Ce qui ne manque pas de sel, chez Gabel (autant la faire d'entrée de jeu), c'est qu'outre des apparitions en tant qu'acteur chez Hitch (Pas de printemps pour Marnie) et Losey (M le Maudit), il s'agit là de son seul et unique film. Une adaptation d'Henry James qui lorgne plus ou moins sur le noir, allez, pourquoi pas. Malheureusement, si on peut apprécier au départ ce décor vénitien joliment reconstitué et ce personnage rebecquesque toute engoncée dans sa robe noire (Susan Hayward as Tina), il n'y aura ici que peu de place pour la chair de poule ou les frissons. Le point de départ est donc la venue d'un éditeur américain dans cette étrange et sombre baraque vénitienne. Son objectif : récupérer des lettres d'amour d'un auteur mythique. Il se fait passer pour un écrivain en mal d'inspiration pour pénétrer cette demeure où se trouve l'ancienne amante de cet auteur disparue (elle a plus de cent ans, son fauteuil en bois est plus souple qu'elle) et sa petite nièce, notre fameuse Tina qui rit quand elle se brûle. D'entrée de jeu, on sent que le gars n'est pas le bienvenu (mais les donzelles ont besoin de thunes) et que cette maison qui craque fourmille de mystères et de non-dit... Notre héros (Robert Cummings, un peu fadasse) prend son mal en patience jusqu'à cette nuit où, conduit par une petite musique pianesque qui l'amène dans une partie abandonnée de la demeure, il tombe sur une Tina transformée, tout en rayonnement et en beauté ; tout hébétée en apparence, elle l'accueille comme s'il s'agissait du fameux poète disparu... La pauvrette, on le comprend vite, se prend pour sa tante et semble prendre plaisir, petite schyzo en herbe qu'elle est, à se perdre dans cette histoire d'amour que sa tante vécut par le passé... Diable, elle est soudainement coquette et peu farouche mais notre éditeur garde son but en tête : mettre la main sur cette fameuse correspondance. Mais ne risque-t-il pas de craquer en route alors que certains lourds secrets se dévoilent et que la Tina s'ouvre à lui ? Lettres d'amour ou amour tout court, il lui faudra choisir.

Si on aime, ces petites ambiances lugubres, ces personnages mortifères, ces scènes éclairées à la bougie, on ne peut pas dire pour autant que l'on plonge complétement dans cette histoire de "double", filmée malheureusement un peu à trop à plat. On voit bien que la Susan fait des efforts pour passer de la donzelle revêche à la femme tout en abandon mais son jeu reste un peu manichéen : peu d’ambiguïté dans son personnage, alors que l'essentiel du mystère réside en elle... Niveau action, on ne tremble guère pour notre Robert (une escalade de bâtiment, une poursuite pitoyable de quelques mètres dans la rue pour coincer un marivaudeur falot... c'est restreint) un Robert aussi expressif que l'horloge du salon de ma grand-mère. Même si dans les cinq dernières minutes, on se secoue un peu au niveau du scénar, l'ensemble demeure plutôt pépère et guère troublant. Des "idées" de film noir mais des intentions qui demeurent à un niveau relativement superficiel (Mohr à la photo et Amfitheatrof à la musique font le taff mais sans excès d'inspiration). Pas un moment totalement perdu mais presque...

Moments perdus (The Lost Moment) (1947) de Martin Gabel

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