1. La Crue (The Flood)

Je ne cesse de le dire, mais les éditions Monsieur Toussaint Louverture sont les plus précieuses du moment, et ce depuis quelques années déjà : c'est chez elles qu'on trouve les textes les plus novateurs et intrépides, chez elles qu'on trouve cette qualité d'impression fabuleuse et inventive, chez elles enfin qu'on retrouve le vrai plaisir du livre-papier. Fin de l'éloge, début de l'admiration pour ce nouveau projet qui débute ici : l'édition en 6 tomes sur quelques mois de la saga fantastique Blackwater, extirpée d'on ne sait quel néant par la vénérable boîte d'édition. On attaque nonchalamment la lecture en se disant que, c'est bon, les histoires de sorcière, hein, on n'a plus 12 ans... et on se retrouve à la fin de ce premier tome avide de lire la suite, passionné par ce petit monde très cohérent que McDowell parvient à mettre en place en quelques lignes. Le livre s'ouvre sur la ville de Perdido, sorte de Yoknapatawpha très rurale où tout le monde se connaît, en 1919 : la crue a inondé la ville, c'est une catastrophe, tout est perdu, et errent dans cette eau croupissante les riches propriétaires anxieux de voir leurs scieries noyées sous les eaux, et leurs esclaves noirs eux aussi effarés par le spectacle. C’est alors que Oscar Caskey, l'un des aristos de Perdido, découvre Elinor Dammert, une femme venue de nulle part, perdue au milieu des eaux, qu'il récupère sous sont toit. Bientôt, toute la ville semble s'organiser en fonction de la jeune et belle femme : les hommes sont sous son joug, les femmes se méfient, les enfants l'adorent, et elle semble dotée d'une autorité et d'un charisme naturels qui ne laissent personne indifférent. D'autant que peu à peu, elle montre des pouvoirs étranges concernant l'eau : surgie des flots, elle sait les dompter, voire même les utiliser à mauvais escient. Telle une Vouivre, elle sait utiliser l'eau pour son profit, et petit à petit met la main sur cette famille Caskey, malgré les inimitiés de certaines (la matriarche Mary-Love sent le danger) et grâce à la fascination d'autres (Oscar, le fils, finira par l'épouser). A la fin de ce premier tome, le mystère reste entier : est-ce une sorcière maléfique ou une fée des eaux ? Quelles sont ses intentions ? Quel va être le sort de cette famille asservie malgré elle à cette femme étrange, peu bavarde, opaque et libre ? Le deuxième tome m'attend en grésillant...

Ce qui est beau dans Blackwater, c'est l'amour immodéré que McDowell porte au genre : le gars aborde sainement le genre fantastique, avec simplicité et respect. La cohérence de son contexte (la petite ville est crédible à mort, les relations entre ses habitants aussi), la modestie de l'écriture (pas de grandes formules, des dialogues épurés, un côté efficace dans le style), la beauté des personnages (la rancune inexpliquée de Mary-Love pour Elinor), tout contribue à faire de ce roman un grand livre populaire, dans la veine des grands conteurs anglo-saxons (Twain, Kipling, Stevenson). L'auteur ne vise pas plus, et c'est tout à son honneur : entre Faulkner et King, il raconte son histoire avec passion et élan, et on ne décroche pas de cette trame, même quand elle se contente de décrire un paysage ou de densifier un personnage, même si le récit est rarement spectaculaire. McDowell préfère rendre crédible son décor et ses personnages que nous en mettre plein la vue, et il fait bien. Ça rend le roman lumineux, presque joyeux, très loin du gothique habituel de ce genre de créations ; et quand les scènes vraiment fantastiques arrivent, ça les rend d’autant plus marquantes : une noyade racontée très cruellement dans les détails, un accident de voiture assez gore, une apparition fantastique digne d'Amityville. Que du bien à dire de ce premier tome passionnant, je vous tiens au courant pour la suite.

2. La Digue (The Levee)

On continue, et on paufine. Pour ce deuxième tome, on rentre vaiment dans le nerf de l'histoire, et cet épisode se teinte réellement de fantastique (assez gore, d'ailleurs), tout en continuant à développer la vie de cette famile bancale et mal assortie. La haine viscérale mais cachée de Mary-Love pour Elinor se développe sûrement, mais la première ne semble pas se douter de l'immense pouvoir de la seconde, qui dans l'ombre dispose ses pions d'une manière sanglante. Après la crue du premier épisode, la ville s'organise pour construire une digue, que bien sûr Elinor regarde d'un œil mauvais, elle qui vient de l'eau, la domine, en tire sa magie. Cette construction est l'occasion de faire entrer quelques personnages joliment dessinés : l'ingénieur qui la conçoit, brave garçon malléable (les hommes ne sont pas à la fête dans le livre de toute façon) ; et surtout Queenie, fantastique tourbillon à la fois crispant et touchant, qui va devenir l'alliée malgré elle d'Elinor. Bref, les choses s'épaississent, l'angoisse monte lentement, on reste accro à cette prose simple mais expressive, à cette trame diabolique, à ces personnages hyper-attachants, et fasciné par le talent de McDowell pour mélanger ainsi la grosse saga avec le fantastique, le gothique avec le feuilleton, l'humour avec l'angoisse. A la fin de ce second opus, on n'a qu'une envie : se jeter sur la suite.

3. La Maison (The House)

Cette série devient de plus en plus flippante et addictive. Ce qui avait commencé comme une chronique assez lumineuse sur une petite ville américaine, teintée d'un zeste de fantastique bon enfant, plonge dans ce troisième tome dans le surnaturel pur. Et ce n'est pas pour me déplaire, tant McDowell excelle dans le registre. Il y a dans cet opus deux scènes de meurtre parfaitement écrites : l'une montre le démembrement en bonne et due forme d'un homme, massacré comme il se doit, mort d'autant plus spectaculaire qu'elle vient clore l'existence d'un vrai bon sale salopard. On s'aperçoit alors que McDowell est doté d'un solide goût pour le gore ("Ce ne furent pas ses artères déchirées, ses poumons perforés, ses organes éventrés ou ses os brisés qui [le] tuèrent. [Il] mourut noyé dans la Perdido"). On le pressentait précédemment, mais là il laisse exploser une violence vraiment animale, sauvage, qui impressionne vraiment comme une bonne page de Stephen King. La deuxième scène est plus insidieuse mais non moins marquante : la mort d'une femme noyée dans son lit. La description de la lente agonie de la dame est un modèle de suggestion sadique, et on se dit que le gars doit être bien tordu pour imaginer une telle horreur. En-dehors de ces séquences éprouvantes, le roman continue à développer ses personnages, tous attachants, tous très humains, et à raconter sa saga qui commence à prendre une belle ampleur. Nouveau personnage, et pas des moindres : la maison dans laquelle vit Elinor, qui cache en son sein une chambre inquiétante, qui renferme elle-même un placard qui concentre toutes les inquiétudes : en sortira un être tout à la fois abstrait et concret, symbole de l'inquiétude larvée qui imprègne ce long roman passionnant et tendu.

4. La Guerre (The War)

On rebat les cartes après la disparition de personnages importants dans la "saison" précédente, et après plusieurs tournants de la trame. Fatalement, ce quatrième opus s'en ressent, occupé qu'il est dans sa première moitié à constituer d'autres pistes, et développer d'autres personnages. Baisse d'intensité et de rythme donc dans ce milieu de saga, ce tome prenant plus le temps pour la psychologie et moins pour l'action et la surprise. On ne s'ennuie pas pour autant, car McDowell sait comme personne mettre de l'intérêt dans le simple développement d'un personnage, et densifie ici les liens familiaux si piégeux qui font le sel de Blackwater. C'est donc à la deuxième génération que s'intéresse ce nouvel avatar : les enfants, y compris ceux qu'on croyait voués au second plan de la trame, deviennent grands, et choisissent leur côté de la balance, comprenez soit du côté d'Elinor la sorcière des eaux, soit de l'autre ; et ceux qui choisissent l'autre côté vont en découdre. Sous l'apparente quiétude de la petite vie d'El Perdido couvent de satanés sentiments, se développent des liens, se découvrent des natures, et désormais tous ceux qui se dressent sur le chemin du développement des Caskey sont punis d'une façon ou d'une autre. Belle scène centrale d'assassinat, encore une fois, l'auteur est particulièrement inventif dans ces moments-là pour rendre une image gore ou écrire un supplice affreux. Ce changement de place centrale entre les anciens personnages et les nouveaux se fait dans une curieuse mélancolie, tant on aimait les premiers, mais permet à McDowell de moderniser son univers, et de tenir compte des avancées sociales acquises par la société : on croise des homosexuel(le)s, des filles-mères, des célibataires assumés, des dragueuses du samedi soir, ça fait du bien. La deuxième guerre, lointaine, sert ici de contexte efficace à la dissolution de cette famille, dissolution qui, finalement, resserre encore plus les liens : les Caskey sont une entité presque effrayante, seule contre tous, capables de se relever de toutes les épreuves, s'enrichissant magiquement contre toute logique, et là réside la fantastique, plus que dans les personnages monstrueux de jadis finalement. Un tome de transition, pourrait-on dire, nécessaire ; on espère que la suite va envoyer du bois comme le troisième tome.

5. La Fortune (The Fortune)

Ah la série confirme son léger patinement depuis deux tomes, et a du mal à se relever de la mort de ses grandes figures du début. Blackwater vire dans ce cinquième opus à la grosse saga familiale et oublie un peu ses attachantes velléités fantastiques, même si elles imprègnent encore le destin de nos personnages. Comme son titre l'indique, tout tourne autour de la fabuleuse fortune que les Caskey ont accumulée, la guerre aidant et l'instinct magique d'Elinor faisant toujours merveille. Ce volume, outre les chapitres consacrés à cette énorme masse d'argent qui déferle sur la famille, sans trop modifier le mode de vie de ses membres d'ailleurs, s'intéresse particulièrement à des histoires de transmission, et pas seulement économiques. La fille d'Elinor, qui a hérité de la monstruosité de sa mère, se voit à son tour accoucher de jumelles, l'une belle comme le jour, l'autre... poissonneuse comme le veut le pouvoir atavique de ses aïeux. D'où des angoisses identitaires de la part de la jeune femme, et des tentations de retourner à sa véritable nature. C'est la partie attachante du livre, qui gagne ici une belle ampleur en se consacrant à un sujet important. A part ça, il faut bien avouer que l'action se tait un peu depuis le tome précédent, et qu'on attend avec impatience le moment où ça va charcler. Les nouveaux personnages sont un peu interchangeables, moins attachants, et manquent réellement de puissance ; et McDowell s'essouffle un peu, se répétant dans les situations et peinant à traverser ces années "sans histoire" tout en restant intéressant. Patience : le dénouement s'annonce, on devrait en avoir pour nos 1500 pages.

6. Pluie (Rain)

Fin de la saga, et McDowell retrouve indéniablement du souffle dans les derniers mètres. On sent bien qu'il veut tout donner dans ce dénouement, faire une conclusion qui réunira à la fois les inspirations fantastiques et le grand récit familial, les positions féministes et la fresque sociale. Il convoque donc force fantômes et moult monstres aquatiques, clôt l'arbre généalogique des Caskey, évacue pratiquement les hommes de son intrigue, et resitue son histoire dans l'industrialisation galopante du XXème siècle, c'est ambitieux et ça marche. C'est le grand retour des revenants, qu'on avait peu vus depuis le funeste placard du tome 3, et l'auteur vient rappeler avec force qu'il est excellent dans le genre, possédant un sens presque lovecraftien de l'évocation, et faisant monter avec finesse un suspense macabre tout à fait délicieux. Mais ce contexte ne doit pas faire oublier les arcanes familiales qui se développent un peu plus, à l'orée des années 70 et de la libéralisation des mœurs. Toute la génération du début disparaît définitivement, remplacée par une nouvelle génération plus moderne, à la sexualité plus affirmée, aux appétits économiques plus grands. C'est la vie, oui, mais c'est un peu triste également, et McDowell a l'air de trouver aussi puisqu'il renvoie tout ça dans un déluge similaire à celui qui a ouvert la série. La toute fin est impressionnante de puissance, on peut dire qu'il a trouvé les mots pour conclure en beauté son feuilleton. Il lève le voile sur pas mal de mystères, laisse quelques portes ouvertes, et laisse la place dans l'état où il l'a trouvée en entrant, c'est remarquable. A part ça, eh bien c'est le lot habituel, avec juste un peu plus de morts, ça reste haletant. Tellement qu'on se demande quand même pourquoi il a décidé de terminer ici, et non pas 30 tomes plus loin. Conclusion : Blackwater est une série addictive et magnifique, avec quelques ventres mous mais avec de très grands moments.

LIVRE : Blackwater de Michael McDowell - 1983

Partager cet article