Imaginez ma joie de découvrir qu'une cinéaste que j'adore (Véronique Aubouy) réalisa un jour un film d'après un auteur que j'adore (Edouard Levé). Deux grandes âmes, deux inventeurs débridés, deux expérimentateurs audacieux pour tenter de mettre en image un texte assez conceptuel du sieur, Autoportrait, tentative de définition de lui-même par le détail, par la liste, par le folle multiplicité d'informations graves ou complètement anodines concernant sa personne. Sur le modèle du Je me souviens de Pérec, Levé s'y livrait à un exercice de style à la fois très concret (les détails sur lui sont souvent très précis) et abstrait (ils ne suffisent pas à définir le personnage, qui reste mystérieux). En tout cas, le pari de mettre ça sur l'écran était osé, et il fallait la subtile Véronique Aubouy pour proposer cette manière très pertinente de le faire. La dame choisit une succession d'images plates (ressemblant d'ailleurs pas mal au travail photographique de Levé), en plans fixes, sur des tableaux urbains parfaitement anonymes : pans de murs, vitrines, bouts de rue, église, appartement, fenêtres... Elle organise ainsi toute une espèce d'espace mental autour de la ville, qui apparait alors comme un labyrinthe intérieur en harmonie avec les mots. Ceux-ci sont susurrés par Levé, en voix off, dans un mixage erratique, dans une voix atone et glaçante, fonctionnelle et distancée, du meilleur effet. La rencontre des deux (voix plate + images mathématiques) déclenche une curieuse impression, comme si les lieux qu'on voyait (qui ont tout de même un petit rapport avec ce qui est dit), ré-ordonnaient le texte, lui donnaient une autre saveur, et surtout l'ancraient dans le concret. Les mots de Levé s’inscrivent ainsi dans le béton des villes, dans les murs, dans le sol, tout en gardant, du fait de leur aspect extérieur, une sorte d'abstraction, d'universalité. Les images sont comme des grands titres posés sur le texte, un découpage en grands chapitres, et non l'inverse (un texte qui expliquerait les images). Idée pertinente et géniale pour rendre justice à l'intimité profonde de ce texte, jamais narratif, jamais explicatif : Aubouy évite toute illustration bête, mais évite aussi le sibyllin, l'intellectualisme. 20 minutes en présence de deux êtres hyper-intelligents et sensibles, moi je dis : je prends.

Autoportrait de Véronique Aubouy - 2006

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