Plus ineffable que Les Années douces, ça risque d'être dur, à moins de commencer carrément à enlever des mots ou des lettres. Ce roman ferait passer les films d'Ozu pour des gros discours lourdement exposés, tant y est cultivé un goût du presque rien, de l'indicible, de l'à-peine-ressenti qui finit, à la longue, par faire son effet. Il suit en ceci les règles du haïku, forme dont l'un des personnages principaux a fait sa profession : Matsumoto, professeur de japonais à la retraite, croise dans un petit bar à saké son ancienne élève, Tsukiko. Voilà le livre résumé. Le reste sera constitué des infinies et minuscules évolutions de leur relation, qui restera jusqu'à la presque fin marqué du sceau de la pudeur extrême et de la délicatesse. Ce couple mal assorti (lui, vieux et érudit, parfois brusque, très mystérieux ; elle, jeune, naïve et fleur bleue) va pourtant développer une liaison tissé d'amour non dit, de fascination, de complicité, d'amité, qui se développera au cours de petites saynètes craquantes : une cueillette de champignons, une petite randonnée sur une île, une exposition, une fête de quartier. A chaque fois, la complicité est poussée un peu plus loin, et Tsukiko, narratrice du livre, est poussée un peu plus dans ses questionnements : qui est cet homme mutique et imprévisible ? pourquoi se sent-elle attirée par lui ? qu'est-ce qui constitue ce lien étrange qui unit le vieil homme savant et la jeune fille simple ? Cette jolie petite histoire évoluera jusqu'à l'amour, celui-ci ayant la forme éphémère et courte des poèmes japonais dont la maître fait son délice. Mais d'ici là, on va boire des litres de saké, manger les mets les plus raffinés, et regarder des pétales de cerisiers tomber. Japonissime, quoi.

Vrai plaisir de lecture, au milieu du tumulte ambiant, que celle de ce roman suspendu en dehors du temps, tellement doux qu'il parait irréel. Non pas que Kawakami joue sur un aspect fantastique ou onirique ; non, son roman est bien ancré dans la vie, et les plus beaux passages sont ceux où nos deux déclassés s'attendent l'un l'autre, sans savoir si l'autre va venir, dans ce bar modeste où ils se soulent allègrement. Rien n'est dit, mais on sent la part de tristesse qui émane de ces deux êtres, la mélancolie profonde qui les habite et les fait se rejoindre ; on apprendra peu à peu ce qui la constitue. Mais on l'apprendra sans bruit, sans esbroufe, par petites touches délicates. Une larme qui coule à un moment incongru, un nom sur une tombe, un mot qui se dévoile brusquement, un petit sentiment qui se fait jour ("comment ça ? il aime les Giants ? je le déteste !"), et c'est tout un pan de biographie qui s'ouvre. Difficile de dire exactement pourquoi ce roman touche : il est tellement léger qu'il file entre les doigts. Mais Kawakami touche quelque chose de très beau là-dedans, une expression du bonheur enfui, un romantisme calme, une part d'enfance cachée, une variation en note très mineure sur la mort et le temps qui passe. Au bout du compte, on est curieusement ému, sans qu'on sache exactement saisir le moment où le livre nous a capté, ni comment son auteur s'y est pris. Un joli petit objet de porcelaine.

LIVRE : Les Années douces (Sensei no kaban) de Kawakami Hiromi - 2001

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