LIVRE : Humus de Gaspard Koenig - 2023
Il nous manquait le dernier prétendant au Goncourt, le voilà, tout juste sorti de la terre... Je m'avançais, je l'avoue, un peu à reculons, vers ces questions de terroir, de concepts agricoles (la querelle des anciens et des modernes), d’extinction-rébellion et j'en ressors assez ragaillardi, un peu comme une petite pâquerette contente d'avoir éclos au milieu du chiendent... Car, dans ce bouquin de Koenig, avant de revenir sur les problèmes de fond (vous saurez tout, mais alors vraiment tout, sur les vers de terre), il est surtout question d'une amitié, d'une amitié forte, indéfectible comme toutes les amitiés de jeunesse, faillible comme toute les amitiés de jeunesse - mais non moins forte pour autant, pour boucler la boucle. Deux garçons, au caractère relativement différent, se rencontrent, littéralement, sur les bancs de cette grande école de l'agronomie : ils sont forcément un poil idéalistes, rêvent de changer le monde, sans vouloir passer forcément pour de simples petits marginaux excités et révoltés pour la forme. Leur créneau : le ver de terre, ce petit être charmant et un peu oublié, capable de transformer une bonne partie de nos déchets en bon vieux terreau nourrissant... L'un choisira d'expérimenter sa théorie "sur la régénérescence des sols par les vers" sur le terrain laminé de son grand-père, l'autre se lancera (entraîné par une jeune fille ambitieuse) dans une start-up qui verra de plus en plus grand et qui consistera à tenter de mettre en place à grande échelle des usines de recyclage des déchets par les vers - un concept malin, encore faut-il savoir le vendre... Chacun connaîtra sa petite (ou bonne) dose de désillusions, de réussites, la trajectoire de nos deux amis (l'un de plus en plus terre-à-terre, l'autre de plus en plus dépassé par sa propre entreprise sous contrôle de son "aimée") ne cessant de s'entrecroiser comme deux vers s'accouplant...
Une amitié que l'on suit dans une sorte de montage parallèle, nos deux amis, même quand ils prennent des chemins diamétralement opposés professionnellement et éthiquement, ne cessant de penser l'un à l'autre. Parce que c'était lui, l'homme de réflexion devenu homme de terrain, parce que c'était l'autre lui, le beau gosse dragueur (des deux sexes) devenu ingénieur en chef à la tête d'un projet de dingue... Tout cela part du sol, de ce petit ver qui porte tous les espoirs, avant de brasser, de labourer diverses idées fortement enracinées dans notre temps : l'appauvrissement des sols, la culture du greenwashing (et du bullshitage), le retour à la terre, au maraichage à hauteur d'homme, la politique et les affaires contemporaines (dans le même sac) où la com importe désormais plus que le fond, l'envie de se rebeller, de faire table rase, etc... Koenig, l'air de rien, évoque beaucoup de thématiques de notre temps à travers le regard lucide (bien que souvent désenchanté) de ces deux comparses brillants qui s'abîment quelque peu les ailes a contact de cette triste réalité des temps : sens de l'opportunisme, trahisons diverses, monde de l'apparence reine et du fric roi... Les deux s'enfoncent finalement de plus en plus (tel des vers ? ohoh) dans leur petit monde personnel (se révolter contre la terre entière ou se barrer en solo ? que vaut-il mieux ?) avant de se retrouver liés pour le meilleur (et pour le pire, aussi, on ajoute généralement). Koenig capte joliment l'air du temps en ancrant solidement son roman dans cette pauvre terre de plus en plus friable. C'était une gageure, il réussit plutôt bien son pari.