LIVRE : Veiller sur elle de Jean-Baptiste Andrea - 2023
Andrea a le don de nous balader, de grandes réussites (Ma Reine) en gros ratages (Des Diables et des Saints), mais on ne saurait lui reprocher de faire preuve en tout cas d'un sens développé de la narration et du romanesque. Veiller sur elle semble surgi du 20ème siècle, avec sa façon à l'ancienne de raconter une histoire ample et romantique ; on décèle quelques pointes de Süskind dans cette trame impeccablement narrée, dans cette manière de faire confiance pleinement à la fiction, à l'imagination, au suspense, à l'invention. Que le livre soit trop long, pas toujours passionnant, et qu'il ne sache pas vraiment gérer tous ses effets n'importe pas : on aime cette dévotion à l'histoire avant tout, cette lente patience de monter une trame qui se tienne, de brasser les années façon saga, de construire des personnages forts et bigger than life, bref : cet amour du roman au sens strict. Pendant une bonne partie du récit, on est embarqué sans problème derrière ce narrateur singulier, et on suit tout content ses aventures pendables, qui nous présentent un roman d'éducation à l'ancienne tout à fait passionnant.
Mimo est un génie de la sculpture, capable de donner les infinies nuances de la vie à un bloc de marbre. Soucis : il n'est pas né du bon côté de la barrière, et d'autre part il est nain. Autant de handicaps qui pourraient le condamner à l'invisibilité. Et dans un premier temps, c'est ce qui se passe. Mais la rencontre avec Viola, une fille de la haute moitié-sorcière moitié-philosophe, va bouleverser sa vie : voilà notre petit génie gravant les échelons sociaux, défiant les nobles et les bourgeois, époustouflant par son génie les plus hautes instances de l'Italie du début du 20ème. Sous la coupe de cette jeune fille éminemment originale, Mimo apprend que la vie est compliquée, qu'il faut parfois faire des concessions (et en ces périodes de montée du fascisme, Dieu sait s'il va devoir en faire), que la liberté et l'indépendance se payent. Toute une existence défile devant nos yeux, depuis la candeur de l'enfance jusqu'aux derniers jours, et la vie de cet homme est jalonnée d'événements très surprenants, qui tous ont une influence sur son destin et sur ses relations avec Viola. On reconnaît dans cette dernière l'auteur de Ma Reine, son goût pour les personnages féminins à la fois elfiques et surpuissants, sa façon de fabriquer des femmes fortes et intelligentes qui dirigent peu à peu la trame : Viola devient finalement plus intéressante que Mimo, qui n'est finalement qu'un être passif, qui aurait facilement pu devenir détestable si la jeune femme n'avait été là.
A force d'accumuler les surprises et les coups de théâtre, c'est sûr, Andrea en rajoute quelques louches de trop. On fatigue un peu devant ces existences énormes, devant l'ambition démesurée de la trame qui essaye de brasser tout un (début de) siècle à travers le destin d'un personnage. D'autant que les cliffhangers deviennent de plus en plus improbables ; la fin s'en trouve quelque peu saccagée. Mais on aura droit avant ça à un roman picaresque, épique, romantique, qui traite les sentiments en vrais ressorts dramatiques. L'écriture d'Andrea, un peu en retrait par rapport à la richesse de sa trame, n'en est pas moins efficace (et volontiers taquine) dans ses rythmes, dans la précision des émotions qui assaillent le héros, sachant toujours mettre des mots précis sur des sentiments assez (trop ?) gigantesques. Un beau roman, qui retrouve le goût du conte comme on ne le pratique plus. (Gols 17/10/23)
Une fois de plus, c'est vrai, et Gols fut le premier à en rire, les jurés du Goncourt m'ont battu sur le fil, donnant le prix à Andrea alors même que je lisais ce livre, le dernier de ma liste des quatre finalistes - c'est, comme chaque année, une sorte de malédiction... Bon au-delà de cet aspect anecdotique que reste-t-il de ce gros roman un peu infini ? On est en effet dans le bon vieux roman de gare (je dis cela sans forcément me faire méprisant, notez-le), de ceux qui peuvent nous accompagner plaisamment au cours, justement, de longs et divers voyages en train (et actuellement, je me spécialise particulièrement dans la chose). On se demande un peu quand on va en voir le bout mais on se prend en effet peu à peu au jeu de cette destinée, de ce nain devenant de plus en plus grand... On espère tout de même qu'Andrea, dans la trajectoire de ce nain sculpteur, évitera toute référence au cirque ou à d'autres domaines nanniques un brin clichés (le nain étant cantonné depuis des siècles dans des rôles de clowns, de serruriers ou de personnages d'heroic fantasy...), en vain. On aura malheureusement droit à cet écueil (il devra faire son tour de piste - ce côté invariablement écrasant du nain) mais l'écrivain saura aussi heureusement nous balader avec un certain sens du dépaysement en terre romaine ou florentine, tramera une romance incapable de dire son nom joliment rocambolesque (je suis d'accord avec Gols, cet électron libre Viola a beaucoup plus d'envergure que ce nain qui se laisse plus ou moins bercer par les vents de l'histoire) et parviendra bon an mal an à nous accrocher à ce délire artistique / amoureux qui ne manque pas d'un certain sens de la dévotion... Andrea tente de brasser le monde artistique, politique et religieux de tout ce début de siècle italien et si l'on sent qu'il surfe avec une certaine facilité sur ces divers domaines (on ne peut pas dire que cela transpire le roman de recherche à l'américaine ou même tout simplement à la sauce Lemaitre), la fluidité de son écriture et les multiples rebondissements de son histoire donnent relativement le change... Un Goncourt (que certains qualifient déjà de rance... c'est duraille... même si ce n'est pas l'écriture la plus révolutionnaire du XXIème siècle) qui transpire un certain classicisme au niveau de la narration avec multiples passages obligés "dickensiens" (l'absence de la mère, amitiés et trahisons à gogo, boss profiteur et exploiteur, amours sans cesse reportées, violence de la rue, l'adversité des "petits"...) et qui saura apporter réconfort à nos grand-mères cet hiver au coin du feu. De la vieille école qui a fait ses preuves, c'est déjà pas si mal. De quoi veiller tard, Jean-Jacques ? A peine... (Shang 15/11/23)