L'Enlèvement (Rapito) (2023) de Marco Bellocchio
Il y a, chez le Marco, un indéniable savoir-faire et il sait, ici en particulier, mettre toute la "pompe" nécessaire pour rendre compte de la rigueur (mortis) de cette église catholique dominante. Malheureusement, malgré quelques beaux (mais rares) moments de tension et d'émotion, on reste un peu trop spectateur de la chose ; peut-être, à mon humble avis, parce qu'il a eu du mal à choisir un personnage en particulier (l'enfant, les parents, le pape...) et que cette absence d'angle de perspective finit par nous laisser un peu de côté. Mais de quoi s'agit-il alors ? Le pitch est plus simple qu'un Notre Père : un gamin issu d'une famille juive, après avoir été baptisé en secret par leur domestique catholique (elle pensait que le gamin allait mourir), est proprement enlevé à ses parents à l'âge de six ans : il quitte sa Bologne natale pour Rome où il sera élevé sous l’œil papal. Ses parents font des pieds et des mains pour le récupérer, iront jusqu'au tribunal mais l'influence de l’Église sur les affaires de leur temps reste grande. Quant au gamin, coupé de ses repères familiaux, il s'adapte du mieux qu'il peut à cette situation ubuesque ("pas très catholique" serait paradoxal).
Après nous avoir plongé dans l'étroitesse de cet appartement rempli de mouflets (sept si je ne m'abuse), Bellocchio s'offre des décors assez somptueux : c'est dans ce cadre que notre tout jeune gamin fera ses armes en latin et apprendra, aux côtés d'autres gamins de son âge, les rudiments catholiques. Bon élève, sérieux, studieux, il se plie vite à cette discipline... Même si la première visite des parents finit dans de grandes eaux émotionnelles (et on s'inonda tout autant), le gamin reste séparé des siens et se plie aux rites cathos. Les représentants de la communauté juive tenteront bien d'intercéder auprès du pape (figure charismatique et autoritaire qui leur fera, tour à tour, baiser ses pieds - on frémit) mis ce dernier ne lâche rien. On quitte les parents, puis le gamin, pour se focaliser pour un temps sur ce monstre d'autorité, puis vient le procès et de nouveaux personnages secondaires... C'est un peu dommageable car on perd un peu de vue le nœud central de l'histoire. L'Italie, elle, s'agite, libère Bologne du joug catholique mais mettra du temps à s'attaquer à Rome. Bellocchio change encore de point de vue en nous faisant suivre cette rébellion républicaine contre les autorités religieuses... Ces constants ballottements, s'ils ne nous empêchent point de compatir avec la détresse de la mère quand elle retrouve une première fois son fils ou la colère du père à la fin du procès (Bellocchio sait parfaitement gérer ces soudains temps forts), nous font perdre un peu de vue ce gamin pour lequel on peine à vraiment compatir : il obéit sagement, la plupart du temps, mais on ne sait trop ce qu'il ressent au fond de lui : cette hésitation du cœur comme ses soudains revirements (pour ou contre ses parents), on a franchement du mal à les comprendre, à les saisir pleinement... La reconstitution est propre, le cinéaste sait gérer avec parcimonie les quelques montées émotionnelles, se plaît à faire quelques montages en parallèle (juif / catho) un peu faciles et peine au final à nous rendre les tempêtes (un des sujets principaux du film, non ?) qui se jouent dans le crâne du fils, simple petit jouet formaté très tôt par les puissances de son temps (la psycho-rigidité du pape n'est d'ailleurs guère plus dans la nuance). Enlevé, en un sens, mais ce manque de profondeur psychologique dans les différents caractères et cette trop grande variété de points de vue peinent, eux, à nous emporter. (Shang - 20/09/23)
Rhoooo fine bouche de mon partenaire de jeu, et il a bien tort : L’Enlèvement est tout simplement une tuerie, aussi beau qu'intelligent, aussi ample qu'intime, aussi bouleversant que tenu. Notons avant toute chose la prodigieuse invention formelle de ce film d'un classicisme de peintre : les images, aussi plat que ça puisse être de l'écrire, sont sublimes, touchées par une lumière et des couleurs que n'aurait pas reniées un Rembrandt des grands jours. Voilà qui constitue un écrin idéal pour parler de cette Italie figée dans son passé, encore complètement ancrée dans sa tradition de grandeur. Le pays, aux temps où il était dirigé par le Pape, apparaît comme un piège monstrueux, rendu d'autant plus dangereux qu'il est magnifié par ces cadres superbes. La musique de Fabio Massimo Capogrosso, géniale, qui rappelle les grandes compositions de Herrmann tout en restant dans une tradition opératique propre au pays, est appuyée par quelques morceaux classiques absolument parfaits, Arvo Pärt en tête, qui rajoutent la grandeur qu'il faut à ce film hyper-ambitieux et grandiose. On a bien souvent l'impression d'être à l'opéra, dans cette façon de rendre le tragique spectaculaire. Il y a quelques séquences, surtout dans la première moitié, qui vous vrillent les tripes : Bellocchio ne refuse pas du tout l'émotion pure, et il fait bien, la magnifiant avec sa mise en scène, sa musique, sa lumière, ses couleurs, ses costumes, tous absolument parfaits. Le film renoue avec une tradition du cinéma bien oubliée aujourd’hui, celle des grands mouvements d'appareils et des cadres calculés au millimètre. Si ça peut paraître être du cinéma de papa, on ne peut que s'ébaubir devant la magnificence de la chose, surtout quand cette beauté n'est pas gratuite mais mise au service de l'émotion et de la narration.
Plus que l'enlèvement d'un môme, c'est à un endoctrinement qu'on assiste : l’Église catholique kidnappe un Juif pour le transformer en parfait mouton à son service, et y parvient. On sent bien derrière cette histoire que Bellocchio veut parler de notre monde contemporain, de l’antisémitisme primaire qui refait surface de nos jours. Comme le dit Shang, le film brasse plein de sujets différents, épouse tous les points de vue, peut s'attarder de longues minutes sur un personnage, sur un style, sur un genre (historique, politique, thriller judiciaire, mélodrame) pour après en changer radicalement ; mais ça me semble pour ma part être une vraie réussite, étant donné que Bellocchio réussit tout, de la reconstitution de la grande Italie asservie à la religion au suspense, des scènes oniriques très audacieuses aux séquences de grand sentiment. Il a trouvé dans ce personnage du Pape, sombre et détestable, un méchant parfait, et le destin de cet enfant est un fil rouge bouleversant. Baroque et grandiose, L'Enlèvement évite malgré sa forme très puissante la froideur et la distance : Bellocchio est dedans, et réussit une critique frontale contre l'obscurantisme religieux, contre la religion aussi tout simplement. Bouleversant, beau à se damner, immanquable, nom de nom. (Gols - 17/11/23)