Courts-Métrages (1968-1973) de Chantal Akerman
Saute ma Ville (1968)
Chantal Akerman a dix-huit ans et elle est déjà gaie comme une pinsonne - avec toute l'ironie due à la chose. "Je n'en voudrais pas pour faire le ménage chez moi" pourrait être un bon sous-titre de la chose... Si la bande-son est assez rigolote (des bruits de bouche chabatalesques - on chantonne, tagada tsoin tsoin, on imite le bruit d'une allumette qu'on scratch...), on voit bien qu'à l'écran la jeune femme part un peu en vrille dans sa petite routine quoitienne - préparation de pâtes qu'on donne vite au chat, nettoyage à grande eau en laissant un maximum de bordel à terre, cirage de chaussure à la dégueulasse en s'en mettant plein les chaussettes, enduisage de crème au visage à l'arrache... Bref, c'est ni fait ni à faire, dirait mon avisée grand-mère... On ne sait trop guère ce qu'il faut en penser jusqu'à cette petite prise de décision ultime qui nous fait moins rire - sans que la petite ritournelle en off ne cesse d'envoyer sa petite ritournelle qui d'ironique se fait salement caustique, pour le coup... Y'a de la joie, chez la Chantal, en apparence, hein, parce qu'au fond du fond, ça sent un peu le gaz tout de même... Chantal, dix-huit ans en 68, profession : no future.
L'Enfant aimé ou je joue à être une Femme mariée (1971)
La femme doit-elle se vouer à son mari ? La femme doit-elle s'occuper surtout de son apparence ? La femme doit-elle surtout passer son temps à faire la cuisine et à ranger ce l'enfant a dérangé ? Certains, cochons, auraient envie de dire oui, c'est pratique tout de même, d'autres, comme Chantal Akerman, enregistre la parole, laisse dire et n'a pas besoin de faire des commentaires... Outre les petits faits et gestes quotidiens d'une femme au foyer d'alors (...) (faire le lit, à manger, la vaisselle, ranger, s'occuper de l'enfant...), il y a deux séquences un peu plus développée ici : celle où l'héroïne se confie à son amie (CK herself) et celle où l'héroïne se regarde sous toutes les coutures dans son miroir, relevant surtout les petits défauts éventuels ; cette confession, banale, d'une femme qui accepte son rôle, fracasse par sa banalité et sa résilience... La femme, sincère, ne cache pas une certaine déception face à l'homme qu'elle a épousé (il se comporte comme un enfant, ils font de moins en moins l'amour...), avoue une certaine exaltation (heureusement perdue) quand son homme rentrait, mais au lieu de se révolter, de critiquer la chose, elle admet que les choses "s'aplanissent" avec le temps et que cela rend surement les choses plus harmonieuse. C'est affreusement banal et terriblement cruel à la fois cette acceptation "en silence", cette confession sans même avoir en retour des actes obligatoires de contrition à faire (des prières pour se donner la foi de se barrer, genre)... C'est d'un calme et d'une zénitude presque insoutenable, de l'Akerman pur et dur.
Le 15/8 (1973) co-réalisé avec Samy Szlingerbaum
Ce qu'il a de vraiment plaisant dans les films d'Akerman, c'est cette joie de vivre qui transpire par tous les pores de la pellicule... Alors oui, bon, ce 15/8, il est vrai, n'est pas franchement placé sous le signe de la jubilation primaire. Il est simplement question ici d'une Finlandaise vaquant, s'emmerdant clairement, dans un appart à Paris, filmée en train de faire des choses passionnantes (fumer représente le top de l'action), et accompagnée d'une voix off ahanante en anglais qu'on devine être la sienne... Comme il ne se passe pas grand-chose de passionnant à l'image, on l'a dit, on se raccroche à cette voix semi-dépressive qui nous parle, ben, entre autres, de sa peur des chiens, de l'orage qui approche, de sa dépression quand elle est arrivée à Paris mais qui s'est arrangé depuis (ah bon ? On a du bol alors...), des inconnus qui, dans la rue, t'abordent, ou te suivent, voire te pincent (ce n'était pas un Français, celui-là, on est rassuré), de ses collocs entraperçues qui passent beaucoup de temps dans la salle de bain, de... Je vous promets, je ne me suis point endormi, je n'ai rien passé en accéléré, je fus consciencieux, concentré mais bon, même dans le regard de mon chien quand il a faim, il y a moins de tristesse exprimée que dans ce métrage mortel... On ressort de la chose assez lessivé (on ne dit pas que le noir et blanc est laid, ni que le sourire léger de la Finlandaise n'est pas joli... mais bon, c'est un peu, malgré tout, les quarante minutes cinématographiques les plus longues de notre vie), en concluant que le 15 août, à Paris, et en France en général, se tirer une balle est peut-être ce qu'il y a de plus extatique. En vrai. Je crois que j'ai fait mon chemin de croix akermanien.