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16 mars 2024

La Bête de Bertrand Bonello – 2024

Le court roman de Henry James inspire définitivement les cinéastes d'aujourd'hui, puisque quelques mois après le formidable La Bête dans la jungle, voici une toute autre variation sur le même thème : La Bête, qui donne l'occasion à Bonello de travailler une nouvelle fois ses thématiques et ses figures de style hyper-contemporaines. Très ample et ambitieux, ce nouvel opus se propose de travailler sur une vision du futur proche complètement désespérante. En s'appuyant sur les développements de l'intelligence artificielle, Bonello pointe la disparition progressive du sentiment, amoureux notamment, de la liberté, de l'émotion, éléments nécessaires au cinéma, et qui tiennent au cœur du cinéaste. Le voilà donc tricotant une trame savante autour d'une jeune femme (Léa Seydoux, opaque et lisse, une vraie surface, un écran blanc) qui doit subir une opération que tout le monde, en 2044, subit : se faire rayer de la mémoire les éléments traumatiques qui ont pu advenir au sujet dans ses vies antérieures, afin de rendre sa vie plus apaisée, et son rendement au travail plus efficace. Elle est rétive, on le voit bien, mais c'est parti pour une opération à sensibilité ouverte. A cette occasion, elle revit deux de ses vies passées, et c'est là qu'on retrouve la trame de James.

La première, le plus classique formellement, nous fait retrouver la belle Gabrielle dans les années 1910. Intérieurs grand crin, reconstitution à budget, romantisme affiché : c'est la veine Saint Laurent de Bonello. Et elle lui réussit encore une fois particulièrement bien. Dans les décors étouffants d'un grand salon bourgeois, puis dans celui plus métallique d'une usine de poupées, le cinéaste enregistre la montée du désir pour un jeune garçon mystérieux (George Mac Kay) en même temps que celle des eaux de la Seine : on est dans l'époque de la grande inondation de Paris, événement magnifiquement filmé qui va mener au drame pour nos deux tourtereaux qui n'iront jamais jusqu'à avouer leurs sentiments. Gabrielle est hantée par un pressentiment, un événement qu'elle attend sans savoir le nommer, qui devrait la bouleverser, elle le sent. Cette tension de l'attente entraine tout cette partie-là vers le drame gothique teinté de romantisme allemand : c'est magnifique, aussi grâce à la mise en scène tout en souplesse et en larges mouvements de caméra.

Deuxième partie, changement radical. Nous sommes en 20104, dans une atmosphère de thriller angoissant. Bonello filme sa Gabrielle dans un étrange mystère assez insaisissable, où son amant de jadis est changé en psychopathe frustré sexuellement, qui poste sur les réseaux sociaux ses funestes projets. L'ambiance est beaucoup plus métallique, urbaine, technologique : c'est la veine Nocturama du compère. Qui se teinte ici d'inspirations lynchiennes. Le danger est assez insaisissable, d'autant que le visage de Seydoux est toujours aussi intraduisible. Mais il est très présent, angoissant, d’autant que peu à peu, la forme du film elle-même est imprégnée de trous, de scratchs, de scènes répétées, de sauts d'images inattendus, de brusques changements d'angle, qui rendent cet univers encore plus tendu. Toujours cette angoisse de l'événement à venir, toujours cette trouble sensualité, toujours cet érotisme sourd (qui donne un des plus beaux baisers de cinéma que j'ai vu depuis longtemps).

Bonello est un utopiste, un gars qui refuse de voir le sentiment disparaître sous le ”progrès” de la technologie. Son film peut passer pour réac, il est juste visionnaire et éminemment pessimiste. A la froideur du futur privé d'émotions, il renvoie un romantisme fiévreux, qui passe par l'amour, par la danse, par la beauté, par les mots. La Bête ne se laisse apprivoiser qu'à la longue, son côté expérimental et cérébral fait peur au début, et ce n'est que peu à peu qu'on rentre dans cette vision singulière et très sentimentale. Une fois qu'on y est, on y est très bien : le film est magnifique, profond, spectaculaire et très triste. Il fallait bien ce dispositif complexe pour rendre tout l'univers que Bonello avait en tête, et on quitte la salle certes épuisé mais ravi.

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