Et nous passons de l'Inde à l'Indonésie et ce grâce une nouvelle grâce à la Fondation du gars Scorsese : on pourrait traduire le titre (anglais, tout du moins) par Après le Couvre-feu (Tard le Soir serait la traduction littérale du titre en bahasa melayu, ce qui revient un peu au même vu les circonstances) ce qui est pour le moins dans l'actualité... Un peu d'Histoire pour commencer avant de s'attaquer au résumé : de 1945 à 1949 eut lieu la révolution indonésienne contre les Pays-Pas, ce qui déboucha dans la foulée sur l'Indépendance du pays. Le héros de notre histoire a participé aux combats et son retour dans la vie civile s'annonce pour le moins chaotique ; comme tout bon combattant qui a dû faire face à certaines horreurs, il se rend compte que son adaptation risque de prendre quelques temps... S'il a déjà du mal à respecter le couvre-feu (il se rend chez son amie, de nuit, avec quelques minutes de retard, au nez et à la barbe de la police), il en a encore plus avec que la société, elle, est devenue : il y a les profiteurs (un de ses supérieurs à l'armée qui a profité de certaines exactions pour s'enrichir), les opportunistes (qui se lancent dans la reconstruction du pays), les petites frappes (passer de militaire à maquereau c'est une option possible quand on a pas de capital), et puis il y a une certaine jeunesse frivole qui ne pense qu'à s'amuser (on remarquera sans faire de fixation sur le sujet que le port du voile restait alors relativement libre - oui, j'enfonce un peu le clou, c'est vrai). Notre héros (un mix entre John Cassavetes et Richard Conte, excusez du peu), bien que bénéficiant du sourire si doux de sa girl friend qui l'a patiemment attendu, a autant du mal à tenir en place qu'à trouver sa place. Bien que certains tentent de lui remettre le pied à l'étrier (en le faisant bosser dans un bureau : il craque rapidement ; en lui demandant contre quelques billets de faire pression sur des concurrents : il pète un plomb, baste de la violence), il voit bien que cette société ne correspond en rien à ce qu'il en attendait... Après tous les sacrifices consentis pour son pays, lui, l'homme à principes qui se rend compte qu'il a été manipulé pour tuer des innocents, refuse de tomber dans une certaine bassesse morale ; il en est d'ailleurs de même dans son rapport avec les femmes : si au cours de ses sorties, il en croise plus d'une qui lui fait des œillades, notre homme, bien qu'un tantinet titillé, ne cède en rien... Non ce monde ne lui convient pas... Notre homme qui jouait avec le (couvre-) feu dès le départ est-il voué à aller droit dans le mur ? Suspense.

On a peu l'occasion de goûter cinématographiquement à l'Indonésie de ce temps et on ne peut que constater une étonnante modernité dans les mœurs... comme dans une certaine décadence ; la désillusion qui frappe notre soldat est malheureusement quelque chose d'universel et l'on est forcément plein d'empathie devant son incompréhension face au monde qu’il retrouve : dans les bras de sa belle toute coquette, il se sent inadapté, lors de la fête donné en honneur de son retour, il se sent totalement hors-jeu (j'adore son non jeu de jambe lors de la danse "collégiale" - cela créé immédiatement des affinités avec le bonhomme), lorsqu'il rencontre d'anciens camarades, leur amoralité a tôt fait de lui mettre le cœur au bord des lèvres... Bref, il tique et file un mauvais coton. Le cinéaste joue joliment de quelques codes du noir (le plan sur ces pas marchant dans la nuit en ouverture du film ; son errance lors d'une fête foraine - tout le monde s'amuse pendant qu'il broie du noir ; son envie de suicide lorsqu'il se rend sur un pont surplombant une ligne de chemin de fer...) et l'on voit bien qu'à force d'être border line, dans ses humeurs, dans ses émotions, notre homme risque de franchir la ligne rouge. La boucle sera intelligemment bouclée lorsqu'il se retrouvera une nouvelle fois sur la fin hors-la-loi par rapport au couvre-feu : une ultime façon de flirter avec le danger qui peut se révéler autant salvatrice que fatale... Il y a sans doute quelques petites longueurs lorsque notre homme parlote avec d'anciennes connaissances qui le noient de paroles, mais on apprécie sinon à sa juste valeur le récit de cet homme en perte de repères. Comme les rôles féminins (sa douce, loyale, la fille de joie, rêveuse) ont également du relief, un brin de personnalité, ce petit film indonésien constitue un excellent moment vintage - qui m'a permis en outre de réviser mon bahasa. Toujours pêchu et clairvoyant, décidément, l'ami Scorsese.

Lewat Djam Malam (1954) de Usmar Ismail

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