On ne peut pas reprocher à Ferrente d'avoir eu une idée pour illustrer le drame de la délinquance dans l'Italie moderne. On peut juste lui reprocher de ne pas s'être rendu compte que cette idée n'était pas bonne et ne menait pas à grand-chose. Naples, de nos jours. Le quartier de Traiano sort juste d'une tragédie : Davide, un jeune de 16 ans, a été tué lors d'une bavure policière. Accident ou illustration du mépris policier pour les basses classes, surtout si elles habitent dans un quartier occupé par la mafia ? On ne sait pas, mais aux grands discours extérieurs, Ferrente préfère ceux émanant directement du centre du brasier. Il confie donc une petite caméra aux deux meilleurs potes de Davide, le romantique et discret Pietro, le sensible et complexé Alessandro, avec pour mission d'aller filmer ce que c'est que de vivre dans cet endroit deserté de tout et de tout le monde, oublié par les décideurs et vérolé par la délinquance et l'ennui. Le principe : filmer tout en "selfie", c'est-à-dire que les deux garçons seront continuellement à l'écran, se cadrant en même temps qu'ils cadrent le monde extérieur, histoire de bien ancrer leur présence dans ce territoire. Du début à la fin du film, une moitié de l'écran est donc occupée par la présence, tantôt massive, tantôt tourmentée, de nos jeunes gens, l'autre montrant Traiano au quotidien, quelques mois après le drame. Sur le papier, c'est une bonne idée, minimaliste mais brillante : que les "misérables" eux-mêmes s'emparent des outils du cinéma, qu'ils filment eux-mêmes ce qui fait leur vie, et qu'ils clament comme un manifeste leur appartenance à ce quartier haut en couleurs, dangereux peut-être mais attachant.

Le résultat est décevant. Ferrente se rend très vite compte que la mort de Davide est en quelque sorte indicible, et que nos ados cinéastes ne parviendront pas à en rendre compte. Ni n'arriveront à rendre compte de la violence, de la misère, de l'ennui complet qui marquent leurs vies. Certes, on voit bien, çà et là, des jeunes garçons se recueillir sur le mémorial érigé à la victime ; on voit bien des gusses s'amuser avec des flingues sur leurs motos ; on voit bien les tags, les ordures, les paroles trop fortes et les provocations à deux balles de cette population hyper-italienne fière d'elle-même. Mais curieusement, ces cinéastes placés en amorce amoindrissent le propos, parce qu'ils ne regardent pas la situation, mais sont tournés vers la caméra, concentrés sur leur cadre, dans un jeu un peu facile de regard-caméra qui se veut accusateur et qui ne fait que passer à côté de la situation. Plus intéressant, finalement, est le portrait de ces deux potes, qui peu à peu phagocyte le sujet principal pour prendre sa place : portrait doux-amer d'une jeunesse déjà perdue, surtout quand on voit le petit gars Alessandro, trop gros, trop sensible, trop maladroit, se poser des questions sur les filles (totalement absentes du film), sur son avenir, sur lui-même. Le voir engloutir des poignées de chips tout seul dans son salon de bronzage est un grand moment de pathétique. C'est un joli personnage banal et attendrissant, gros nounours aimé de tous mais pas à sa place qui donne le ton mélancolique qu'il fallait à Selfie. De son côté, Ferrente a voulu réalsier un film et en a réalisé un autre. On peut se demander si celui-ci n'est pas meilleur que celui-là. Intrigant...

Selfie d'Agostino Ferrente - 2019

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