c'est franchement drôle et cradouille.
There was a Crooked Man ne va guère plus loin que ça, mais on note quand même une belle modernité dans quelques thèmes abordés, et qui renouvellent le genre-western avec audace. On y parle sans vergogne d'homosexualité, frontalement et sans se cacher entre ses doigts ; on y voit aussi un directeur de prison (Fonda) préoccupé d'art et du bien-être de ses taulards, ce qui lui retombera d'ailleurs sur la gueule. Thèmes étranges au sein de cette histoire virile, et qui aboutit à un constat : les vrais modernistes sont dans le camp des "sensibles" (Fonda, Hume Cronyn), et les cow-boys couillus appartiennent désormais au passé. Le film opère un véritable retournement de situation psychologique dans sa dernière bobine, bien joué.