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Shangols
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7 mars 2024

La Vache (گاو) de Dariush Mehrjui - 1969

Extraordinaire film qui constitue visiblement un classique en Iran, où il fait figure de tête de proue pour la nouvelle vague du cinéma iranien. Pourtant, rien n'est plus passéiste que ce film, qui nous présente un visage de la ruralité nationale tout d’archaïsme. Pour preuve : la première séquence, qui nous montre tout un village (hommes, femmes et enfants) s'en prendre à l'idiot du coin, l'humiliant et le brutalisant dans les rires gras. Le film sera en effet le portrait d'une communauté soudée, solidaire, mais montrera à l'image de cette scène que la communauté n'exclut pas les tares et les panurgismes divers. Après cette scène, on découvre le plus charmant des tableaux : Hassan promène sa vache dans la riante campagne, et on comprendra vite que la relation de ce brave homme avec sa bête dépasse le simple attachement : il est littéralement amoureux d'elle, va jusqu'à brouter son foin en sa compagnie, et attend la naissance d'un veau comme s'il s'agissait de son propre fils. Relation touchante et rigolote, mais à travers laquelle on sent déjà la déviance, la folie, l'obsession contre nature. Autour de ce duo vit tout un petit monde villageois sans histoire : maire un brin incompétent, enfants turbulents, cadors et femmes infidèles, idiot du village, tout un univers pittoresque filmé dans l'éclat du soleil et le dénuement de ces villages minables du pays : maisons en terre archaïques, rues poussiéreuses, intérieurs misérables. Seuls rôdent dans les alentours les loups de notre histoire, un trio de voleurs de bétail qu'on ne voit que de loin et qui hantent les cauchemars de nos villageois.

Quand Hassan s'absente quelques jours et que sa vache meurt pendant son absence, le drame se noue. Drame qui ne dit jamais trop son nom, tant le film joue sur des registres opposés, parfois à l'intérieur même d'une séquence, entre comédie de mœurs et tragédie, entre onirisme quasi-religieux et réalisme cru. Les habitants s'organisent pour raconter un bobard à Hassan, solution à court terme dont on voit bien qu'elle ne mènera nulle part. Et effectivement : plutôt que de consoler notre homme, elle le plongera dans une névrose étrange, qui l'amènera à prendre la place de la vache décédée, en une sorte de métamorphose inquiétante et tordue. Dès lors, la communauté qui s'était entendue sur son mensonge collectif, qui se rassurait de sa propre cohésion, se trouve face à l'inexplicable, un sentiment qui la dépasse complètement : un homme aime tellement son animal qu'il devient son animal. On s'enfonce progressivement dans la noirceur, dans un mouvement induit très subtilement par le film lui-même, de plus en plus sombre.

Le film questionne la place de l'individu face au groupe, surtout quand le premier montre une singularité, une folie que le deuxième est incapable de comprendre. Hassan est fou, oui, comme son alter-ego simplet qui fait la joie du village. Mais lui, on ne peut pas l'attacher, on ne peut pas rire de lui : sa folie est morbide, accusatrice, culpabilisante. Dans ses grands moments, qui sont nombreux, La Vache évoque un mysticisme à la Pasolini : l'homme face au vide (le génial plan de Hassan contemplant le désert depuis son toit), l'homme face aux siens, l'homme face à lui-même. Le film tient autant du conte (avec ses loups, ses animaux magiques, ses pauvres enfants abandonnés) que du pamphlet politique et métaphysique. Et la mise en scène de Mehrjui est impressionnante : non seulement la plupart de ses plans sont d'une beauté foudroyante (là aussi, il y a quelque chose de pasolinien dans ces plans sur des visages) mais son sens du cadre, son montage, le déroulé de sa trame sont magiques : on en prend plein les yeux avec ce noir et blanc contrasté et ce cadrage ample, et plein le cerveau avec ce scénario étrange, inattendu, déstabilisant. Un très grand film.

 

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