Voilà un roman résolument hanté, hanté par les morts, hanté par les souvenirs familiaux, hanté par la violence. Jesmyn Ward alterne à chaque chapitre les narrateurs donnant tantôt la parole à Jojo (un ado de treize ans capable de communiquer avec les animaux, les insectes, la nature, comme pour pallier aux difficultés qu'il y a à échanger avec sa mère) et tantôt à Léonie, la mère de Jojo justement, une femme plus souvent sous crack qu'à mon tour, une femme plus dépassée que méchante et dont le compagnon (le père de Jojo, qui a résolument du bol) est en prison. On s'attache forcément surtout à Jojo capable d'avoir des visions, une sorte de sixième sens qui le met parfois en contact avec les morts ; il est ainsi question d'un certain Richie (qui, plus sporadiquement, de l'au-delà en quelque sorte, intervient également comme troisième narrateur), un jeune gamin mort dans une prison/exploitation agricole dans laquelle a également été reclus le grand-père de Jojo. Les récits sur Richie hantent littéralement Jojo, l'âme ne semblant pouvoir s'envoler vers le ciel tant que Jojo n'a pas éclairci les circonstances de sa mort... Léonie a également des visions, mais, elle, surtout sous drogue : elle revoit à chaque shoot son jeune frère qui a été descendu comme une bête par des blancs jeunes et cons... Bref, c'est pas la fête du slip à tous les étages et ce d'autant que les rapports familiaux sont particulièrement tendus : Léonie (puis son compagnon lorsqu'il sort du prison - ils forment un couple mixte, elle est black, il est blanc - mais relativement de la même couleur dans la connerie) traite ses enfants comme des moins que rien, balançant à l'envi une petite baffe dès que la situation la dépasse... Heureusement que Jojo peut trouver une certaine affection auprès de sa petite sœur sur laquelle il veille comme s'il s'agissait d'un chaton orphelin et de son grand-père qui ne cesse de lui confier des histoires du passé ; les échanges et les connexions, on le voit, se créent ici en sautant les générations.

Récit âpre du tréfonds du Mississipi, on sent que la poisse et la peur colle aux basques de ces individus un peu livrés à eux-mêmes... Il y a ceux qui dérivent aisément (Léonie et son compagnon qui ont, semble-t-il, baissé les bras depuis longtemps) et ceux qui tentent par tous les moyens de se raccrocher au passé (ses drames et ses mystères), au présent, sources de connaissance et d'ouverture aux autres (le sens de la solidarité et de la compassion du grand-père finit par déteindre sur Jojo, lui qui semble avoir tous les pouvoirs "extra-normaux" de sa lignée). Violence des échanges en milieu humide, tirades et situations pleines de tendresse (Jojo et sa sœur, Jojo et son grand-père, Jojo et ses "esprits" tourmentés), on est constamment balloté entre ces deux pôles dans ce roman où l'on tente, au forceps, de survivre, de surnager... On suit, disons-le franco, plus facilement le récit de Jojo que les délires parfois un peu brouillons et répétitifs de sa mère qui s’enfonce progressivement. Récit panthéiste sombre, roman initiatique, cette œuvre de Ward donne parfois l'impression de s'éparpiller un peu trop (le personnage de Léonie et de son compagnon sont finalement un peu sacrifiés... et c'est sans doute pas plus mal) mais livre un portrait plutôt original d'un gamin métis en quête de repères. Un chant funèbre parsemé d'éclats d'espoir. Ouais, pas mal.

LIVRE : Le Chant des Revenants (Sing, unburied, sing) de Jesmyn Ward

Partager cet article